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Chronique de la langue fantôme (suite)

Envoyé par Francis Marche 
C'est invisible et pourtant nous l'avons sur le nez, qui nous y pend, comme une langue qui ne tiendrait plus qu'à un fil :

Lance Armstrong provoque un accident et laisse sa femme en prendre la responsabilité

[www.francetvinfo.fr]

Qu'est-ce qui cloche, indiciblement ? Il s'agit d'une traduction littérale de l'anglais des journaleux d'outre-atlantique bien sûr (to take responsibility for the accident); notre sentiment de la langue française est bousculé sans gravité, comme par un coup de coude dans une cohue ordinaire : on l'encaisse sans velléité de réclamer des excuses du goujat. Et pourtant.

L'anglais "responsible for" est ambigu : il fonctionne pour la prise de responsabilités "positives", celles qui relèvent d'un commandement par exemple, comme pour la responsabilité d'un préjudice, d'un méfait. "To take responsibility" en particulier convient à ce dernier sens. Le français dispose d'un vocabulaire plus nuancé : on endosse la responsabilité d'un préjudice, cependant qu'on accepte de hautes responsabilités ou que l'on prend la responsabilité d'engager toute son équipe dans une opération à haut risque mais pouvant être payante, etc.

Voilà le coup de rabot sur la langue française qu'à opéré notre "traducteur" : il a éliminé "endosser la responsabilité", "accepter la responsabilité" et nous colle l'usage anglais dans la vue (dans la gueule) avant qu'il ne passe aux oreilles, puis, naturellement qu'il s'installe dans la bouche en éliminant les nuances du français clair. Voilà comment une langue crève, lentement, jour après jour, comment son vocabulaire est en voie de réduction à un demi-millier de mots, tous les mêmes et pour tous les citoyens. Il n'y a pas de mystère, il suffit d'ouvrir les yeux. Mais rien n'est plus difficile que d'ouvrir les yeux.
Que doit-on penser de cette phrase tirée d'un récent article du Figaro.fr sur la mauvaise conduite en avion de certains touristes chinois : En 2012, une femme avait inauguré son premier vol en ouvrant l'issue de secours, la méprenant pour la porte des toilettes ? Le verbe se méprendre est évidemment abominablement malmené ; mais j'hésite pour ma part entre la réprobation totale et une certaine admiration pour la trouvaille expressive presque admissible, qui renchérit joliment sur : la prenant pour...
"Méprendre quelque chose pour autre chose" peut passer pour une trouvaille en effet, de la sorte de trouvailles qui viennent sous les doigts de qui tâtonne dans une langue étrangère et la réinvente à sa façon sans en connaître l'usage. Là, notre "prosateur" est bien tombé. Cela pourrait ressembler à certaines de ces trouvailles dix-septiémistes, ou seiziémistes, jusqu'à ce que l'on réalise que ce n'est rien d'autre qu'un placage, une superposition bricolée du français sur la tournure anglaise to mistake for (she mistook the emergency exit for the toilet door qui signifie bien "elle a pris l'issue de secours pour la porte des toilettes"). Méprendre ceci pour cela est donc bien ce que l'on craignait que cela soit : du baragouin sous-franglais de qui n'a l'usage d'aucune langue de culture.

Exemples de "to mistake this for that" dans la presse anglophone :

Jul 2, 2013 - Sri Lankan cricketer sparks mid-air scare after mistaking aeroplane exit door for toilet and trying to open it at 35,000ft
[www.independent.co.uk]


BLACK TONGUE Vocalist Fell From Moving Tour Bus After Mistaking Exit For A Bathroom
[www.metalinjection.net]

et enfin dans l'aéronautique chinoise :

In March 2012 on a flight from Sanya to Chongqing, a 40 year-old woman opened the airplane emergency door while the plane was taxiing because she mistook it for the bathroom door.

[thenanfang.com]

C'est à dire que nous en sommes arrivés à un point de désastre linguistique tel en France que, pour pouvoir lire son journal français, il devient nécessaire d'avoir accès aux originaux de la presse anglophone. Je ne connais pas de pays qui ait connu pareil effondrement de sa langue nationale en si peu de temps.

[message modifié et augmenté]
C'est à dire que nous en sommes arrivés à un point de désastre linguistique tel en France que, pour pouvoir lire son journal français, il devient nécessaire d'avoir accès aux originaux de la presse anglophone. Je ne connais pas de pays qui ait connu pareil effondrement de sa langue nationale en si peu de temps.

