Le site du parti de l'In-nocence

Qu'est-ce que la Mort ?

Envoyé par Pierre Hergat 
22 août 2015, 17:19   Qu'est-ce que la Mort ?
Disons que la mort, c'est le temps qui s'arrête.

L'univers est composé de milliards de milliard de galaxies dont nous savons que 85% d'entre elles sont mortes. La galaxie elliptique du Sombrero est une galaxie morte. La Voie Lactée, galaxie spirale, est une galaxie vivante. Chaque année y naissent trois ou quatre étoiles. On retiendra qu'une galaxie devient morte (ou elliptique), une fois que son principe actif, le trou noir, meurt, faute de trouver à consommer, poussières, étoiles, nébuleuses. La rotation naturelle s'arrête, les bras disparaissent. Elle devient elliptique.
Mais le temps ne s'arrête pas pour autant.

Ce qu'il y a de bien avec l'infiniment petit, c'est que la mort y est abscente, tandis que le temps lui, ne s'arrête jamais car il y a ce qu'on appelle le fond cosmologique. Il s'agit, à une température de 3° Kelvin, d'une sorte de soupe primordiale partout présente dans l'univers, composée de lumière, dans laquelle tout ce qui est détruit, disparait. Disparait, mais réapparait aussi. Car il ne s'agit pas vraiment d'une mort, mais plutôt d'un potentiel.

Pour Alain Connes, le temps, la mort, sont les formes sensibles -- et donc humaines --, des géométries non commutatives dont il est le spécialiste. Le temps n'existe dans l'univers que parce que les lois employées sont non commutatives. On peut faire (2 + 3) ou (3 + 2) car l'addition est commutative. Tel n'est pas le cas de la soustraction pour laquelle (2 - 3) ne vaut pas (3 - 2). Si l'univers ne reposait que sur l'addition et la multiplication, le temps dans l'univers n'existerait pas. Ainsi ces géométries non commutatives sont-elles à l'origine des brisures de symétries qui ont produit l'univers au tout début, et le fond cosmologique en est la forme thermo-dynamique qui parvient à nos sens et que nous ressentons (le chaud, le froid, le bien-être, le mal-être).
Le fait que le langage repose sur des mots dont on ne peut commuter les lettres, ainsi que des phrases dont on ne peut commuter les mots, nous impose l'idée de temps, mais le temps dans son acception cosmologique.

On peut donc dire qu'une société humaine qui reposerait sur la perpétuelle addition (ou multiplication) des choses serait une société, elliptiquement, cosmologiquement, morte.

Alain Connes, géométrie non commutative
Vous savez que pour certains physiciens, à un certain niveau quantique, les phénomènes ne sont plus assujettis à la flèche (orientée, non commutative) du temps, et que les expériences d'intrication, à commencer par celle d'Aspect, témoignent de phénomènes déassujettis au temps.

Le fait que le langage repose sur des mots dont on ne peut commuter les lettres, ainsi que des phrases dont on ne peut commuter les mots, nous impose l'idée de temps, mais le temps dans son acception cosmologique.

Non. Le language nous impose la notion d'ordre et d'engendrement ordonné et il ne fait que cela, et sans être obligé de chevaucher de flèche de la temporalité -- ce qui a été dit ne peut pas ne pas avoir été dit ce qui ordonne et restreint le champ des dires tout en causant des engendrements d'autres dires déterminés par le dit premier ; ordre restrictif où le facteur temps n'est introduit qu'artificiellement et comme par parti pris capricieux de la part de qui veut l'y introduire -- et aussi : le physicien français Etienne Klein qui, avec Thibault Damour a beaucoup travaillé sur ces sujets (flèche du temps, géométrie non commutative, etc.) est un grand amateur d'anagrammes qui sont les fruits d'une opération de langage qui accomplit ce que justement vous dites que le langage exclut : des mots ordonnés par des lois de commutation libre, l'engendrement de mots par commutations de lettres prises à un dit posé comme antérieur à l'opération.

