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De la messianité (François Laruelle, septembre 2014)

Envoyé par Francis Marche 
Je ne peux qu'engager vivement tous ceux qui seraient un peu interloqués par mes références au messianisme et aux millénarismes européens (et européistes) dans mes interventions récentes de prendre connaissance de cette conférence donnée le 4 septembre 2014 au colloque de Cerisy par François Laruelle, philosophe émérite de l'université Paris-Ouest, qui y présente ce qu'il nomme une conjecture, soit une tentative de formalisation quantique de la messianité, conférence dont je découvre aujourd'hui fortuitement la transcription sonore. Le professeur Laruelle ose donc ce qu'on me reproche parfois d'oser ailleurs : une synthèse transdisciplinaire entre philosophie de l'histoire et formalisation physiciste. Qu'il fît cela dans les journées mêmes où je m'aventurais à vouloir en faire autant en ignorant tout de son entreprise n'est pas le moins surprenant.

Quoi qu'il en soit, on suivra avec fruit sa démarche intellectuelle, qui est celle d'un monsieur ayant atteint un âge où l'on n'a plus à craindre pour la suite de sa carrière. Il faut pour publier ce type de spéculation ou de diagonale intellectuelles soit être un vieux sage qui n'a plus rien à perdre ou à gagner à tout risquer ainsi soit être un "jeune", ou à tout le moins un "amateur" qui n'attend rien des cercles académiques comme c'est mon cas. Entre les deux, la fatigue quand ce n'est pas le néant de la pensée tels qu'ils s'étalent dans les revues et les ouvrages spécialisés de petits auteurs que je ne nommerai pas.

Bonne écoute à tous : [www.unicaen.fr]
Et cet entretien sur Radio Courtoisie avec Jean-François Gautier. Discussion à bâtons rompus sur les formes du messianisme dans l'histoire. Aucune formalisation issue des sciences exactes ici :

[www.youtube.com]

J.F. Gautier est l'auteur de cet ouvrage : [www.amazon.fr]

Ces auteurs ont en commun une retenue face à l'actualité : on ne les entend jamais évoquer les manifestations messaniques qui animent la politique en Europe. Gautier évoque les Etats-Unis, reprend l'analyse ordinaire du messianisme et de l'apocalytique états-unienne en rapport avec l'Etat d'Israël mais s'interdit de se pencher sur l'Europe millénarienne (post-chute du Mur et post-11 septembre).

La pensée de ces philosophes français qui envisageant aujourd'hui le millénarisme, l'apocalyptique et le messianisme et leurs effectuations intra-mondaines dans diverses régions du monde contourne soigneusement l'Europe actuelle pourtant en ébullition à cet égard; l'Europe actuelle d'"où ils parlent" leur est un point aveugle, comme on dit qu'est aveuglante la poutre que l'on a dans l'oeil.
F. Laruelle évoque la possibilité d'un "christianisme non chrétien", postérieur au crépuscule des dieux en Europe. Un messianisme et un millénarisme situés hors de la sphère culturelle et de la foi monothéistes sont-ils concevables et ont-ils eu une réalité ? L'histoire du monde chinois semble témoigner de la réalité de l'économie du salut et de la tension eschatologique hors toute emprise véritable ou constante du monothéisme ; c'est ce que souligne Jacques Gernet à propos des Taiping, ces rebelles pro-Occident qui à partir de 1855 créèrent l'Empire du Ciel au coeur de l'espace chinois historique et chez qui on surestime l'influence du christianisme. Il apparaît donc que la cyclicité pure du temps historique, qui ne serait pas fléchée par un sens de l'histoire et qui serait libre de tout vecteur eschatologique, telle celle que l'on prête aux civilisations ou univers non judéo-chrétiens, n'est point ; et que, dans le cas particulier de la Chine, comme le révèle l'expérience des Taiping, nous soyons en présence d'une historicité mixte cyclico-eschatologique, comme l'est très probablement celle d'Occident.

