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Leo Strauss, décrypteur du monde moderne

Envoyé par Éric Guéguen 
Je suis entré en philosophie il y a dix ans. C’était un samedi matin, par hasard. Je découvrais alors l’émission Répliques, il y était question de Pierre Manent. Après avoir acheté puis lu son Cours familier de philosophie politique, malgré un titre tout à fait revêche pour le profane, je fus totalement conquis, subjugué par le sujet et la méthode. Cela me conduisit à Tocqueville, puis à Aristote, enfin à Leo Strauss. De ce dernier j’aimerais dire quelques mots car il est l’un des plus fins critiques de la société libérale contemporaine et aussi, malgré tout, la victime d’un certain nombre de préjugés, franco-français pour certains, conformes au prêt-à-penser journalistique. En somme, un grand esprit maintenu sous le boisseau.

Leo Strauss était philosophe allemand, élève de Husserl et Heidegger. Juif de son état, inquiété par la montée du nazisme, il s’expatrie et devient américain. Interpellé dès cette époque par le fait qu’un pays de haute culture comme l’Allemagne puisse sombrer du jour au lendemain dans le nihilisme, il ne cessera de sonder en quoi les démocraties libérales portent en elles le virus totalitaire. Cette dégénérescence politique sera en quelque sorte le fil conducteur des recherches qu’il mènera au cours de sa carrière en philosophie politique, prenant à bras-le-corps aussi bien le libéralisme contemporain que la pensée islamique médiévale ou les classiques de l’Antiquité, maîtrisant tant l’allemand que l’anglais, tant l’arabe que l’hébreu, tant le latin que le grec ancien.

C’est un penseur de cet ordre dont la France néglige ouvertement la promotion depuis une quinzaine d’années. Il y a une raison fallacieuse à cela. En l’espace de quelques mois, des attentats du 11 septembre 2001 à l’élection présidentielle française de 2002, la politique s’est rabougrie par injonction morale. Sur le plan international, après une décennie d’accalmie, un nouvel ennemi héréditaire est venu frapper aux portes de l’Occident, attestant d’un choc des cultures qu’il faut être sot ou aveugle pour ne pas constater. Au niveau national, les méfaits de la dissolution du pays dans la grande foire européenne ont fini par engendrer, en retour, un écheveau populiste ; le « populisme » étant, depuis le référendum de 2005, le nom que donnent les démocratolâtres à la démocratie lorsque celle-ci ne va plus dans leur sens. L’un dans l’autre, une rétractation identitaire s’est opérée, au grand dam des chantres de l’économisme, de gauche comme de droite. C’est dans cette ambiance que Daniel Lindenberg et Pierre Rosanvallon (ce dernier étant ministre du culte rendu à la démocratie au Collège de France) ont tenté d’épingler, fin 2002, ce qu’ils ont appelé les « nouveaux réactionnaires » dans leur célèbre pamphlet Le Rappel à l’ordre.

Quel rapport avec Leo Strauss ? Nous vivions alors sous la menace d’une inféodation aux États-Unis va-t-en-guerre, d’un rôle à tenir dans leur fiasco en Irak. George W. Bush passait déjà dans tous les esprits pour le demeuré de service et, comme tel, jouet de forces occultes, les fameux « néoconservateurs ». Issus d’une gauche désillusionnée, attachés à façonner un monde homogène sous bannière étoilée, nombre d’entre eux se sont complus à rappeler – en guise de caution intellectuelle – qu’ils avaient assisté étant jeunes aux cours donnés par Leo Strauss ou ses disciples à l’université de Chicago. Paul Wolfowitz, trotskyste repenti et élève d’Allan Bloom, lui-même élève de Strauss, était de ceux-là. L’aura des « néocons » a ainsi pu bénéficier d’un patronage inespéré, entretenu par un appareil journalistique n’ayant jamais pris la peine de lire Strauss, trop content de livrer à la vindicte le méchant de service. Comme toutes les bêtises passent aisément l’Atlantique, nos journalistes, gauchistes pour la plupart – et eux aussi partis en guerre contre un axe du mal pour ne pas avoir à assumer leurs égarements –, leur ont emboîté le pas sans le moindre scrupule. Ainsi Leo Strauss, mort en octobre 1973 (le lendemain de l’embargo pétrolier… il se trouvera bien des gens pour dire que ça l’a sûrement tué), est-il devenu, à son insu, un gourou diabolique. Et des penseurs comme Marcel Gauchet ou Pierre Manent de se retrouver inculpés d’être les disciples d’un réactionnaire en chef.

