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L'homme sans méfiance

Envoyé par Thomas Rhotomago 
25 avril 2015, 21:33   L'homme sans méfiance
" Au lieu du chemin de fer public, voici le chemin de fer individuel, l'automobile. Au lieu du chemin de fer intransigeant, voici le chemin de fer aux départs de toutes les minutes. Au lieu du chemin de fer à l'horaire à itinéraire immuable et plat, aux mœurs de taupe, qui disparaît dans des trous sous les collines, voici le chemin de fer léger qui varie sa route au gré de son maître, qui vole sur les montagnes et glisse dans les vallées. Voici enfin le chemin de fer déraillé, au beau sens du mot !
La suppression pratique des distances moyennes, des distances proportionnelles à notre activité, tel est le problème grandiose que l'automobile résout aujourd'hui pour quelques hommes encore, demain pour de moins fortunés, un jour peut-être pour la plupart.
Mettre entre les mains des hommes un admirable outil de travail et de relations qui laisse à chacun son initiative propre et amplifie cette initiative ; donner aux hommes le moyen de se fréquenter davantage, de se connaître mieux, de se détester moins, et peut-être, à force de traverser des frontières, d'effacer les expressions "étranger" et "ennemi" qui barrent la route à l'internationalisme sain. Tel est le rêve d'économie et d'économie politique qui plane au-dessus de notre monde spécial de l'automobile.
La révolution sociale opérée par l'automobilisme m'entraînerait à l'exposé de trop longues considérations. Je ne citerai qu'un seul exemple de son pouvoir bienfaisant, la poussée extraordinaire que l'automobile a donné à l'instruction générale.
Et il était fatal qu'il en advint ainsi. Car l'homme intelligent qui a voulu goûter à ce progrès délicieux du chemin de fer individuel a vu la femme au visage dur, qui s'appelle la Nécessité, se dresser devant lui et lui dire : "Tu veux, toi aussi, cette joie nouvelle ? Soit. Mais tu n'en goûteras la volupté que si tu apprends sa technique. Tu ne savoureras ton plaisir que si tu apprends à connaître dans leurs détails les causes de vie de la petite machine ailée que tu aimes." "

Baudry de Saunier L'Art de bien conduire une automobile (1905)
Quand il y avait un automobiliste pour mille français, l'automobile était bien telle que la présente ce texte. Selon les lois de la dialectique bien connues, c'est la quantité, le nombre et la masse qui ont fait plier la qualité. L'encombrement automobile d'aujourd'hui "barre la route" aux rapports humains directs et sains, est source d'une agressivité aberrante entre les humains. Gravissant la montagne Sainte-Baume la semaine dernière je croise des gens qui font comme moi : nous échangeons des sourires, des remarques plaisantes, de la bonne humeur, et même de l'attention réciproque, et je me dis que les mêmes que je croiserais en bas sur les routes de la vallée ou plus loin en pleine ville, enfermés dans leur cage de fer sur roulettes, m'adresseraient des regards de tueurs, de mangeurs d'hommes, la gueulante charretière prête à jaillir de leurs mâchoires serrées au premier feux de carrefour.

L'autre jour, à Aix-en-Provence, garant mon véhicule dans un espace extrêmement rare sur un parc en surface, je me fais invectiver froidement par une jolie jeune fille qui, sans que je m'en sois avisé, avait "gardé la place" pour sa mère qui arrivait au volant de sa voiture : vas te faire enculer connard ! Ce n'est qu'après avoir entendu ça, sifflé près de mes glaces, que je compris que cette jolie personne se tenait sur le trottoir pour réserver cette place de stationnement. Pas d'autre mot, pas un signe, pas de début d'explication, rien d'autre que l'insulte jetée à froid avant de filer tranquillement sans un regard.