Jacques Gernet dans son désormais classique Monde chinois (multiples rééditions, disponible en trois tomes aux éditions Pocket), tome 2, p. 320 :

La rébellion des Taiping fournit l'occasion de s'interroger sur les autres grandes insurrections du passé. Le cliché qui veut que les dynasties chinoises durent jusqu'à ce que des jacqueries fassent passer en d'autres mains le mandat du Ciel (tianming, 天命), amenant ainsi un retour à l'état antérieur, n'a pas grand rapport avec les réalités de l'histoire. Il méconnaît non seulement la grande diversité des insurrections (origine sociale et professionnelle des rebelles, liens des insurgés avec d'autres groupes sociaux, caractère régional, extension géographique des soulèvements, organisation, conceptions et buts), mais aussi l'évolution du monde chinois et des conditions sociales et politiques particulières des époques où elles sont apparues. La constitution d'armées indépendantes du pouvoir central, la sécession de familles aristocratiques, les infiltrations et les insurrections d'anciennes tribus d'éleveurs nomades installées en Chine, les invasions venues de la steppe ont joué un plus grand rôle dans les changements de "dynasties" que les soulèvements paysans.

D'autre part, le terme de jacquerie, dans la mesure où il évoque l'action anarchique et inorganisée de paysans poussés au désespoir, est impropre : un des caractères les plus frappants des insurrections chinoises est au contraire qu'elles impliquent dans la majorité encadrement et hiérarchie. C'est une administration villageoise autonome mise en place de façon clandestine qui prend la relève de l'administration officielle dans ls zones où l'insurrection est parvenue à chasser les fonctionnaires impériaux. Les grandes sociétés secrètes à tendances millénaristes restent fidèles aux principes fondamentaux des confréries rurales ou professionnelles : cotisations, règlement intérieur, liens de caractère quasi familial entre les membres, devoir d'entraide, hiérarchie des fonctions, hérédité de l'affiliation à l'intérieur des familles.

On a voulu voir d'autre part dans les larges emprunts que les Taiping ont faits au christianisme le signe d'une nouveauté radicale et le témoignage probant de l'influence de l'Occident. C'est méconnaître le rôle joué par les religions hétérodoxes dans les grands mouvements insurrectionnels de l'histoire et l'opposition, fondamentale en Chine, des cultes officiels, patronnés par le pouvoir légitime, et des pratiques religieuses réprouvées par l'Etat (yinsi, 淫 祀, littéralement "sacrifices hérétiques"). Taoïsme, bouddhisme, manichéisme ont fourni ainsi aux soulèvements populaires l'espoir messianique d'un monde de paix, d'harmonie et de prospérité générale : le christianisme des Taiping s'inscrit dans cette même perspective.


La guerre que dut mener le régime sino-manchou des Qing contre les Taiping dura près de quatorze ans (1851-1864), requit l'appui des Occidentaux -- un corps expéditionnaire, placé sous le commandement d'un aventurier anglais, fut constitué en 1862 par les puissances européennes qui craignaient pour leurs intérêts -- et fit au moins 30 millions de victimes.

Gernet rappelle que l'un des dirigeants des Taiping, Hong Rengan (1822-1864), neveu du Roi du Ciel, avait produit un traité politique dans lequel il prônait une modernisation/occidentalisation de la Chine : "l'adoption des institutions politiques américaines, la création de chemins de fer, d'exploitations minières et industrielles, l'institution de banques, le développement des sciences et des techniques". Et c'est contre ce programme que les puissances européennes -- les Etats-Unis quant à eux étaient en pleine guerre de Sécession -- se liguèrent, firent alliance avec les sino-manchous pour massacrer les populations chinoises qui y adhéraient, et ce alors même que les Taiping avaient "épargné" Shanghaï par souci de préserver les intérêts occidentaux. Ce à quoi les Occidentaux aspiraient -- soit une ouverture et une occidentalisation de la Chine --, ils tenaient à ce que cela se fît par la tête, sous la houlette de Pékin, et durent pour ce faire attendre encore un siècle et demi, jusqu'en 1989, quand les masses chinoises eurent été convenablement préparées à leur occidentalisation, à leur dix-neuviémisation, par l'esclavage communiste. Le grand accomplissement du communisme, du marxisme, fut celui-là : permettre une occidentalisation encadrée, sous esclavage, des centaines de millions de Chinois. Telle fut, à l'échelle de l'humanité, la "ruse de l'histoire" qui eut nom communisme.
Très frappant résumé, Francis.
Le communisme aura été le meilleur ami du capitalisme essentiel. A cette heure où approche le centième anniversaire de la Révolution d'octobre, un bilan s'impose comme une écrasante évidence : pour près d'un tiers de l'humanité qui connut un régime d'inspiration marxiste-léniniste dominé par un parti communiste, le communisme aura été la ruse historique du capitalisme pour jeter ces peuples dans le 19ème siècle européen et les y faire demeurer et suer à sa manière. Etre ouvrier au Vietnam, au Cambodge, en Chine ou en Russie en 2015 c'est partager, avec un siècle et demi de décalage, la condition de l'ouvrier des filatures de Manchester ou des usines métallurgiques de Dortmunt en 1860. Tel est "le bilan", globalement atterrant, ou admirable, selon son point de vue politique ou sociologique propre, de cette création occidentale que l'Occident dût combattre pour couler l'Orient dans son moule et l'extraire du sien, et ce faisant installer le 19ème siècle industriel de l'Europe sur ses terres avec plus d'un siècle de décalage.