Quand on se montre plus consciencieux et que l’on prend la peine de lire Strauss, ces méthodes de voyous sont encore plus édifiantes. Non seulement la finesse de ses critiques est le meilleur service à rendre à une démocratie libérale qui, moribonde, se permet de fanfaronner, mais ce qu’il met au jour philosophiquement aurait plutôt tendance à invalider l’impérialisme américain. Sans trop entrer dans des détails abstraits, sachons que Leo Strauss fut de ceux pour qui la question du meilleur régime ne s’est pas close avec l’avènement des régimes de masse. Il s’inscrivait dans une tradition de pensée si peu dogmatique qu’elle allait de Platon à lui-même en passant par le grand penseur musulman Al-Fârâbî (Xe siècle). L’un des élèves de Strauss – le professeur Muhsin Mahdi, dont on ne parle curieusement jamais – se montrera hautement redevable de son enseignement. Irakien d’origine, son œuvre prolongera le déploiement intellectuel et sans frontières d’un héritage grec qui n’en finira jamais de porter ses fruits. En cela réside d’ailleurs la leçon principale de Leo Strauss.

On l’entrevoit, la guéguerre du pétrole était loin des préoccupations de l’enseignement de Strauss. Même le fameux et fumeux Choc des civilisations de Samuel Huntington, lui-même distraitement attentif aux réflexions straussiennes, ne dénote pas l’esprit belliqueux qu’on lui prête. Encore un livre que nombre de nos bien-pensants n’ont jamais lu ! Quant au fait de rattacher La fin de l’histoire et le dernier homme de Francis Fukuyama à la pensée de Strauss, c’est tout simplement n’avoir lu ni l’un ni l’autre. Le premier annonce que la démocratie libérale est l’aboutissement final de la philosophie politique, ce que le second a toujours considéré comme un aveuglement et de l’immodestie de la part de ce régime. Ce qui reste vivement reproché à Leo Strauss, c’est précisément de ne pas se laisser bercer par les rêves d’une humanité homogène déprise du politique, tout acquise au confort nivelant que promet le capitalisme. Pourquoi diable aurait-il enjoint le gouvernement américain d’imposer ailleurs, au sein d’autres cultures, ce dont il voyait déjà l’inéluctable dépérissement dans son pays d’adoption ? Quoi qu’il en soit, les raccourcis idéologiques à son encontre demeurent, particulièrement en France. Strauss ne s’est-il pas intéressé dans son jeune âge aux travaux de Carl Schmitt, l’affreux nazi ? C’est un signe nous dit-on. Peu importent et son statut de réfugié juif, et sa grande clairvoyance à l’égard de tels procès d’intention : il était lui-même l’auteur de l’expression « reductio ad Hitlerum » dès les années 1950.

Politiquement, le droit naturel selon Leo Strauss s’apparente à cette formulation d’Aristote : « Il n’y a qu’une seule forme de gouvernement qui soit naturellement partout la meilleure » (pour les amateurs : Éthique à Nicomaque, V, 10, 1135a5). Mais « partout », ça n’est pas « collectivement et indifféremment, dans tous les endroits à la fois », comme le laisseraient supposer l’administration états-unienne ou nos zélateurs des droits de l’homme. « Partout » est ici à entendre comme « de manière distributive, singulièrement, dans chaque endroit pris séparément ». Ceci laisse place aux identités, à la pluralité des cultures qu’elles induisent, ainsi qu’à la nécessaire adaptation du régime au caractère de chaque peuple, donc aux mœurs des individus qui le composent. Voilà un niveau d’exigence politique et intellectuelle qui trouble, bouscule, inquiète même. Et voilà pourquoi on préfère ignorer les analyses imprescriptibles de Leo Strauss.

Article original.
On aimerait en savoir plus, cher Eric Guéguen... La presque totalité de l'article est consacrée à énumérer les hypothétiques et fallacieuses raisons pour lesquelles les champions coutumiers du prêt-à-penser snobent Strauss, et ce qu'il ne serait pas ; soit, mais après tout, on s'en fiche, des donneurs de leçons, qu'ils continuent de macérer dans leur ignorance et leurs mauvaises idées, tant pis pour eux !
Une seule petite citation permet d'appréhender positivement quelque chose de ce que serait le "vrai" Strauss, et encore, elle est un peu ambiguë et vague, et n'est même pas de lui.
Mettez les pieds dans le plat, si vous permettez : la "meilleure forme de gouvernement qui serait partout la meilleure", quelle est-elle ?
Vous êtes le deuxième à me faire la remarque : j'ai commis l'erreur de poster ça sur un site qui nous enjoint à nous limiter à 7000 signes, espaces incluSES. Ce site bénéficie d'une certaine audience, et je voulais que le nom de Strauss soit vu d'un plus grand nombre possible. Le propos était donc de dénoncer l'anathème dont il est la victime post-mortem.