Voilà l'accroche d'un article du "Point" sur Houellebecq:


"L'écrivain pointe la responsabilité d'Olivier Besancenot ou d'Edwy Plenel qui encouragerait (sic) les musulmans de France à focaliser sur la Palestine."

Le plus accablant étant que les mêmes benêts américanisés qui tartinent d'anglicismes leurs articles ou leur page Facebook seraient incapables, à Londres ou à New York, d'user d'un anglais intelligible pour commander un café. Ils sont dans le même état linguistique inachevé que ces immigrés qui ne savent manier ni leur langue maternelle ni celle de leur pays de résidence.
S'agissant des "trouvailles de style" de nos contemporains déculturés et décérébrés, ce qu'il faudrait affirmer aujourd'hui:

Que le français de France depuis une vingtaine d'années évolue et s'enfonce dans le même état, dans la même position par rapport à l'anglais (ou au "global") que ceux de l'anglais des îles britanniques par rapport au français pendant les quatre à cinq siècles qui séparèrent la Conquête normande (1066) de ces îles de l'essor élisabéthain de la Renaissance anglaise (Shakespeare): l'assujettissement, le baragouin, la sous-langue, le patois, l'inchoatif, l'inhibé, la langue fantôme, l'atrophie chronique, le désarticulé, le je-me-comprends, la "trouvaille" accidentelle, tel était "l'anglais" jusqu'à l'explosion de la parole, de la poésie, de la science, de la pensée et des grands voyages de découverte et d'affirmation de soi de l'époque élisabéthaine.

Quatre à cinq siècles à attendre, en France, avant notre éveil et notre libération par un(e) Grand(e) Celtique. Un cycle de période pentaséculaire classique à patienter avant que le Fantôme du père d'Hamlet nous rappelle à notre devoir de renaissance, avant que nos "trouvailles" hasardeuses et vite frelatées ne deviennent chants comme dans les sonnets de Shakespeare ou de Donne. C'est long.
Utilisateur anonyme
13 février 2015, 18:02   Re : Chronique de la langue fantôme (suite)
Que pensez-vous de cette phrase : « Afin d'empêcher un complot de Röhm, inventé de toutes pièces par Heydrich, Himmler et Hermann Göring, Heydrich lui-même convainc Hitler de sa réalité. » (Wikipedia) ?
Heydrich, Himmler et Hermann Göring inventèrent de toutes pièces un complot dont ils prêtèrent à Röhm le rôle d'instigateur, avant de charger Heydrich de convaincre Hitler d'empêcher ce dernier de mettre ce soi-disant complot à exécution.

Mais on doit pouvoir faire mieux et plus ramassé. Les rédacteurs de Wikipédia s'en sortent généralement mieux que nos journalistes issus de leurs écoles de journalisme. Il n'y a pas de sous-langue ici, du moins je n'en vois pas, aucune structure ou tournure étrangère transposée dans le français. Ca pagaïe ferme mais sans plus.

Les journalistes français ont un énorme problème de compréhension écrite de l'anglais d'une part, et sont frappés d'une paralysie du verbe dans leur langue maternelle ou "de culture" d'autre part. Notre prosateur quinziémiste qui nous parle de "méprendre l'issue de secours pour la porte des toilettes" a totalement perdu de vue, qu'en français "on PREND des vessies pour des lanternes". Le verbe français "prendre" est bien sûr "take" en anglais mais comme l'anglais ne dit jamais "*I took this for that" mais toujours "I mistook this for that" (pour "j'ai pris ceci pour cela"), notre prosateur, qui n'a jamais remarqué cette particularité de l'anglais chez ses interlocuteurs anglophones, lorsqu'il lit "MIStook", traduit ME-prendre, mécaniquement, comme un perroquet ou un sauvage sans langue de culture.

