« Je suis conscient que le sens intime de la durée qui nous habite, nous êtres humains et certains de nos frères animaux, est si prégnant qu’il est difficile d’accepter la suggestion faite par la physique que le passage du temps est une illusion. Rappelons cependant que cette idée a été défendue par toute une tradition philosophique allant de Parménide à McTaggart. Il faut aussi compter Emmanuel Kant dans cette tradition. Il a en effet clairement affirmé que le temps n’était qu’« une condition subjective de notre humaine intuition », et qu’« en lui-même il n’était rien en dehors du sujet ». » (Thibault Damour)
Que de raccourcis commodes, tout de même : pour ce qui est de Kant, le temps est la condition de possibilité de la constitution d'un monde pour nous, autrement dit il est constitutif de nos représentations et de la seule voie d'accès que nous ayons à quelque réalité que ce soit : l'"intuition" dont il est question ici est l'intuition sensorielle, la sensibilité en général par quoi toute présence matérielle, pierre de touche de la notion même de réalité, nous est donnée : le "phénomène" n'est en ce sens absolument pas illusoire, son existence est aussi irréfragable, tangible et positive, comme telle, qu'est négatif, inconnaissable et théorique le concept de l'hors-phénomène, le "noumène".
Je suis toujours frappé par la légèreté avec laquelle ces indécrottables "réalistes objectivistes" évacuent la subjectivité et ce qu'elle implique, sans trop se préoccuper apparemment du sens même de ce qu'ils avancent, et avoir défriché auparavant la question, épineuse entre toutes, de ce que recouvre précisément la distinction entre "réalité" et "illusion", quand il s'agit de l'expérience humaine.
Après tout, je voudrais bien que fût "illusoire" la sensation du temps vécu, et le témoignage des sens relatif à la "disparition" des états successifs du réel, dont quelque trace est conservée par la mémoire, et que l'impression en effet si prégnante d'une telle irréversibilité fût "fausse", au regard de la
vraie réalité où je pourrais, à la vitesse de la lumière, me reporter vite fait à il y a quelques jours pour refaire un mauvais geste et rattraper une maladresse : avez-vous essayé Francis ? Il serait également opportun que l'une des conséquences les plus éprouvantes du passage du temps, la dégradation progressive et l'usure de nos propres corps, et la mort s'ensuivant, ne fût en réalité qu’une illusion :
une illusion, la mort ? Qu'est-ce que cela veut dire ?
Ayant lu avec attention la communication de Thibault Damour (passionnante, bien sûr), elle me semble achopper sur l'une des critiques les plus pertinentes que j'aie lues contre la "conception physique de l'objectivité", qui est que celle-ci, ne pouvant rendre compte, par impossibilité probablement inhérente, de la subjectivité, c'est-à-dire en fait de la façon dont nous percevons, voyons, sentons, nous représentons, jugeons du monde et sommes capables de le réfléchir, elle en finit par la déclarer purement et simplement nulle et non avenue, caduque, "illusoire" ; trop facile et trop rapide.
Nos représentations et l'effet, tout ce qu'il y a de plus effectif, du passage du temps sur nous, existent, au même titre que toute caractéristique "subjective", précisément sous cette forme-là, c'est-à-dire subjectivement, puisque c’est leur unique façon d'être. Je vous soumets derechef la conclusion de Thomas Nagel à ce propos :
« Toutes ces théories sont orientées par un critère épistémologique de la réalité d’après lequel n’existe que ce qui peut être compris d’une certaine façon. Mais il est vain d’essayer d’analyser les phénomènes mentaux afin qu’ils puissent se révéler être des parties du monde "extérieur". On ne peut saisir les traits subjectifs des processus mentaux conscients — par opposition à leurs causes et effets physiques —en utilisant la forme de pensée qui est appropriée lorsqu’il s’agit de s’occuper du monde physique qui sous-tend les apparences. Non seulement les sensations brutes, mais aussi les états mentaux intentionnels — quelle que soit l’objectivité de leur contenu — doivent pouvoir se manifester sous une forme subjective pour être dans l’esprit d’une quelconque façon. »
Or non seulement le passage du temps est une impression subjective, mais comme "mesure du changement" et des modifications essuyées par la matière, il est régulièrement vérifié par l'expérience humaine, si tant est bien entendu que le genre humain ne se trouve pas dans une de ces "poches antichrones" où le second principe de la thermodynamique fonctionne à l'envers, et j'aimerais bien que Damour et Boltzmann nous expliquent pourquoi, Grand Dieu, les conséquences observables de notre second principe seraient-elles moins réelles que celles, "imaginaires mais théoriquement possibles", qui sont supputées dans ces poches, et à quel titre ils réputent les premières" illusoires" : "pas nécessairement universellement ou cosmologiquement valide" et "illusoire" ne veut tout de même pas dire la même chose : il y a là tout un travail préalable à faire sur le vocabulaire employé, et les mots sont au moins aussi délicats à manier que les équations.
Bref, tout cela m'a irrésistiblement fait penser à l'un des épisodes du
Décalogue de Kieślowski : un mathématicien, ayant calculé la probabilité de la rupture de la couche de glace recouvrant un lac près de chez lui, permet à son fils d'aller y patiner, le calcul ayant montré apodictiquement que la couche est de très loin suffisamment solide : patatras, mauvais calcul des catastrophes, ou impossibilité foncière à sonder exhaustivement le réel, la glace cède et l'enfant sombre bel et bien : baisser du rideau de l'illusion.