Il est intéressant de tenter la transposition à Internet et aux "réseaux sociaux" : réécrire ce texte de Baudry de Saunier en y remplaçant le mot "automobile" par Internet, le re-dater de 1995 et voir ce que ça donne, pour en tirer les conclusions qui s'imposent sur ce que sont devenues, en 2015, les autoroutes de l'information :

" Au lieu de l'autoroute public, voici l'autoroute individuel, l'Internet. Au lieu du chemin de fer ou de l'autoroute intransigeants, voici le chemin de fer aux départs de toutes les minutes. Au lieu du chemin de fer à l'horaire à itinéraire immuable et plat, aux mœurs de taupe, qui disparaît dans des trous sous les collines, voici le chemin de fer léger qui varie sa route au gré de son maître, qui vole sur les montagnes et glisse dans les vallées. Voici enfin le chemin de fer décalé, au beau sens du mot !
La suppression pratique des distances moyennes, des distances proportionnelles à notre activité, tel est le problème grandiose qu'Internet résout aujourd'hui pour quelques hommes encore, demain pour de moins fortunés, un jour peut-être pour la plupart.
Mettre entre les mains des hommes un admirable outil de travail et de relations qui laisse à chacun son initiative propre et amplifie cette initiative ; donner aux hommes le moyen de se fréquenter davantage, de se connaître mieux, de se détester moins, et peut-être, à force de traverser des frontières, d'effacer les expressions "étranger" et "ennemi" qui barrent la route à l'internationalisme sain. Tel est le rêve d'économie et d'économie politique qui plane au-dessus de notre monde spécial de l'Internet.
La révolution sociale opérée par Internet m'entraînerait à l'exposé de trop longues considérations. Je ne citerai qu'un seul exemple de son pouvoir bienfaisant, la poussée extraordinaire qu'Internet avec notamment Wikipédia a donné à l'instruction générale.
Et il était fatal qu'il en advint ainsi. Car l'homme intelligent qui a voulu goûter à ce progrès délicieux de l'autoroute individuel a vu la femme au visage dur, qui s'appelle la Nécessité, se dresser devant lui et lui dire : "Tu veux, toi aussi, cette joie nouvelle ? Soit. Mais tu n'en goûteras la volupté que si tu apprends sa technique. Tu ne savoureras ton plaisir que si tu apprends à connaître dans leurs détails les causes de vie de la petite machine à écran que tu aimes."


(On croirait du Jean d'Ormesson récent dans le texte !)

On le voit, à un siècle de distance, le discours marketing est le même et les deux entreprises se superposent avec les mêmes conséquences, très précisément anticipables s'agissant de celle que nous vivons en fonction de l'aboutissement de la première.
26 avril 2015, 13:10   Re : L'homme sans méfiance
voici l'autoroute individuel, l'Internet.

L'auto-immobile:

La voiture est l'engin qui transporte les personnes de leur domicile au supermarché, à la bibliothèque, sur le lieu de travail. L'internet, est le véhicule qui fait exactement le contraire. Il transporte l'objet de destination au domicile des personnes !
L'internet est la voiture universelle, unique et intrusive.
Il installe le supermarché chez soi, il installe l'Etat chez soi, il rend les bibliothèques accessibles. Par conséquent, c'est par lui que se définit le mot supermarché, l'Etat, la Bibliothèque. L'expression autoroute de l'information prend ici tout son sens.

Il s'agit d'une sorte de véhicule, composée de 7 couches fonctionnelles (OSI) sur lesquelles les USA veillent, via Google, Microsoft pour la couche application, via Cisco pour la couche réseau, via Intel pour la couche physique, ..., de sorte que, quoiqu'on fasse, il nous faille router au moins une fois en direction des USA.
Bref, aujourd'hui, la Terre est à nouveau plate, mais dans un univers à 5 dimensions (x,y,z,t,@) centré sur l'omphalos américain.

Aussi, la constatation pourrait devenir celle-là:
L'@utomobile ne nous immobilise-t-elle pas ?
Avez-vous connu Internet dans ses premières heures, quand AOL y a fait accéder la ménagère pour la première fois dans les années 1995-1998 ? Internet était alors exactement ce que ce texte de 1905 vous dit de l'automobile. Ses promesses étaient celles-là : la liberté, le pouvoir donné aux individus de se projeter partout, quelle que soit l'heure. Le slogan de Microsoft fut alors Where do you want to go today ?