Ce qui m'a conduit à évoquer Shakespeare c'est que pendant longtemps, il y a eu ainsi des chassés-croisés de "trouvailles" -- en fait chassés-croisés de mécompréhensions, comédie d'erreurs -- entre l'anglais et le français au profit du français et au détriment de l'anglais, dans les îles britanniques. Les pièces de Shakespeare sont truffées "d'inventions", de folies langagières comme celle-là, causées par la pression des langues continentales, français en tête, sur l'anglais, mais le génie de cet auteur semble avoir été que lui, en était conscient, et paraissait maîtriser le phénomène. Il corrigeait ce type de "dérapage" par mille synonymes, jeux d'éclairage et de nuances, niveaux de langues, clins d'oeil, mille moyens rhétoriques d'enrichissement et d'ennoblissement de sa langue, l'anglais. Tandis que chez nous, on en est encore à la descente aux abysses. Je suis convaincu que l'on en a encore pour quatre siècles avant de commencer à remonter. Mais de ces quatre siècles, vous savez, ce seront surtout les deux ou trois premiers qui seront difficiles...
Cher Francis, le livre charmant et érudit de Seth Lerer, Inventing English (Columbia University Press, 2007), place la renaissance de l'anglais non à l'époque de Shakespeare, mais à celle de Chaucer. Ce dernier réussit le prodige de mettre d'accord ceux qui voyaient dans sa poésie une purification, par le moyen du français, de la "grossièreté saxonne", et ceux qui, comme Spenser, qui admiraient en lui la "veine anglaise" inaltérée. Lerer cite une pléiade d'écrivains contemporains de Chaucer, dont Ste Julienne de Norwich, John Wycliff et d'autres, ainsi que "l'insurrection vernaculaire" de 1381, qui eut aussi ses aspects sociaux. Les Anglais n'attendirent donc pas si longtemps, et d'ailleurs les siècles suivant la Conquête (surtout le XII°) voient coexister deux littératures, l'une en anglo-saxon et l'autre en français, en Angleterre. La contamination d'une langue par l'autre s'est surtout faite dans l'écrit, je crois, car on n'avait pas les moyens techniques d'abreuver les populations du baragouin gouvernemental, comme aujourd'hui. Lerer s'amuse à citer enfin un passage d'un discours d'Henri III, prononcé à Londres en 1258, en trois langues : latin, anglo-saxon et français.
En prolongement, en codicille à ce qui vient d'être dit : s'il fallait dater le commencement du phénomène de confusion et chassé-croisé entre l'anglais et les langues du continent européen s'opérant au détriment de l'équilibre de celles-ci, s'il fallait fixer un point de bascule dans la chronologie qui soit l'équivalent de la Conquête normande de 1066 laquelle avait vu s'établir la domination du français sur les îles britanniques, quelle date, quel point de repère, quel événement de conquête faudrait-il choisir ?

La réponse à cette question m'apparaît d'évidence être celle du débarquement des forces alliées de 1944, qui rendit pour la première fois cette langue, l'anglais, populaire sur le Continent.

A présent, raisonnons en termes géochronologiques, et tâchons d'identifier le point homologue géochronologique de cette dernière conquête linguistique et politique. En quel point du continent européen le débarquement des forces alliées eut-il lieu en 1944 ? Réponse : en Normandie. On note alors que ce point de bascule n'est autre qu'un retour de balancier, un retour d'onde prévisible au sein même de la dynamique historiale d'Occident : en 1066 des forces continentales avaient conquis les îles britanniques à partir de la Normandie et imposèrent bientôt l'usage et le mésusage du français dans ces îles; en 1944, des forces parties de ces mêmes îles conquirent le continent par la Normandie avant d'imposer bientôt l'exact inverse linguistique sur le sol qu'elles avaient conquis.

Le mouvement est pendulaire. L'ennui est que sa période d'oscillation est très longue et que ce que certains, qui ne savent guère de quoi ils parlent, appellent "accélération de l'histoire" n'a aucune prise sur lui -- sa fatalité est trop profonde.
Merci de nous apporter ces précisions historiques cher Henri; il n'y eut en effet aucune inertie linguistique dans ces îles après la conquête normande. Cependant, vous le rappelez vous-même : les siècles suivant la Conquête (surtout le XII°) voient coexister deux littératures, l'une en anglo-saxon et l'autre en français, en Angleterre. Autrement dit, l'anglais n'était point, et du reste, vous avez raison de mettre en exergue le cas du discours d'Henri III : Lerer s'amuse à citer enfin un passage d'un discours d'Henri III, prononcé à Londres en 1258, en trois langues : latin, anglo-saxon et français. En 1258 donc, l'anglais n'était pas une langue (ce qui se nomme "anglo-saxon" ici était du saxon, soit une langue pour laquelle notre connaissance de l'anglais moderne nous est d'aucune utilité).