L'ordre en question, celui de la spirale rentrante/restrictive du langage peut se passer du temps. Le temps humain s'installe culturellement dans cet ordre mais n'en est pas la condition.

Exemple de langage à rebours de la flèche de la temporalité : la pseudépigraphie -- soit la production d'un écrit faussement ancien.

Concernant la mort : l'irréductibilité du monde des morts à celui des vivants est une invention culturelle assez tardive en Occident. Longtemps, dans les mondes anciens y compris les plus tardifs (hellénistiques, etc.) on pouvait revenir du monde des morts. Et les dieux et demi-dieux se mouvaient en libre translation entre les deux mondes (cf. l'Orestie, etc.).

Et ce jusqu'à l'aube des temps modernes (cf. Hamlet de Shakespeare).

L'irréversibilité de la mort est un acquis culturel propre à l'Occident, autant dire un consensus marqueur d'Occident, qui n'a évidemment rien de cosmologique ou même de "scientifique" (ce qui est un peu inquiétant, vous me voyez prêt à l'admettre).
L'objet de mon propos était de montrer que le temps, ramené aux mathématiques, et plus singulièrement, à la théorie des nombres, se déduit de la non commutativité et plus singulièrement des géométries non commutatives. Le thème de la conférence d'Alain Connes est 'un espace non commutatif engendre son propre temps'. Donc, pour lui, le temps caractérise l'espace. Il n'est en rien lié aux hommes, à leur existence, à leurs expérience. On ne mesure pas la vitesse de la lumière, on la déduit. Pareil pour le temps, dont il déduit l'existence de la propriété de non commutativité de l'Espace.

Quant à l'expérience d'Aspect, elle a consisté en 1982 à répéter l'expérience des fentes de Young pour infirmer ou démentir le papier EPR (Einstein Podolsky Rosen) de 1935 qui était une expérience en pensée remettant en cause le principe de non séparabilitié onde/corpuscule du photon. Aspect a envoyé un photon et un seul photon, et a pu constater le passage effectif du photon dans une seule des deux fentes du dispositif; faisant naître malgré cet unique passage, des interférences. Quand à l'observation de A. Connes, j'avoue que le paradoxe du temps énoncé par lui au sujet du déroulé de l'expérience, m'échappe totalement. Mais cette histoire le fascine; c'est sans doute qu'elle offre des perspectives fascinantes.
Sans doute. J'ai toujours pensé ( ou "intuitionné") que l'expérience des fentes d'Young était une expérience de pensée, ou un parti pris de l'esprit : y a-t-il deux fentes ou un large trou (une source unique) partiellement masquée par un cache central. La question de la dualité des sources de lumière en devient un choix arbitraire de l'esprit, libre d'opter pour la configuration d'un cache appliqué partiellement à une source unique ou de deux sources distinctes et séparées par un corps qui leur est antécédent (le cache est matière préexistante à l'émission de lumière), et du reste si l'on réduit progressivement la taille du "cache théorique" à quel point de cette réduction ces "fentes" jumelles cessent d'être considérées comme telles pour devenir une béance qui les défait conceptuellement et d'où surgit la source unique qui n'est plus que minoritairement encombrée du cache ? La physique la plus expérimentale en ressort comme problématique de langage : que nomme-t-on "fente" , ou "opercule" ou que nomme-t-on île (dans un flux de lumière) ? La question des sources (celle de leur statut duel ou unique) de la lumière se trouve conditionnée par les réponses qu'on apportera à ces questions.

Concernant les écrits prétendûment obéissants à la flèche du temps d'une part et la séparation absolue du monde des morts de celui des vivants d'autre part : toute la tradition judéo-chrétienne a oeuvré à cette séparation absolue que ne connaissait pas le monde greco-romain (pour de rien dire des traditions orientales) mais en même temps cette tradition à fait plus étrange encore : elle a instauré la rétrocausalité des écrits par les grands textes apocalyptiques qui dictent le présent (nous dictent et ordonnent nos actes de maintenant) depuis l'avenir.

