Non je ne connais pas ce machin-là, mais je n'ignorais pas qu'il était possible qu'il existât.
L'humanité est bien une
forge cependant un dispositif anthropologique, fût-il dûment établi et constant, ne saurait être pris comme
force. Qu'est-ce qui ferait sinon, que cette forge agisse dans un moment historique plutôt qu'un autre ? ou même, quelle valeur, quel intérêt et quel poids aurait l'action des hommes si elle n'était issue que de cette seule
forge d'inertie.
L'euro est un dispositif-destin, quasi-anthropologique pour certains comme le sinistre Sapin qui annonce au monde entier que le destin de la Grèce est de rester dans l'euro, que l'euro
est du destin, est chose manifestement inscrite dans un destin insaisissable et agissant, comme pouvait l'être la
Manifest Destiny des Américains de l'Union, celle qui précéda la guerre civile américaine.
La guerre civile américaine était-elle du destin de ce continent ? pas vraiment : elle fut l'acte de gens qui, comme Renaud Camus aujourd'hui parlant de l'Europe, virent se dessiner le dessein d'une
confédération opposable à l'Union. Il y eut alors remise des enjeux et des destins dans une confrontation à mort. La configuration anthropologique, aussi donnée fût-elle dans la mythologie des fondations, était donc une forge incertaine qu'une force certaine assura.
Il est fascinant de voir se dessiner d'étranges cartes dans l'espace européen actuel, comme si des forces comparables se mettaient en place : ces jours-ci une carte des pays désireux de voir la Grèce quitter l'euro et même l'Union qui tous sont de l'Europe du Nord -- une ligne Mason-Dixon court ainsi horizontalement dans le continent, passant entre l'Italie et l'Autriche et qui situe la France comme le plus haut en latitude des pays sudistes. Le Nord veut l'Union, le Sud rêve de s'en détacher et les PIGS commencent à parler
confédération: et voici la mauvaise utopie eurogermanique forgée dans le mythe d'une destinée manifeste se polariser comme l'Amérique du Nord en 1859. Où est donc l'anthropologie ici ? Todd a-t-il une explication? Un conflit virtuel existe qui exista ailleurs, en Amérique, où il se dénoua dans un bain de sang. La liberté des hommes reste entière face à une éventualité de sa répétition. La forge anthropologique n'y est pour à peu près rien. Les hommes vont agir : mus par les forces de l'intérêt, ils traceront la suite de leur histoire collective sur la toile nue d'un donné anthropologique passif comme les bords d'une gouttière; ils sont guettés par une répétition de leur enfer dont ils ignorent encore les lois, lesquelles ne sont ni inscrites dans le sang ni enfichées dans le sol.
La pomme de discorde n'est évidemment pas l'esclavage en Europe en 2015, pourtant l'homme Noir, sub-saharien, qui campe à Vintimille ou à Calais, est bien là comme témoin d'une grande affaire continentale qui se noue par-dessus lui ou sous son regard étranger. La forge ou le moteur de la catastrophe, celle que l'on voit se tramer ou se couver seule, hors le pouvoir des hommes, est bien agissante et le destin s'amuse à disposer sur cet échiquier tragique des pions qui miment les anciens, ceux du milieu du XIXe siècle en Amérique. La forge est celle de l'irrésistibilité qui tient à se faire connaître comme telle -- dans son premier discours, celui de son "investiture", Mario Dragui fit état de
l'irréversibilité de l'appartenance à l'Euro des pays de cette Union. Là où l'irrésistibilité se donne et se fait connaître comme telle aux acteurs de l'histoire, une tragédie se prépare. Voilà le seul motif qui se répète avec des effets certains et infaillibles. Mais vous le constatez, cette force est celle d'un vieux schéma psychique que les hommes ont tort de laisser courir libre, en lui accordant licence, et la fatalité apparente de cet agir n'est point du destin mais d'un pli psychique commun chez l'homme occidental.