Ce n'est guère qu'avec les poètes élisabéthains et surtout William Shakespeare que cette langue se prend à les surpasser toutes dans ces îles, à les fondre toutes en une. Les pièces de Shakespeare sont un festival d'inventions langagières, lexicologiques où rien n'est obscur, rien ne heurte le lecteur ou le public et où rien non plus ne se heurte au reste, un véritable creuset de forge où se fond un métal neuf -- le surgissement d'une langue nationale et de culture, opérant un travail de réinterprétation de soi. Il y a de l'auto-glose (de l'éclaircissement métalinguistique) au détour de chaque scène, tableau, parfois réplique dans ces pièces : la langue s'y institue.
Extrait des Canterbury Tales de Chaucer : presque aussi éloigné de l'anglais élisabéthain que pouvait l'être le Mireille en provençal de Mistral pour le français du XIXe siècle.

Whan that Arcite to Thebes comen was,
Ful ofte a day he swelte and seyde `Allas,'
For seen his lady shal he nevere mo;
And shortly to concluden al his wo,

So muche sorwe hadde nevere creature,
That is, or shal whil that the world may dure.
His slep, his mete, his drynke is hym biraft,
That lene he wex and drye as is a shaft.
Hise eyen holwe and grisly to biholde,
His hewe falow and pale as asshen colde;
And solitarie he was and evere allone
And waillynge al the nyght, makynge his mone.
And if he herde song or instrument,
Thanne wolde he wepe, he myghte nat be stent.
So feble eek were hise spiritz, and so lowe,
And chaunged so, that no man koude knowe
His speche nor his voys, though men it herde.
And in his geere for al the world he ferde
Nat oonly lik the loveris maladye
Céline disait que l'anglais n'était que du français mal prononcé. Bientôt ce sera l'inverse.
"Le mouvement est pendulaire."

Encore faudrait-il savoir à quel moment il s'est mis à penduler.
On ne sait pas Thomas. Mais il semble que la conquête des Gaules par César y soit pour quelque chose, qu'elle puisse avoir été l'inauguration du schéma récurrent, et que le baptême de Clovis, intervenu une période pentaséculaire plus tard, ait fait beaucoup pour imprimer ce rythme pendulaire semi-chiliastique.

Pour en savoir plus, et éventuellement en débattre : [recherchemetahistorique.fr]
Citation
Francis Marche
Autrement dit, l'anglais n'était point, et du reste, vous avez raison de mettre en exergue le cas du discours d'Henri III : Lerer s'amuse à citer enfin un passage d'un discours d'Henri III, prononcé à Londres en 1258, en trois langues : latin, anglo-saxon et français. En 1258 donc, l'anglais n'était pas une langue (ce qui se nomme "anglo-saxon" ici était du saxon, soit une langue pour laquelle notre connaissance de l'anglais moderne nous est d'aucune utilité).

Je crains cependant de vous avoir induit en erreur avec mes approximations : on appelle Old English l'état de la langue précédant et suivant la Conquête, et non "anglo-saxon", et français (ou dialecte anglo-normand) la langue de la cour et des poètes comme Marie de France ou Thomas (auteur d'une version de Tristan). Autrement dit, dans le discours des historiens de la langue, l'anglais existait avant la Conquête. Lerer semble dire qu'à la fin du XIII°s, un sentiment national multilingue pouvait exister (avec une conscience aiguë de l'inégalité des classes et donc des langues). C'est le sens de ce discours de 1258 : si le roi fait un discours en "vieil anglais", c'est que cette langue a le pouvoir de fédérer autour du roi non plus seulement ses barons francophones, mais aussi le loandes folk, les "gens du pays". Reste à savoir comment ceux-ci nommaient leur propre langue : on infère de Lerer qu'ils pensaient parler anglais, non saxon,tandis que les élites avaient clairement conscience de parler français (c'est d'ailleurs à Londres que les premières méthodes de "français langue étrangère" furent composées à l'usage des jeunes nobles).
J'ai souvent pensé que la plus grande catastrophe, pour notre langue, fut la victoire de la France dans la guerre de Cent Ans.
Et pour ma part je vous ai répondu un peu vite, cher Henri, le Old English de Chaucer est moins éloigné de l'anglais élisabethain que pouvait l'être l'anglo-saxon à peine policé. Les Chroniques anglo-saxonnes par exemple, antérieures à la Conquête normande, sont couchées dans une langue inaccessible au non initié, dont voici un exemple :