Lire à ce sujet du philosophe et historien (et penseur de la physique contemporaine) Jean-François Gautier Le sens de l'histoire -- une histoire du messianisme en politique, Ellipses, 2014 (p. 139-140).

Les essais de datation future du Jugement dernier à partir de Joachim de Flore au XIVe siècle chamboulent l'ordre chronologique des écrits et des actes : des écrits (l'Apocalypse de Jean) anciens éclairent notre maintenant depuis l'avenir qui nous attend. Cette invalidation de la flèche du temps dans l'engendrement des actes et des écrits fut probablement rendue possible par l'absoluïsation de la séparation du monde des morts de celui des vivants : point d'apocalyptique ni de messianisme, ni de prophétisme dans l'ordre grec ou chinois.
La question ainsi posée, qu'est-ce que la mort ?, s'est imposée en observant cette atonie qui est à l'oeuvre, et qui pour moi, réside dans une mécanique d'ajouts perpétuels, de nouvelles humanités, de nouvelles in-humanités, de nouvelles normes, de nouvelles lois, de nouvelles nouveautés, obligeant l'esprit à des efforts d'adaptation permanents. Une morbidité du plus.
Pourquoi les secours interviennent-ils de plus en plus, au plus près des côtes lybiennes, faisant d'eux des passeurs ?
Pourquoi la loi Macron transforme-t-elle tout, mais sans rien abroger ? Si la Révolution française se déroulait aujourd'hui, nous aurions les Etats généraux, la première République, et pour bien faire, nous conserverions la royauté, le roi, et même l'ancien régime. Ici, dire, 'Non au changement de peuple', revient simplement à faire en sorte que le nouveau peuple s'installe tandis que l'ancien peuple demeure, sans rien changer, mais avec le nouveau auprès de l'ancien. Ce serait donc un ajout, un de plus.
La Mort impose que l'on ne se tourne pas vers le passé parce que se tourner vers le passé revient à se soustraire à elle.
La Mort impose que l'on ne se tourne pas vers le passé parce que se tourner vers le passé revient à se soustraire à elle.

Ce n'est que partiellement vrai car, complémentaire à ce mouvement vers le passé, il y a celui de la projection vers le futur qui sert de manière fort empirique à échapper aux dangers mortels du maintenant (cf. tout ce qui tourne autour de la prévention et de la prémunition -- se prémunir contre le malheur qui vient et que la science est sensée éclairer et contre lequel elle est sensée pourvoir des moyens scientifiquement pensés).

Se tourner vers le passé ouvre la voie à une prévention subjective (qui peut aller jusqu'au déni de la mort qui vient) tandis que se tourner vers l'avenir met en oeuvre un truchement objectif-illusoire ("je porte un casque de moto pour diminuer les risques de mort à moto " alors que la mort peut me faucher d'une crise cardiaque tout à l'heure avant même que j'ai enfourché l'engin).

La flèche du temps, indissociable en Occident de la notion moderne de progrès de l'histoire compose avec elle un étrange dispositif qui est loin d'avoir cours partout dans l'humanité.

Les judéo-christianismes créèrent ce dispositif en même temps qu'ils créèrent son opposé ou son négatif ou son symétrique, son ombre, à savoir le dispositif apocalyptique et les régimes eschatologiques orientés du futur vers le maintenant. Ils créèrent de la sorte une flèche bidirectionnelle, si l'on veut, et qui, dans la science physique contemporaine, trouve à s'appliquer dans les univers quantiques spéculés où le temps, celui des phénomènes de la physique quantique, est bidirectionnel, voire a-directionnel. Voir ce qu'en dit Etienne Klein par exemple dans ses nombreux ouvrages de vulgarisation (Les Tactiques de Chronos, Le Facteur temps sonne toujours deux fois, etc.)

