»
Mais à Auschwitz, parmi ceux qui avaient survécu au tri à l'arrivée, qui représentaient selon les nécessités du moment de zéro (comme pour la plupart des grands convois hongrois) à 50 % ou même un peu plus, personne parmi ceux-là n'a survécu plusieurs mois voire plusieurs années sans avoir en soi quelques qualités d'exception
Tout dépend, cher Marcel, de ce que vous entendez par "qualités d'exception" : je doute que la plupart, la très grande majorité des survivants, le soient dans un sens qui pourrait relever de la "grandeur d'âme et de la lucidité", comme dit Francis Marche : il est d'autre part indubitable que nombre d'êtres d'exception, selon des critères ayant cours dans notre monde encore relativement civilisé, ont très vite succombé ; Primo Levi lui-même doit sa survie à la chance, dit-il lui-même, et à la constitution d'un "Kommando de chimie" lui assurant des conditions de survie meilleures, ce qui le sauva in extremis alors qu'il était déjà presque un "musulman".
il y a, si vous sous souvenez, un chapitre de
Si c'est un homme intitulé "Les élus et les damnés" où Levi brosse quelques portraits de rescapés types, dont un certain Elias, un colosse nain simple d'esprit figurant "le spécimen le plus approprié au mode de vie du camp" :
« On pourra maintenant se demander qui est l'homme Elias. Si c'est un fou, un être incompréhensible et extra-humain , échoué au Lager par hasard. Si en lui s'exprime un atavisme devenu étranger à notre monde moderne, mais mieux adapté aux conditions de vie élémentaires du camp. Ou si ce n'est pas plutôt un pur produit du camp, ce que nous sommes destinés à devenir si nous ne mourons pas au camp, et si le camp lui-même ne finit pas d'ici là.
Il y a du vrai dans les trois hypothèses. Elias a survécu à la destruction du dehors parce qu'il est physiquement indestructible ; il a résisté à l'anéantissement du dedans parce qu'il est fou. C'est donc avant tout un rescapé: le spécimen humain le plus approprié au mode de vie du camp.
Si Elias recouvre la liberté, il sera relégué en marge de la communauté humaine, dans une prison ou dans un asile d'aliénés. Mais ici, au Lager, il n'y a pas plus de criminels qu'il n'y a de fous: pas de criminels puisqu'il n'y a pas de loi morale à enfreindre; pas de fous puisque toutes nos actions sont déterminées et que chacune d'elles, en son temps et lieu, est sensiblement la seule possible.
Au Lager, Elias prospère et triomphe. C'est un bon travailleur et un bon organisateur, qualités qui le mettent à l'abri des sélections et lui assurent le respect de ses chefs et de ses camarades. Pour ceux qui n'ont pas en eux de solides ressources morales, pour ceux qui ne savent pas tirer de la conscience de soi la force de s'accrocher à la vie, pour ceux-là, l'unique voie de salut est celle qui conduit à Elias: à la démence, à la brutalité sournoise. Toutes les autres issues sont barrées. »
En un mot, je crois très discutable l'assertion selon laquelle ce soient "les meilleurs qui vainquirent le pire", mais au contraire, suis davantage enclin à penser que les plus aptes à y parvenir, ce sont précisément les pires. Il y a bien entendu des exceptions, mais elles doivent être, parmi les rescapés eux-mêmes, une infime minorité.
Et pour en revenir à Mme Loridens-Yvens, la sorte de bêtise propre à certaines errances idéologiques, appelons cela comme ça, ne me paraît pas du tout incompatible avec la possession des qualités, se situant bien en deçà à un tout autre niveau, presque physiologique et réflexe, requises pour la survie dans des conditions extrêmes.