Mais oui, en 2015, l'@utomobile, comme vous l'appelez nous immobilise, vous avez parfaitement raison. Et cette immobilité est déjà comparable à l'immobilité-surveillance que fait subir aux citoyens la descendante de l'automobile d'arrière-grand-papa. C'est toute la leçon de ce chiasme analogique. Mais je crois qu'il y a plus : l'@utomobile nous immobilise aussi politiquement. Elle tétraplégise le citoyen.
27 avril 2015, 14:12   Patron inchangé
En effet, Francis, ce texte de 1905 appelle irrésistiblement au pastiche et, le plus étonnant, c'est que ledit pastiche, depuis la maîtrise de l'électricité, marche avec n'importe quelle innovation technique. Moyennant quoi, ce Baudry de Saunier semble livrer dans l'avant-propos de son livre un patron argumentaire tout à fait utilisable aujourd'hui, ce qui montre à quel point nous sommes toujours rivés à la première révolution industrielle, à quel point le progrès... n'a pas progressé :

1 - Mise en avant des prouesses quasi magiques offertes par la nouvelle technique, infiniment plus avantageuse que la précédente (elle-même récente) et destinée à la remplacer (Au lieu de....)
2 - Remise à leur place desdites prouesses par l'emploi du mot magique, inusable, le mot "outil" qui place l'automobile de 1905 ou les google-glass de 2015 dans la lignée rassurante du silex bi-face.
3 - Portée politique de la nouvelle technique, capable de réaliser une utopie politique, là où la politique a échoué (internationalisme sain)
4 - Portée éducative et morale majeure par le développement de l'intelligence au prix d'un effort.
27 avril 2015, 19:22   Re : Patron inchangé
à quel point le progrès... n'a pas progressé

C'est que vous ne connaissez pas la Sony SmartWatch 3, androidware (la démo), 2 jours d'autonomie ! Cerise sur le gâteau, elle se fixe au poignet.

(Elle donne aussi l'heure).

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27 avril 2015, 19:30   Re : Patron inchangé
Peut-on l'utiliser tout en portant des Google Glass et en tenant le dernier Smartphone de l'autre main ? S'il faut ôter ses Google Glass pour utiliser l'Apple Watch ou la Sony Smart Machin, j'attendrai la sortie du combiné en BlueTooth.

Le Progrès à des progrès à faire avant de rattraper l'insatiable connerie humaine croyez-moi.
Vous avez raison, M. Hergat. La fin de ma phrase manque de précision. Ce que je voulais dire était "Le progrès n'a pas progressé dans ses justifications (et non dans ses réalisations.) (Ce qui n'empêche pas de se poser la question philosophique de savoir si une chose qui ne progresse pas dans ses justifications progresse réellement, question que je ne m'aventurerai pas à débattre.)

Et puisque j'en suis aux pentimenti, j'ajoute que le journaliste en herbe qui choisirait d'adopter avec fruit le patron justificatif de Baudry de Saunier devrait tout de même modifier quelque chose dans le petit 4 où il pourrait conserver le développement de l'intelligence mais devrait évacuer le bénéfice moral de l'effort lié à l'apprentissage d'une nouvelle technique, il devrait même insister sur le contraire : l'absence d'effort, remplacé par le gain "ludique", voire "festif", ambitions qui, elles seules, ne pouvaient venir à l'esprit de l'apologiste de l'automobile en 1905. Il ne lui manque que ça.
Ce que vous affirmez est trop général Thomas : le progrès diffère dans ses composantes. Le pastiche proposé sur ce texte de 1905 ne fonctionne pas pour tout gadget ou toute technique. Par exemple, le lave-vaisselle ou la cocote-minute sont des inventions dont on ne pourrait dire qu'elle contribuent à effacer les expressions "étranger" et "ennemi" qui barrent la route à l'internationalisme sain" tandis que l'automobile et son avatar apparu cent ans plus tard que quelqu'un ici a eu le bonheur de baptiser @tomobile, si.

A-t-on déjà oublié ce que fut le world wide web avant l'année 2000 ? Il était impossible d'y gagner de l'argent, ou d'espérer en gagner, tout simplement parce que ce qui devait se faire appeler plus tard e-commerce n'existait pas. Le web marchand n'avait pas encore été inventé, mis au point et sécurisé comme il le fut plus tard. Le seul moyen de gagner ou de dépenser de l'argent avec cette chose, Internet, était de spéculer en bourse sur les valeurs technologiques cotées au Nasdaq et classées en anglo-américain comme "picks and shovels", soit les pioches et les pelles. Cette terminologie "pioches et pelles" avait pour référent les premières heures de la ruée vers l'or en Californie, soit l'époque où les seuls intervenants à s'enrichir dans cette filière étaient ceux qui vendaient des pioches et des pelles aux chercheurs d'or, qui étaient des crève-la-fin qui accourraient de tous les Etats-Unis. L'or lui-même, n'enrichissait personne, il n'était qu'un rêve fébrile.