Ce qui serait très intéressant à continuer d'explorer : cette flèche bidirectionnelle n'est point statique, elle connaît des périodes cycliques où alternent la force dominante d'une direction avec celle de la direction opposée.
24 août 2015, 11:22   L'Origine du monde
J'avoue n'avoir pas très bien compris si la mort relevait finalement de la "non-commutativité", comme semble le suggérer Connes ("le temps, la mort, sont les formes sensibles – et donc humaines –, des géométries non commutatives"), ou bien au contraire de la seule et triviale addition des choses ("cette atonie qui est à l'oeuvre, et qui pour moi, réside dans une mécanique d'ajouts perpétuels", "Une morbidité du plus") ?
Toujours est-il que si elle procède des deux à la fois, ce sera là un lien possible avec l'expérience des fentes de Young, justement ,où la lumière paraît bien se comporter à la fois comme constituée de corpuscules (en ne passant que par une fente) et comme onde (quand les deux fentes sont ouvertes et que chaque photon semble bien passer par toutes deux à la fois) ; à ma connaissance, cette expérience ne relève du reste pas d'un Gedankenexperiment, mais de l'observation objective d'effets répétibles ?

Quant à la mort, hormis l'acception "courante" selon laquelle ce mot ne désignerait que l'impensable non-expérience de la cessation de ma propre existence, ainsi qu'indirectement le phénomène de la cessation patente de celle d'autrui, qui n'est en réalité pas moins impensable, hormis donc ce sens coutumier renvoyant inexplicablement à un non-sens avéré, toute autre utilisation de ce terme me fera toujours l'effet d'un effet, ou abus, de langage, qui est cause qu'on ajoute à un terrible manque de signification originel un grave flou sémantique, ce qui est un comble.
24 août 2015, 12:19   Re : L'Origine du monde
Selon A. Connes, les espaces non commutatifs (donc, les Espaces dont les lois ne permettent pas de commuter les objets entre eux) génèreraient leur propre temps. Autrement dit, le temps serait une caractéristique intrinsèque de l'Espace. En l'absence des hommes, il continuerait de mettre en oeuvre son principe de non rétroactivité. Il ne s'agit donc pas d'un temps au sens de la Cinématique, ni même de la Relativité.
A l'opposé, un Espace dont la loi laisserait se commuter les objets entre eux, ne génèrerait pas son propre temps. Il suffit alors d'observer que des opérations comme l'addition et la multiplication sont toutes deux commutatives, tandis que les opérations de soustraction et de division, elles, ne le sont pas. Pourtant et surtout, la soustraction n'est rien d'autre qu'une addition négative (3 -2 équivaut à 3 + (-2)) , tandis que la division n'est une multiplication inverse ( 2/3 équivaut à 2 * 1/3) .
Par conséquent, un Espace qui ne reposerait que sur l'addition et la multiplication, ne génèrerait pas son propre temps car pourvu de lois internes commutatives; il serait donc, si l'on tient compte de ma proposition, mort. Comme l'est la galaxie du Sombrero qui est-là, semble-t-il, de toute éternité.
C'est la question qui est posée par notre société, une société apparemment trop pressée d'aller de l'avant, et qui n'est plus capable de s'arrêter, de s'interroger, de revoir les choix et surtout de les abroger, comme s'il fallait sommer à l'infini et permettre aux objets qui la compose, de commuter, de s'échanger indistinctement, manifestant par là, le choix d'une topologie commutative.
En somme, le communisme parfait, le commutativisme.
 