eac hie egbuend oþre worde beornas Baðan nemnað. þær wæs blis mycel on þam eadgan dæge eallum geworden, þone niða bearn nemnað 7 cegeað Pentecostenes dæg. þær wæs preosta heap, mycel muneca þreat, mine gefræge, gleawra gegaderod. 7 þa agangen wæs tyn hund wintra geteled rimes fram gebyrdtide bremes cinges, leohta hyrdes, buton ðær to lafe þa get wæs winter geteles, þæs gewritu secgað, seofon 7 .xx.; swa neah wæs sigora frean þusend aurnen, ða þa þis gelamp. 7 him Eadmundes eafora hæfde nigen 7 .xx., niþweorca heard, wintra on worlde, ða þis geworden wæs, On<d> þa on ðam þittigæþan wæs wæs þeoden gehalgod.

Bede le Vénérable (mort en 735, et donc un peu moins ancien que ces Chroniques, du moins la majeure partie d'entre elles) et dont le nom se prononce en anglais différemment de sa prononciation Old English (Bede (/ˈbiːd/ beed; Old English: Bǣda ou Bēda), était un savant et latiniste, traducteur et auteur entre autres d'un traité sur le comput calendérique De temporum ratione, qui a ses heures perdues semble avoir composé de petites pièces en langue vernaculaire, dont celle-ci (trouvée dans Wikipédia), qui est une méditation sur le trépas:

Fore ðæm nedfere nænig wiorðe
ðonc snottora ðon him ðearf siæ
to ymbhycgenne ær his hinionge
hwæt his gastæ godes oððe yfles
æfter deað dæge doemed wiorðe


et qui en anglais "moderne", donne ceci :

Facing that enforced journey, no man can be
More prudent than he has good call to be,
If he consider, before his going hence,
What for his spirit of good hap or of evil
After his day of death shall be determined.

On le voit, la langue vernaculaire d'alors était tout à fait étrangère à celle qui devait courir huit siècles et demi plus tard sous la plume de Shakespeare. Et la mutation qui s'est produite a dû s'opérer très lentement à partir de la Conquête normande avant que cette langue ne "sorte de terre" et devienne littérature et langue de cour dans la période élisabéthaine. Pour en revenir au propos initial : pendant ces quatre à cinq siècles qui ont suivi la Conquête normande, la langue des habitants de ces îles a dû vivoter et souffrir comme notre français aujourd'hui, avant de pouvoir s'efforcer hors de sa chrysalide dans l'éclosion de la Renaissance. Quoique l'image de la chrysalide soit un rien flatteuse pour l'étau et la gangue dans laquelle la langue de nos contemporains est tenue.


Où l'on note la main de la souveraine posée sur le monde...
Sur la dimension globale de l'entreprise shakespearienne, en résonance avec celle des grands capitaines de la Reine (Sir Walter Raleigh, qui imagina de créer la "colonie et dominium de Viginie" en 1584), Hugo dans son William Shakespeare rappelle, par exemple, que

En 1613, Madame Elisabeth, fille de Jacques, et l'électeur palatin, roi de Bohême, dont on voit la statue dans du lierre à l'angle d'une grosse tour de Heidelberg, vinrent au Globe voir jouer la Tempête.

William Shakespeare, patron du Théâtre du Globe, fut le créateur d'une langue-monde, la première dans l'histoire de l'humanité qui eût cette rondeur, cette globularité polie comme un galet, soit celle-là même sur laquelle la Souveraine posait la main devant les pinceaux de ses portraitistes. La rondeur de la langue est inaugurale du monde en même temps qu'elle est le vieux fruit, le vieil oeuf des siècles qui sur elle ont usé leurs aspérités.