Strauss, comme Aristote, et comme les Grecs de manière générale, mettait l'accent sur le drame moderne d'avoir congédié la nature, même de l'avoir sacrifiée sur l'autel du Progrès. Or que nous dit la nature ? Que les êtres sont dissemblables, en goûts comme en capacités. La société libérale claironne les goûts, et met les capacités sous le boisseau. Et qu'est-ce qu'un peuple ? Une somme d'individus dissemblables. Par conséquent il n'y a pas deux peuples identiques. Étant donné que le régime adéquat est celui conforme à la nature du peuple à instituer, vous en déduirez, cher Alain, qu'il n'y a surtout pas, mais alors surtout pas, du point de vue straussien, de régime universellement valable. Au rebours de la géopolitique atlantiste et de sa prétention à semer des isoloirs un peu partout...

Merci de m'avoir lu !
Deus sive natura.
 
Strauss, comme Aristote, et comme les Grecs de manière générale, mettait l'accent sur le drame moderne d'avoir congédié la nature, même de l'avoir sacrifiée sur l'autel du Progrès.

En ce qui concerne l'économie dans "le drame moderne", il se pourrait que le réel soit très peu straussien, et même qu'il nous fasse l'injure de n'être guère aristotélicien non plus.

Voyez tout ce que l'on sait des lois de la nature à l'oeuvre dans l'économie libérale, qui se manifestent dans les cycles économiques qui séparent les dépressions, persistants, connus et analysés dès la fin des années 20 du siècle dernier. L'économie dérégulée telle qu'elle s'est imposée à l'échelle mondiale dans le vingtième siècle, avec passage à la vitesse et à l'échelle supérieures dans les années 80, est tout ce qu'il y a de plus naturelle, elle s'articule dans des rythmes autonomes semblables aux rythmes naturels.

Une littérature très abondante, que l'on range généralement dans le domaine des statistiques économiques mais qui devrait intéresser les philosophes, existe sur le sujet.
Pour référence : le Russe N.D. Kondratieff. qui publia ses résultats dans un article fameux dès 1926 : 'Die Langen Wellen der Konjunktur', in Archiv für Sozial-wissenschaft und Sozialpolitik, décembre 1926 ; 'The Long Wave of Economic Life', in Review of Economic Statistics, novembre 1925;
J.A. Schumpeter : 'The Analysis of Economic Change' dans The Review of Economic Statistics, mai 1935 ; 'Business Cycles' (ouvrage en deux volumes paru en 1939)
W.C. Mitchell : Business Cycles, the Problem and its Setting (1930).

De long débats de spécialistes ont été animés par ces auteurs et leurs continuateurs pendant toute la deuxième moitié du siècle, qui portent en particulier sur la définition exacte de la longueur d'onde de ces cycles, que les passionnés d'Aristote (lequel a tout dit et tout décrit pour les siècles des siècles, c'est bien connu) se sont fait un devoir d'ignorer souverainement.
Bouder les "sciences" économiques est d'autant plus néfaste que l'on finit par leur donner le pouvoir de faire la pluie et le beau temps, d'attester de la naturalité de l'homo mercator.

Ainsi donc la mode dériverait-elle d'une "loi de la nature"... Les libéraux ont toujours été très nuls en anthropologie. Ils ne s'y intéressent d'ailleurs pas car ils n'y trouvent pas matière à "naturaliser" leurs plans sur la comète. Ils fonctionnent avec les schémas simplistes d'un marché destiné, de toute éternité, à voler de ses propres ailes aux quatre coins du globe, envers et contre tout, nature et cultures.
aux quatre coins du globe:

Presque. Ça en fait huit.
Voilà une réaction bien péremptoire, voire doxique, j'entends en forme d'exécution instantanée de ce qui contrevient à la doxa anti-libérale, cher Guéguen.

A propos des cycles de la mode (25 et 50 ans), des cycles historiques et de l'anthropologie en général il existe, outre les textes de Polybe, que vous devez connaître vous qui montrez un penchant pour les penseurs grecs, un ouvrage paru en 1945 que l'on doit à un Français, un certain Jean Chevalier (par ailleurs auteur d'une Organisation du travail, 1946) qui tenta de faire accréditer une thèse intéressante. L'ouvrage s'intitule Doctrines économiques, tout simplement.

