Citation
Francis Marche
Vous savez que pour certains physiciens, à un certain niveau quantique, les phénomènes ne sont plus assujettis à la flèche (orientée, non commutative) du temps, et que les expériences d'intrication, à commencer par celle d'Aspect, témoignent de phénomènes déassujettis au temps.
Le fait que le langage repose sur des mots dont on ne peut commuter les lettres, ainsi que des phrases dont on ne peut commuter les mots, nous impose l'idée de temps, mais le temps dans son acception cosmologique.
Non. Le language nous impose la notion d'ordre et d'engendrement ordonné et il ne fait que cela, et sans être obligé de chevaucher de flèche de la temporalité -- ce qui a été dit ne peut pas ne pas avoir été dit ce qui ordonne et restreint le champ des dires tout en causant des engendrements d'autres dires déterminés par le dit premier ; ordre restrictif où le facteur temps n'est introduit qu'artificiellement et comme par parti pris capricieux de la part de qui veut l'y introduire -- et aussi : le physicien français Etienne Klein qui, avec Thibault Damour a beaucoup travaillé sur ces sujets (flèche du temps, géométrie non commutative, etc.) est un grand amateur d'anagrammes qui sont les fruits d'une opération de langage qui accomplit ce que justement vous dites que le langage exclut : des mots ordonnés par des lois de commutation libre, l'engendrement de mots par commutations de lettres prises à un dit posé comme antérieur à l'opération.
L'ordre en question, celui de la spirale rentrante/restrictive du langage peut se passer du temps. Le temps humain s'installe culturellement dans cet ordre mais n'en est pas la condition.
Exemple de langage à rebours de la flèche de la temporalité : la pseudépigraphie -- soit la production d'un écrit faussement ancien. .
A mes risques et périls, j'ajouterais un grain de sel assyriologique. D'abord, le langage écrit au temps de sa naissance cunéiforme n'est pas fait de mots dont on ne peut changer les lettres, ni inverser l'ordre : la disposition des signes écrits sur la tablette n'a pas obéi au début à une préalable invention des règles de l'espace écrit linéaire. Les signes-mots sumériens, à leur naissance à l'écrit, étaient dépourvus de marqueurs grammaticaux et le lecteur devait savoir les insérer dans une chaîne parlée et orale supposée connue, au cours de sa "performance". Plus tard, un discours écrit s'organise dans la succession, bien sûr, mais une langue comme le sumérien qui ne marque pas les temps, mais deux aspects non-temporels, et où la notion de "mot" suscite des interrogations (propres à la linguistique des langues agglutinantes), laisse imaginer une tout autre vision du temps chez ses locuteurs.
Si je reprends brièvement les remarques de Jean-Jacques Glassner (
La Mésopotamie, Guide des Belles-Lettres, 2002, p.165, "Le temps"), je ferai observer que dans cette civilisation, deux conceptions du temps s'articulent : celle que le sumérien exprime par le terme
bala, temps circulaire ou alternatif : par exemple, le retour alternatif de fonctions, de charges, de corvées, et de durée de ce segment temporel clos, mis à part du continuum temporel social. Ceci dit, Glassner ajoute que ce temps-
bala n'est pas le temps circulaire d'éternel retour imaginé pour les sociétés traditionnelles. Le segment de temps peut varier dans sa durée et laisse pénétrer une part de changement.
La seconde conception du temps s'exprime par le terme akkadien
dâru (cf
dor en hébreu) et renvoie à "un temps qui procède d'un point de départ dans le passé, toute date de quelque nature pouvant convenir, mais qui, par contre, ne connaît pas de limite dans le futur." C'est une durée linéaire, mais Glassner prévient qu'il ne faut pas l'assimiler au temps linéaire figurable par un vecteur dirigé vers un avenir "meilleur", une apocalypse. La mémoire étymologique de
dâru est la racine DWR qui renvoie aux idées de tour, cercle, génération, éternité (Glossaire de Gelb, racine D'6R).
Pour cette conjonction de circularité et de linéarité limitée, Glassner propose un schéma sinusoïdal, qui met "en évidence les points de retournement tout en présentant les successions à la fois comme les points ordonnés d'une séquence linéaire ou comme les points d'un cercle qu'on peut se donner en repliant la figure sinusoïdale selon un axe vertical."
J'ajoute que l'akkadien, dans cette symbiose suméro-akkadienne qui survécut deux mille ans à la mort du premier langage en tant que langue parlée, oppose aussi les aspects temporels, non les temps. Mais il subit, comme les autres langues sémitiques, l'évolution qui fit rabattre l'inaccompli sur le présent / futur, et l'accompli sur le passé défini. Il lui resta un temps (
tense) que les autres langues sémitiques n'ont pas, nommé en anglais "perfect", temps relatif aux deux autres et difficile à traduire dans notre langue.
Enfin, l'écriture cunéiforme se prête admirablement à des jeux graphiques qui rappellent ceux que Francis évoque.