Seule entreprise comparable, menée dans la cheville du XIXe et du XXème siècle en Occident : celle de l'écrivain polyglotte Joseph Conrad, qui écrivit ses fictions de l'Angleterre mais dans un anglais mâtiné et pétri de français avec toujours pour sujet la terre entière, les îles et les continents, et toujours grâce à l'appui de la thalassocratie marchande -- avant de devenir romancier, Conrad avait été commandant dans la marine marchande anglaise -- de l'Empire qu'Elizabeth I avait contribué à faire concevoir.
La Renaissance anglaise pour avoir été tardive n'en est allée que plus loin, au point de gagner le globe, ce que n'avaient pu espérer faire les Repubblicca Marinara de la Renaissance italienne. Dans le déploiement de ses forces libératrices et fécondantes, la Renaissance ressemble à l'extase orgasmique : plus on la retarde, plus elle va loin.
Il est frappant, en effet, de constater avec vous qu'Elisabeth a la main posée, de façon possessive, sur le globe, tandis que les portraits traditionnels des empereurs continentaux (romains germaniques ou byzantins) les montrent tenant le globe dans le creux de la main, le soutenant, en quelque sorte. D'ailleurs le globe est souvent couronné d'une croix, qui empêche la main de se poser dessus pour s'en rendre maîtresse.

Pour revenir à l'anglais, Lerer consacre un chapitre entier de son livre à l'événement linguistique qui rejeta dans un passé révolu les états précédents de la langue : non la Conquête de 1066, mais le "Great Vowel Shift", qui fonda l'anglais moderne entre le XV° et le XVII°s. Ottto Jespersen, dit Lerer, et les linguistes qui l'ont suivi, définissent le phénomène comme un véritable changement de système linguistique : les voyelles longues et accentuées de l'ancien et du moyen anglais changent de point d'articulation et se diphtonguent. Ainsi, des mots comme bite, mite, my cessent d'être entendus comme des i longs et soutenus pour se prononcer comme aujourd'hui. De même dans le cas de hus, mus, lus, devenus house, mouse, louse. Et le reste à l'avenant. Une intéressante initiative, inspirée des expériences baroques contemporaines, a lieu au Globe de Londres : des acteurs étudient la manière dont on peut déclamer Shakespeare en prononciation restituée, comme on pouvait l'entendre en 1613. Le résultat est aussi étrange que Le Bourgeois Gentilhomme monté à Royaumont.

En ces temps-là, les puissances intercontinentales étaient l'Espagne et le Portugal. Au-delà de la propagande de cour, une vocation mondiale a-t-elle émergé à la conscience des Elisabéthains ? Après tout, quand fut peint ce portrait de la Reine, la devise des Habsbourgs était AEIOU, Austriae Est Imperium Orbis Universi : c'est un trait de rhétorique officielle du temps. Peut-être faut-il faire aussi la part des projections a posteriori : c'est Hugo qui fait de Shakespeare l'auteur-univers que vous mentionnez, et je ne connais pas assez la littérature anglaise pour lui donner raison ou tort, et pour savoir si de telles conceptions étaient pensables à l'époque Tudor. Ce qui est sûr et vérifiable, c'est qu'une concurrence acharnée régnait sur les mers, à la mesure des techniques du temps.
A la maîtrise que montre la Souveraine de l'englobante et préhensible sphérité du monde, à sa globularité, répond celle d'une langue nouvellement formée, inclusive, une langue-globe fraîchement polie qui les contient toutes et qui, ce faisant, est seule en adéquation avec son objet nouveau : le monde maîtrisable. Il s'agit moins d'une langue-univers que d'une langue qui épouse les formes du monde, dont les aspérités ne heurtent plus l'entendement de personne davantage que les mers et les montagnes de la planisphère n'arrêteront la circulation des capitaines et des mercantils de la Reine.

Je n'ai ouvert hier soir le William Shakespeare de Hugo qu'après avoir écrit ce que vous avez lu dans mes messages sur la langue-monde de l'auteur d'Hamlet.

Au-delà de la propagande de cour, une vocation mondiale a-t-elle émergé à la conscience des Elisabéthains ?
Oui. Dans la conscience de John Dee, par exemple. Comme cela est expliqué ici : [braveheartmovenmt.blogspot.fr]