24 août 2015, 14:41   Re : L'Origine du monde
Pierre Hergat, d'après cette vôtre phrase faisant référence à Connes : « Pour Alain Connes, le temps, la mort, sont les formes sensibles – et donc humaines –, des géométries non commutatives dont il est le spécialiste », le temps et la mort relèvent de la non-commutativité, oui ou non ?
C'est ce sur quoi je butai, cela m’apparaissant totalement en contradiction avec votre proposition selon laquelle les propriétés exclusivement commutatives de l'espace généreraient la mort ; d'où mon interrogation...
24 août 2015, 17:05   Re : L'Origine du monde
Moi aussi je m'y perds.
oui ou non ? Oui. Le Vivant tout entier résulte des lois non-commutatives. Je disais en introduction: 'Disons que la mort, c'est le temps qui s'arrête.' Ce qui revient juste à dire que le vivant se distingue du non-vivant en ce que l'un se retrouve dans les lois non-commutatives et l'autre, dans les lois commutatives. La commutativité est donc, si je puis dire, le critère zéro.
Dans le modèle standard de la physique, c'est la non-commutativité qui a produit les brisures de symétries. D'une certaine manière non-commutativité et asymétrie sont synonymes (asymétrique, ou, gouverné par des lois non-commutatives).
(le temps comme déséquilibre, causé par une asymétrie et une non-commutativité du champ phénoménologique d'où il émane, et le temps comme chute ou comme entraînement dans la chute, avaient été pensés déjà par Edmund Husserl -- pour Husserl nous chutons dans le temps et le temps chute en lui-même, et cette chute fait la pente générale du réel. Mais il faut aussi voir en cette vision ou cette thèse une dérivée de la théologie chrétienne de la chute : les mondes pré-chrétiens ou extérieurs à la sphère judéo-chrétienne n'ont jamais eu cette expérience du temps chuté ou du temps concevable comme culbute permanente dans le néant ou le relatif -- le société non-judéochrétienne avait du temps une vision autre, et qui reste sous-jacente aux mondes judéo-chrétiens : le temps comme axe et comme vis: il progresse, se répète et rive le réel en s'y enfonçant dans et par la répétition de ses tours et retours)
25 août 2015, 11:24   Re : Qu'est-ce que la Mort ?
Citation
Francis Marche
Vous savez que pour certains physiciens, à un certain niveau quantique, les phénomènes ne sont plus assujettis à la flèche (orientée, non commutative) du temps, et que les expériences d'intrication, à commencer par celle d'Aspect, témoignent de phénomènes déassujettis au temps.

Le fait que le langage repose sur des mots dont on ne peut commuter les lettres, ainsi que des phrases dont on ne peut commuter les mots, nous impose l'idée de temps, mais le temps dans son acception cosmologique.

Non. Le language nous impose la notion d'ordre et d'engendrement ordonné et il ne fait que cela, et sans être obligé de chevaucher de flèche de la temporalité -- ce qui a été dit ne peut pas ne pas avoir été dit ce qui ordonne et restreint le champ des dires tout en causant des engendrements d'autres dires déterminés par le dit premier ; ordre restrictif où le facteur temps n'est introduit qu'artificiellement et comme par parti pris capricieux de la part de qui veut l'y introduire -- et aussi : le physicien français Etienne Klein qui, avec Thibault Damour a beaucoup travaillé sur ces sujets (flèche du temps, géométrie non commutative, etc.) est un grand amateur d'anagrammes qui sont les fruits d'une opération de langage qui accomplit ce que justement vous dites que le langage exclut : des mots ordonnés par des lois de commutation libre, l'engendrement de mots par commutations de lettres prises à un dit posé comme antérieur à l'opération.

L'ordre en question, celui de la spirale rentrante/restrictive du langage peut se passer du temps. Le temps humain s'installe culturellement dans cet ordre mais n'en est pas la condition.

Exemple de langage à rebours de la flèche de la temporalité : la pseudépigraphie -- soit la production d'un écrit faussement ancien. .

A mes risques et périls, j'ajouterais un grain de sel assyriologique. D'abord, le langage écrit au temps de sa naissance cunéiforme n'est pas fait de mots dont on ne peut changer les lettres, ni inverser l'ordre : la disposition des signes écrits sur la tablette n'a pas obéi au début à une préalable invention des règles de l'espace écrit linéaire. Les signes-mots sumériens, à leur naissance à l'écrit, étaient dépourvus de marqueurs grammaticaux et le lecteur devait savoir les insérer dans une chaîne parlée et orale supposée connue, au cours de sa "performance". Plus tard, un discours écrit s'organise dans la succession, bien sûr, mais une langue comme le sumérien qui ne marque pas les temps, mais deux aspects non-temporels, et où la notion de "mot" suscite des interrogations (propres à la linguistique des langues agglutinantes), laisse imaginer une tout autre vision du temps chez ses locuteurs.

