Défaite des islamistes conservateurs en Turquie

Le mode de scrutin turc est complexe, mais on peut déjà dire, après dépouillement de plus de 80% des votes, que l'AKP a totalement manqué son objectif qui était d'avoir une majorité constitutionnelle. Bien plus, il n'est même pas sûr qu'il obtienne la majorité simple.

Il aurait entre 254 et 264 sièges, bien loin des 276 de la majorité simple. Il recueillerait moins de 42% des voix.

La participation a été énorme, presque de 90%.

De façon tout à fait remarquable, il n'obtiendrait pas la majorité (et de loin) à Istanbul et serait même devancé dans la très importante province d'Izmir.

Encore une fois, [www.in-nocence.org], c'est logique : il ne reste plus assez de chrétiens en Turquie pour aimer les vrais musulmans.

Les partis qui remportent le scrutin sont-ils meilleurs que l'AKP ?

------------------------------------------------% des voix----------------------% des sièges à l'Assemblée
AKP, islamo-conservateur-----------------41---------------------------------------47
CHP, gauche, kémaliste-------------------25----------------------------------------23,8
MHP, droite nationaliste-------------------16,5--------------------------------------14,9
HDP, gauche, pro-kurde-------------------13----------------------------------------14,5

TOTAL-----------------------------------------95,5-------------------------------------100

Les femmes votent et sont éligibles depuis 1934.
Le pays est divisé en 85 districts électoraux. Il y a 550 députés, chaque district ayant un nombre de députés proportionnel à sa population (et non à son nombre d'électeurs, comme il est habituel ; ceci avantage les districts à natalité forte (ruraux) et constitue un analogue du "vote familial", proposé mais jamais réalisé, dans lequel un homme marié avec trois enfants aurait disposé de cinq voix), avec surreprésentation des districts peu peuplés (ruraux).
550/85 = 6,47. C'est donc le nombre moyen de députés par district.
La méthode de répartition des sièges est la méthode d'Hondt, qui est un système à plus forte moyenne, c'est à dire qu'un parti qui aurait 8% des voix dans un district qui élit 6 députés (soit 16% des voix par député) a très peu de chances d'avoir un élu.
Sont donc favorisés par ce système électoral :
les grands partis (AKP)
les partis forts à tels endroit, très faibles ailleurs (HDP)
les partis ruraux (HDP)
Le seuil pour accéder à la représentation parlementaire est un seuil national (ai-je compris) de 10% (pourcentage unique au monde, conçu pour éliminer tout parti kurde) ; mais des candidats indépendants peuvent être élus. Les candidats indépendants d'un district ne forment pas une liste indépendante, bien entendu, mais se présentent chacun séparément ; du coup - conséquence de la méthode d'Hondt - ils ont moins de sièges que s'ils figuraient sur une liste atteignant nationalement 10% (en gros, dans un district, seuls les indépendants qui dépassent le nombre de voix divisés par le nombre de députés vont être élus : s'il y 100 000 voix et 5 députés, l'indépendant qui a 24 000 voix sera élu, celui qui en a 16 000 tendra à ne pas l'être).
Jusqu'à présent, les candidats pro-kurdes se présentaient comme indépendants. Cette fois-ci, ils ont été présentés par le HDP, et ça a marché, car le HDP a dépassé les 10%.

Si je comprends bien, le HDP est une coalition assez étonnante : extrême gauche sociale traditionnelle + extrême gauche culturelle moderne (en faveur des femmes, et des homosexuels), parce qu'il est antinationaliste il tire l'essentiel de ses votes des Kurdes, qui sont souvent d'idéologie islamo-conservatrice et donc aux antipodes du progressisme radical du HDP, mais les Kurdes conservateurs qui votaient pour l'AKP, cette fois, se sont détournés de celui-ci.
D'habitude, les alévis votent pour le CHP, malgré le fait que l'enseignement religieux obligatoire soit sunnite. Je ne sais pas s'il y a eu un vote alévi pour le HDP.

Dans les sigles des grands partis turcs, le "P" signifie "parti" (mot emprunté aux langues européennes).
Dans CHP et HDP, le "H" signifie "peuple", au singulier pour le CHP (Parti républicain du peuple), au pluriel pour le HDP (Parti démocratique des peuples).
Dans CHP, le "C" signifie "républicain"(je suppose, mot emprunté à l'arabe, voir la "Jamhiriya" de Kadhafi).
Dans HDP, le "D" signifie "démocratique" (mot emprunté aux langues européennes).

HDP serait donc "soutenu par les Kurdes d'idéologie islamo-conservatrice" mais serait également le parti des minorités ["défenseur assumé des droits des femmes et des minorités discriminées (Kurdes, chrétiens, homosexuels)." [www.lemonde.fr]]...

Si les Kurdes obtenaient enfin leur État, quel sort les islamo-conservateurs accorderaient-ils à leurs alliés : femmes, chrétiens et homosexuels...? Un islamo-conservateur kurde est-il vraiment différent d'un islamo-conservateur turc ? J'ai hâte de connaître la suite de l'histoire...