Donc que s'est-il passé ? Dès les premiers pas du web marchand avec paiements sécurisés, ce que l'on appelait alors le B2B, soit un premier modèle d'économie numérique, les "valeurs technologiques" du Nasdaq s'effondrèrent : les agents économiques venaient de comprendre que l'on pouvait gagner de l'argent avec autre chose que la vente des pioches et des pelles (les routeurs de Cisco, des unités de stockage de données et toute une quincaillerie aux finalités obscures) et ce fut la première crise économique de réajustement, l'éclatement d'une bulle spéculative, que connut le siècle, fin 2000.

Le tournant fut marqué par le rapprochement stratégique entre Aol qui avait mis la ménagère américaine sur Internet et Time Warner. Le web marchand venait de naître.

Antérieurement à ce tournant, qui coïncida avec le franchissement du millénaire, pendant les cinq années 1995-1999 Internet n'était rien d'autre, pour le grand public, que la connexion "dial-up" par le logiciel AOL, avec rien à y faire d'autre que chatter et draguer, du moins pour ceux qui se trouvaient en Europe. Avant le tournant du web marchand, AOL n'était autre qu'un minitel rose planétaire où les gens faisaient des rencontres mémorables avec prolongement dans le monde réel. Pas de hackers, et pas encore beaucoup de virus. Tout ce qui est écrit supra sur l'automobile en 1905 était donc en train d'advenir, toute ces promesses d'émancipation, d'indépendance et d'amitié n'étaient pas du vent. Puis, le serpent et la pomme (celle de S. Jobs) très bientôt advinrent sur scène et ce fut la Chute dans le web marchand, celui qui vous tétraplégise chez vous en y apportant le supermarché, le cinéma, la banque et tout le fourbis oppressant et hérissé de pièges qui fait l'existence moderne.
Lire cet article (en anglais) sur la cyber-utopie qui fit pendant à un siècle de distance à l'automobile-utopie.
[en.wikipedia.org]

L'éclatement de la bulle des valeurs technologiques cotées au Nasdaq à l'automne 2000 ouvrit les vannes de la dystopie qui, avec la surveillance et la criminalité dont la Toile fait aujourd'hui l'objet, lesquelles présentent de nombreux traits communs avec la surveillance de la circulation routière et ses dangers (ceux de la surveillance comme ceux de cette circulation), est en train de se muer en cauchemar.
28 avril 2015, 10:12   Re : Patron inchangé
"Par exemple, le lave-vaisselle ou la cocote-minute sont des inventions dont on ne pourrait dire qu'elle contribuent à effacer les expressions "étranger" et "ennemi" qui barrent la route à l'internationalisme sain" tandis que l'automobile et son avatar apparu cent ans plus tard que quelqu'un ici a eu le bonheur de baptiser @tomobile, si."

C'est vrai, mais cela ne me semble pas pou autant empêcher le lave-vaisselle de satisfaire aux critères généraux du patron argumentaire :

"3 - Portée politique de la nouvelle technique, capable de réaliser une utopie politique, là où la politique a échoué."

La portée politique de la nouvelle technique mise en avant visant cette fois l'émancipation de la femme. N'a-t-on pas soutenu que l'électro-ménager avait plus fait pour la libération de la femme que tout autre action militante ?
28 avril 2015, 21:52   Re : Patron inchangé
Reste que la vraie classe, c'est de ne pas avoir développé son intelligence en apprenant à conduire une voiture. Respect.

Hep !
28 avril 2015, 22:04   Progrès en
Elle a tenté d'apprendre mais elle a échoué à l'examen : elle commettait trop de maladresses. Comme vous le constatez, il y en a qui progressent moins vite encore que le malheureux progrès qui pourtant fait du sur-place. Thomas, c'est terrible à dire mais il y a pire que le progrès : l'absence de tout progrès, l'inexorable glissade arrière vers la déchéance, la perte d'empois, et le reste, l'exclusion et la mise à pied hors les trains et véhicules de l'avancée humaine.

D'où la contrainte à obéir aux mornes et trompeuses injonctions du Progrès, lent comme un boeuf sous le joug et que l'on doit suivre ou enfourcher quand même, pour l'inexorable pérégrination donquichottesque vers de hautes terres lasses et désolées où rien de neuf n'adviendra jamais que l'éternel retour de la nécessité et du chiche besoin, sous l'amère et dérisoire carotte de la satisfaction différée, que l'ânier céleste nous remue mollement au-dessus des naseaux.
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