Le fait que les Etats-Unis d'Amérique furent le fer de lance de ce combat contre la Ruse doit être mis en corrélation avec sa situation extérieure à son élaboration dans le dix-neuvième siècle européen. D'autre part, cette branche occidentale d'Occident, paralysée par sa guerre de Sécession à l'heure où se nouait le drame des Taïping en Chine aurait pu, si cette nation avait été moins jeune, dénouer le programme de collusion esclavagiste qui se configura dans ce moment entre les capitalistes industriels européens et le pouvoir sino-manchou et dont le communisme chinois à venir devait fournir le socle, le terrain et le tuteur indispensables à sa fructification future, différée jusqu'en 1989 par les travaux de terrassement politiques, idéologiques et sociologiques du communisme maoïste. Et du reste, n'est-il pas remarquable que le combat des Nordistes américains dans ces années-là se voulût motivé par l'élimination de l'esclavage et l'instauration d'un mode de développement autre, articulé sur l'industrialisation capitaliste directe (sans la médiation historique de l'esclavage communiste) et la moderne émancipation-anonymisation du travailleur?

Il y a dans le communisme objet de détestation particulière des Américains, la détestation envers une ruse des puissances européennes, soit ce qui manifeste à leurs yeux la ruse européenne, essentielle et essentialisable, à l'encontre de laquelle ils fondèrent leur nation dans le dernier quart du 18ème siècle.

[message modifié]
Il n'est pas absurde d'imaginer que si les Etats américains du Nord n'avait pas fait la guerre à la Confédération sudiste, ils se fussent confrontés militairement aux puissances européennes sur le théâtre chinois : le millénarisme autochtone des Taïping (qui "voulaient une constitution américaine pour la Chine" en 1852) se fût conjoint au millénarisme judéo-chrétien implanté sur le continent nord-américain face à l'alliance militaire et politique passée par le pouvoir sino-manchou de Pékin avec les puissances européennes installées dans les villes portuaires de la Chine. Deux alliances, quatre protagonistes en confrontation sur un espace de la taille d'un continent : les ingrédients requis pour un conflit mondial.

On peut ajouter que l'alliance qui se noua entre les Etats-Unis et la Chine républicaine dans sa lutte contre l'impérialisme japonais et ceux des puissances européennes au cours de la première moitié du 20ème siècle (soutien américain à Tchiang Kai-chek, etc.) eût pu se sceller dès 1862 n'eût été la guerre civile américaine qui sévissait alors.

La guerre civile en Amérique (Guerre de Sécession) et le déséquilibre des forces militaires entre les puissances européennes et les Etats américains du Nord à cette époque empêchèrent une implication de ces Etats sur le théâtre chinois dans la guerre des Taïping qui fut une guerre civile chinoise, cette issue du conflit sur le théâtre chinois retardant de 150 ans l'occidentalisation de la Chine.