Si je reprends brièvement les remarques de Jean-Jacques Glassner (La Mésopotamie, Guide des Belles-Lettres, 2002, p.165, "Le temps"), je ferai observer que dans cette civilisation, deux conceptions du temps s'articulent : celle que le sumérien exprime par le terme bala, temps circulaire ou alternatif : par exemple, le retour alternatif de fonctions, de charges, de corvées, et de durée de ce segment temporel clos, mis à part du continuum temporel social. Ceci dit, Glassner ajoute que ce temps-bala n'est pas le temps circulaire d'éternel retour imaginé pour les sociétés traditionnelles. Le segment de temps peut varier dans sa durée et laisse pénétrer une part de changement.

La seconde conception du temps s'exprime par le terme akkadien dâru (cf dor en hébreu) et renvoie à "un temps qui procède d'un point de départ dans le passé, toute date de quelque nature pouvant convenir, mais qui, par contre, ne connaît pas de limite dans le futur." C'est une durée linéaire, mais Glassner prévient qu'il ne faut pas l'assimiler au temps linéaire figurable par un vecteur dirigé vers un avenir "meilleur", une apocalypse. La mémoire étymologique de dâru est la racine DWR qui renvoie aux idées de tour, cercle, génération, éternité (Glossaire de Gelb, racine D'6R).

Pour cette conjonction de circularité et de linéarité limitée, Glassner propose un schéma sinusoïdal, qui met "en évidence les points de retournement tout en présentant les successions à la fois comme les points ordonnés d'une séquence linéaire ou comme les points d'un cercle qu'on peut se donner en repliant la figure sinusoïdale selon un axe vertical."

J'ajoute que l'akkadien, dans cette symbiose suméro-akkadienne qui survécut deux mille ans à la mort du premier langage en tant que langue parlée, oppose aussi les aspects temporels, non les temps. Mais il subit, comme les autres langues sémitiques, l'évolution qui fit rabattre l'inaccompli sur le présent / futur, et l'accompli sur le passé défini. Il lui resta un temps (tense) que les autres langues sémitiques n'ont pas, nommé en anglais "perfect", temps relatif aux deux autres et difficile à traduire dans notre langue.

Enfin, l'écriture cunéiforme se prête admirablement à des jeux graphiques qui rappellent ceux que Francis évoque.
For M. Marche Eyes only ( lol )
 
Pour cette conjonction de circularité et de linéarité limitée, Glassner propose un schéma sinusoïdal, qui met "en évidence les points de retournement tout en présentant les successions à la fois comme les points ordonnés d'une séquence linéaire ou comme les points d'un cercle qu'on peut se donner en repliant la figure sinusoïdale selon un axe vertical."

Le schéma sinusoïdal est un hybride dynamique qui associe au tour et retour éternel du temps vécu et théorisé (et théologisé) par les sociétés dites traditionnelles que nous décrivait Micea Eliade dans son ouvrage "Le Mythe de l'éternel retour" -- soit celui de la Rondeur des jours de notre quasi-contemporain Jean Giono, autrement dit le temps-bala que nous décrit ici Henri Bès --, qui associe au vice de la répétiion la force de l'avant projeté et du "continuum temporel social". Or ce shéma hybride-dynamique, qui est celui de la vis de l'histoire pénètrant droit et linéairement dans l'avant par tours et retours perpétuels est déjà présent dans le monde grec où il fut intuitionné et figuré par Héraclite. C'est à dire que la rupture judéo-chrétienne qu'opéra l'irruption de la Bible des Septantes dans l'Alexandrie hellénistique ne fut point rupture tant que ça : cette rupture ne fut en vérité qu'approfondissement analytique d'une perception de l'être de l'histoire qui était déjà composite, sinusoïdal, en lequel l'avancement linéaire (le "progrès" des sociétés et de leur sciences) et la conception du temps qui s'y attachait étaient déjà d'ordre bâtard : la cyclicité n'y était point vécu comme statique mais comme oeuvre translative, comme mouvement translatif sur un axe central où la progression linéraire était possible et rendue possible par le retour cyclique des configurations historiales. En Chine : la même évolution, longtemps tenue en germe, se manifeste avec l'Empire qui est tout-progrès, et la cyclicité des éons et des ères impériales qui en hache le cours historial par la persistance du même et du répété.