Sur John Dee (13 July 1527 – 1608 ou 1609) cet article, richement documenté, de Wikipédia : [en.wikipedia.org]
La victoire sur l'Invincible Armada, bien que fortement favorisée par Éole, marqua sans aucun doute un tournant décisif.
Cette victoire est figurée en décor dans le portrait de la Reine que vous voyez supra (dans les tableaux au mur en arrière-plan du personnage royal). La victoire sur la Grande Armada fut interprétée comme augure inaugural -- l'inauguration n'est qu'une consécration des augures -- de la destinée nouvelle; et cette interprétation entra dans l'ordre apocalyptique d'alors, celui du Book of Revelation de Jean de Patmos, qui éclairait la naissance et la pensée du futur dans cette époque. Ce qui advenait alors le faisait for a reason. La Manifest Destiny des Américains modernes ultérieurs trouve son origine dans cet événement, ce moment apocalyptique qui devait relancer la machine autojustificatrice de la domination pour les cinq siècles à venir.
16 février 2015, 06:31   Violences permises
Toujours est-il que "méprendre pour" ne me paraît pas inélégant et n’écache en rien le sens, au contraire ; il est des écarts qu'on doit se permettre : la tournure est donc possiblement copiée de l'anglais, so whot ?? Ce serait tout de même un comble que les baragouineurs donnassent le ton, même a contrario...
Et puis certains verbes pronominaux employés activement ont cet air charmant d'une jolie femme couchée en chien de fusil soudainement tirée du lit par les cheveux, c'est irrésistible.
to mistake this for that se dit "prendre ceci pour cela" ou "prendre à tort ceci pour cela" ou "par erreur, prendre ceci pour cela". Que le chaos soit charmant comme une chevelure de femme défaite n'a rien à voir avec ça. La recherche de l'effet poétique dans et par la maladresse ou la gaucherie est indigne de la poésie.
Francis,

Une question, à la suite du parallèle entre l'Espagne et l'Angleterre.

L'Europe du XVIIème est très tournée vers le sud, il y a le Siècle d'or espagnol et l'Italie est par excellence la contrée de la culture.

Je ne pense pas qu'à cette période grand monde associe spontanément bon goût, culture et Angleterre.

A la fin du XIXème, cela a radicalement changé. La seule explication que je trouve est la prospérité économique de l'Angleterre, prospérité éclatante qui rend enviable, si je puis dire, sa civilisation.
Merci, Francis, pour le lien passionnant vers John Dee et toute la tradition millénariste assumée pleinement par les protestants des XVI° et XVII°s. Hâter l'apocalypse, la révélation finale, le Second Avénement, a été une idée dynamique dans la politique anglaise. Il s'agissait de parachever la prédication évangélique à toutes les nations de la terre, surtout à celles que l'on venait de découvrir : le Christ pouvait alors revenir. Parallèlement, il fallait que l'exil d'Israël soit étendu à la planète entière : c'est la raison pour laquelle le gouvernement puritain de Cromwell accorda aux Juifs portugais d'Amsterdam, menés par Menashé ben Israël, le droit de s'établir en Angleterre, après abrogation des décrets d'expulsion du Moyen-Age.
Jean-Marc,

Pour en revenir au début de ce fil: la langue globale, en 2015, n'est ni l'espagnol, ni l'italien ni le portugais mais la langue qui forcit dans l'enceinte du théâtre du Globe dans le tournant du XVIe au XVIIe siècle. Toute cette discussion n'avait d'autres fins que celles d'éclairer ce phénomène, pas celle d'arbitrer le bon goût entre les nations, ni celle de se donner un petit vertige face à l'ensauvagement actuel du français sous la pression dudit global. Case close en ce qui me concerne.
Mais justement, pourquoi cette langue a-t-elle pu acquérir cette force, cette position ? à quoi cela peut-il tenir, alors que les langues romanes étaient si fortes ?

Je ne crois pas en l'influence prépondérante de l'Amérique, il me semble que dès après la guerre de 70 existe une anglomanie générale.
» Que le chaos soit charmant comme une chevelure de femme défaite n'a rien à voir avec ça