Par conséquent, et sur un plan métahistorique, on peut avancer la conjecture suivante :

Les enjeux des deux guerres civiles qui se déroulèrent simultanément en Chine et en Amérique du Nord, motivées par des visions eschatologiques semblables sinon apparentées (la "démocratie", l'affranchissement des hommes par la technique et le capitalisme industriel, etc.) et les issues respectives de ces deux conflits, firent que ces deux guerres civiles n'en constituèrent qu'une seule à l'échelle de l'histoire de l'humanité, qui façonna et ensemença l'avenir que nous connaissons et dont la configuration pourrait se résumer ainsi : le capitalisme en Amérique du Nord sortit triomphant de son conflit avec le Sud mais au prix d'une victoire des puissances européennes en Chine et de leur invention immédiate -- le premier livre de Das Kapital parut en 1867, soit au sortir de ces deux guerres civiles américaines et chinoises -- du communisme, ruse du capitalisme européen dans son déport et son offensive esclavagiste de longue haleine en direction de l'Orient.



Une des premières éditions chinoises de Das Kapital, en chinois traditionnel, noter que le titre de l'ouvrage se lit de droite à gauche, ce qui ne se fait plus depuis un siècle au moins pour l'inscription des caractères en ligne horizontale sur les couvertures d'ouvrages destinés à une large diffusion, et que la calligraphie présentée à gauche est de facture tout à fait honorable. Nous sommes en présence d'un livre mandarinal :



A propos des critiques faites par le nouveau magazine L'Observateur à l'encore plus nouvelle revue La Parisienne, Jacques Laurent écrit en mars 1953 :

"Ce sont des jeunes gens en état d'indignation permanente, ce qui est sympathique. L'indignation risque d'être ennuyeuse à la longue, si elle n'est pas soutenue par un don particulier, et l'on est plus doué à L'Observateur pour le commentaire (indigné) des statistiques que pour le pamphlet. [...]

D'où la naissance d'une nouvelle culture qui, en philo, ne veut guère remonter plus loin que Jaspers et Kirkegaard, à la rigueur Hegel ; qui en littérature, si elle se hasarde plus haut que les surréalistes, ne reconnaît que Lautréamont, Rimbaud, quelques petits pré-romantiques et Sade ; en politique Marx et Gobineau ; en histoire, la guerre de Sécession, la Commune, l'affaire du bassin de Briey [je ne sais pas ce que c'est, note du recopieur], la Libération de Paris, Hiroshima et la présence d'un monsieur Boutémy au gouvernement ; en art, les chansons, affiches et De Dion-Bouton 1900, Picasso et Fougeron parce qu'ils sont de gauche et bien qu'ils peignent un peu loin l'un de l'autre, le jazz de la Nouvelle-Orléans et Bach, et les premiers pas du cinéma, ceux des ouvriers sortant des usines Lumière ; en vêtements, un mélange de 1900, d'Ohio [?] et d'aficionados (pour les filles).

Il se trouve que la simplicité un peu morne de cette culture - ils en parlent non comme d'un plaisir, mais comme d'un devoir nécessaire - incite aux idées tristes, à l'amour du vide, au goût désespéré de l'attente sans objet et qu'elle se double d'une mauvaise conscience : ces jeunes gens, révolutionnaires parce que cela va de soi, n'osent adhérer au parti communiste auquel ils reprochent de se considérer comme en guerre et de préférer la tactique et la stratégie à leur amère vénération de la personne humaine. Ils ne peuvent davantage se rallier aux socialistes, qu'ils estiment condamnés par l'Histoire. Donc ces jeunes gens attendent Godot.

Ils l'attendent sans fièvre forte - mais tout de même 37° 6 le soir -, dans un état de revendication documentée, dans une réelle confusion d'idées agressives. Car ils se distinguent des jeunes révolutionnaires de 1930 ou de 1830 en ce qu'ils ne rêvent pas d'une prise de pouvoir, d'un pouvoir qu'ils savent illusoire depuis que la France, perdue dans un monde où règnent deux masses énormes, a perdu l'initiative des guerres et des révolutions." [Désormais, finalement ralliés aux socialistes, ils attendent toujours Godot mais, en bonne logique, pour se soumettre à lui.]
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