En Occident, la radicalité du temps biblique donna plus tard (mille ans au moins après le Christ) naissance au calcul arithmosophique (ce terme est employé par Jean-François Gautier dans l'ouvrage cité supra) qui n'est autre qu'une lecture anamorphique directe et simple des textes apocalyptiques : à une semaine notée dans l'écrit saint (chez Joachim de Flore, il s'agit de l'histoire de Judith, racinaire à ce calcul) correspondra la lecture de dix ou cent années de l'histoire des hommes, etc.; chez l'écossais Napier au XVIe siècle, les trompettes de l'Apocalypse de Jean sonnent tous les 72 ans et l'Evangile de Jean, dernier des Evangiles dit tout des temps futurs qui conduiront au Jugement dernier. Et ce travail arithmosophique projectif, cette lecture des correspondances entre temps biblique et déroulé historial dans la cité des hommes, donna, cher Napier, naissance à cet outil mathématique extraordinaire d'écrasement des grands nombres que sont les logarithmes. La machine logarithmique, qui propulsa les sciences exactes en Occident à l'âge de Descartes et Leibniz et qui a permis depuis à l'Occident de traiter les très grands nombres prit naissance comme machine arithmosophique et théologique d'extraction du sens de l'histoire dans et par la lecture du dernier Evangile.

Donc ce qui se passa et continue de se passer en Occident est la conjugalité, comme dans un mariage, entre répétition et progrès, et cette curieuse conjugalité n'est point nouvelle, elle fut pensée et identifiée dès Héraclite, et se matérialisa et se figura de tous temps en Europe sous la forme de la vis perpétuelle du pressoir mystique abondamment présente dans l'iconographie médiévale.

Mais le plus extraordinaire est encore de constater que la Chine, dès la rupture impériale de -221, connut le même sort intellectuel et praxique que l'Occident.
"Le passage du temps s'explique par la partialité ou l'imperfection de notre connaissance". C'est évidemment une proposition très pertinente et fort intéressante. Mais j'avoue avoir du mal à suivre la construction de l'argumentaire. Disons que c'est une conjoncture modeste et élégante, qui unit à un constat empirique ("le passage du temps"), une évidence ("la partialité ou l'incomplétude de notre connaissance"). De prime abord, c'est de bon goût, c'est un bon début, un bon point d'ancrage pour la suite. Mais quelle suite ? L'éventualité que la non-commutativité soit génératrice d'une flèche unidirectionnelle des états/étants qui ordonnancerait l'évolution n'est pas inintéressante à explorer elle non plus mais en quoi cette idée s'arrime à la première conjecture ? Ce sont là, pour ce qui me concerne, des objections d'étudiant un peu naïf et candide mais la candeur est l'amie des mathématiques, n'est-ce pas ?
17 septembre 2015, 17:42   Re : Qu'est-ce que la Mort ?
Qu' est-ce que la Mort ?

La Liberté .
Les consonnes l, b, et t s' élèvent conjointement vers le ciel; elles étaient 3, et ne forment plus qu' une.
Seuls les utilisateurs enregistrés peuvent poster des messages dans ce forum.

Cliquer ici pour vous connecter