Oh là, Francis, si si, ça a tout à voir... Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas vraiment de "chaos", puisque l'expression est parfaitement compréhensible et même plaisante.
Et il faudrait que je retrouve ce passage de Gracq sur Rimbaud, je crois que c’est dans En lisant en écrivant, où il parle justement d'une gaucherie, de ce léger tremblement dans la prose rimbaldienne, produisant une sorte d'imperceptible décalage comme une vision double, une compréhension double, qui la rendrait si séduisante...
Pourquoi Jean-Marc ? Parce que le futur, à ce moment, à ce tournant, fit l'objet d'une projection, pour la première fois, la civilisation osa le grand futur : la Souveraine, comme le montre l'image supra, faisait main basse (que l'on devrait dire haute-main) sur le présent de ce globe, cependant que sa re-présentation dans le théâtre du Globe, forgeait l'outil englobant de langue et de pensée, condition de la conquête en préparation et de la tempête finale (Conquest/Tempest -- The Tempest fut la dernière oeuvre montée par Shakespeare). L'Apocalypse de Jean (the Book of Revelation) dégageait l'avenir mondain de la civilisation chrétienne pour ces conquérants qui, ayant rejeté le catholicisme, optèrent pour ne s'encombrer d'aucun autre évangile que de celui, l'Apocalypse, qui organiserait et dirait le futur. Le futur, en Occident, naquit dans ce moment. Or qui détient le futur sous sa main, détient les clés de la destinée des hommes. Tel fut l'objet de la projection, conçu quand se forgeait la langue-globe elle-même destinée à servir cet objet. La maîtrise des mers, trois cinquièmes de la surface de ce globe qui tenait sous la main d'Elisabeth, porta l'entreprise et lui assura la réussite.

Le plan tiendra cinq siècles et la langue globale prolonge la domination des mers et lui survit. La langue dépassa les espérances du Plan.
10 avril 2015, 06:41   Clémenceau
Citation
Alain Eytan
» Que le chaos soit charmant comme une chevelure de femme défaite n'a rien à voir avec ça

Oh là, Francis, si si, ça a tout à voir... Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas vraiment de "chaos", puisque l'expression est parfaitement compréhensible et même plaisante.
Et il faudrait que je retrouve ce passage de Gracq sur Rimbaud, je crois que c’est dans En lisant en écrivant, où il parle justement d'une gaucherie, de ce léger tremblement dans la prose rimbaldienne, produisant une sorte d'imperceptible décalage comme une vision double, une compréhension double, qui la rendrait si séduisante...

Chose promise... c'était dans Lettrines 2. Comme je ne me lasse jamais de redécouvrir la sagacité et la finesse de Gracq critique, je recopie tout le passage.


« Un des prestiges subtils de l'écriture de Rimbaud est parfois dans un imperceptible bégaiement, un clapotement tremblé, un repentir d'apparence gauche, don gratuit probablement de l'automatisme, mais repris peut-être ensuite avec infiniment d'art : le même pouvoir d'ensorcellement en émane que parfois du léger strabisme d'une femme.

Tout semblait devoir être trop
content ce soir là

Oui, l'heure nouvelle est au
moins très sévère

Que par toi beaucoup, ô Nature
ah ! moins seul et moins nul, je meure

Jamais l'auberge verte
ne peut bien m'être ouverte


Cette boiterie délicieuse fait à elle seule presque tout le charme de pièces comme Larme ou Mémoire (dans Larme, d'ailleurs, c'est toute la sonorité complexe de la pièce qui vacille avec séduction au bord de la dissonance). La langue de Rimbaud, génie adolescent, a elle-même souvent le charme ambigu et désaccordé de la mue : semis espacé de notes cristallines, d'autant plus pures de venir flûter tout à trac dans la basse neuve d'une puberté aussi arrogante.
Les Déserts de l'amour et Bethsaïda : deux des plus admirables proses qu'ait écrites Rimbaud. Merveilleux : "sa chambre de pourpre, à vitres de papier jaune, et ses livres, cachés, qui avaient trempé dans l'océan". Ou encore : "la lampe de la famille rougissait l'une après l'autre les chambres voisines". Je ne connais aucun texte où l'allure inimitable du rêve et la cohésion poétique exigeante de la coulée verbale restent accordées aussi miraculeusement que dans Les Déserts de l'amour.
Bethsaïda : un épisode de la Légende des Siècles qui mesure comme un repère sur un mur l'énormité du raccourci de la poésie française en vingt ans. Jésus inspire Rimbaud rarement, mais toujours admirablement : "Satan, Ferdinand, court avec les graines sauvages. Jésus marche sur les ronces purpurines, sans les courber... Jésus marchait sur les eaux irritées. La lanterne nous le montra debout, blanc et de tresses brunes, au flanc d'une vague d'émeraude". Fulgurante image, que rejoint à distance Bethsaïda, par la singularité de l’éclairage : la grande faux de lumière sur l'eau ensevelie, la lumière "jaune comme les dernières feuilles des vignes". »
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