L'explication que propose Chevalier de ces cycles est d'ordre anthropologique strict et part d'une reprise des intuitions de Polybe. La revue Critique, alors dirigée par Georges Bataille, en donna une recension dans son numéro 27 d'août 1948. Je vous invite à prendre connaissance de cette thèse peut-être un peu plus dynamique, voire subtile que le contenu de vos affirmations (attention c'est un peu long, dix mille signes peut-être, espaces non compriSES) : vous y verrez comme les cycles économiques méritent un regard nouveau et comme l'actuelle domination apparente du libéralisme économique, loin de devoir être perçue comme "fin de l'histoire", peut être réinterprétée comme un moment qui passera dans un grand cycle qui doit le faire alterner avec le dirigisme économique. Le reproche majeur que l'on fit à la thèse de Chevalier est que celle-ci n'accorde aucune place à la modulation de son cycle tri-séculaire, autrement dit qu'elle paraît ignorer le fait qu'en sautant quantiquement les échelles spatiales --- de l'échelle sous-régionale à l'échelle régionale, puis continentale puis mondiale comme aujourd'hui -- la périodicité du cycle considéré devrait s'en trouver altérée ou modifiée et ce du reste point nécessairement dans le sens de son élongation :

L'oscillation historique mise en évidence par Chevalier résulte de l'existence d'un temps de gestation psychologique. les institutions politiques et économiques sont ce que les font les hommes, mais réagissent à leur tour sur la mentalité de ceux qu'elles régissent. D'ailleurs, les hommes ne modifient que lentement leurs institutions, et celles-ci ne réagissent que lentement sur les hommes, d'où l'existence de temps de gestation de nature à engendrer des oscillations de longue période. L'auteur s'exprime en ces termes (p. 51 et 52) : "Si la durée des périodes historiques est demeurée constante, c'est simplement que l'unité qui la mesure n'a pas changé. Cette unité est la longueur de la vie humaine. De mémoire d'homme, dit-on communément. La portée de la mémoire d'homme est à peu près de cinquante ans... A cinquante ans de distance les témoignages paraissent d'un autre âge... Au bout de trois de ces demi-siècles, les changements sont si profonds qu'ils équivalent à une subversion totale. [*]


La pensée de notre auteur prend pour point de départ (p.22) un splendide texte de l'historien grec Polybe, que nous reproduiront ici en partie : "Tant qu'il resta quelqu'un de ceux qui avaient souffert des gouvernements précédents, on se trouva bien du gouvernement populaire. On ne voyait rien au-dessus de l'égalité et de la liberté dont on jouissait. Cela se maintint quelque temps : mais au bout d'une certaine succession d'hommes, on commença à se lasser de ces deux grands avantages : l'usage et l'habitude en firent perdre le goût et l'estime... Rien ne se fait plus que par la force et par la violence... Ce ne sont plus que meurtres, qu'exils, que partages des terres, jusqu'à ce qu'enfin un nouveau maître, un monarque, usurpe le pouvoir et dompte ces fureurs. Telle est la révolution des États, tel est l'ordre suivant lequel la nature change la forme des républiques et les ramène au même point."

Ces alternances de régimes de liberté dégénérant en anarchie et de régimes d'autorité dégénérant en tyrannie stupide, l'auteur les retrouve régulièrement de trois siècles en trois siècles, au cours des trois derniers millénaires de l'histoire de l'Europe. les VIIIe et VIIe siècles avant Jésus-Christ voient la splendeur de l'Empire assyrien et des régimes monarchiques dans les cités de Grèce et d'Italie ; le IVe siècle voit la fondation de l'Empire hellénistique par Alexandre ; le premier siècle avant Jésus-Christ voit l'établissement des régimes dictatoriaux à Rome; le deuxième et le troisième siècles après Jésus-Christ le fonctionnement régulier d'un régime impérial de plus en plus bureaucratique. Mais les régimes monarchiques du VIIe siècle avant Jésus-Christ avaient été renversés et remplacés par des oligarchies bourgeoises : le Ve siècle voit l'apogée de la République athénienne et le fonctionnement régulier de la jeune république romaine. Ces sages régimes dégénérèrent bientôt et furent suivis d'une époque troublée de guerres fratricides (c'est-à-dire entre régimes semblables) et de révolutions anarchiques. Trois siècles plus tard, la puissance commerçante de la République carthaginoise sombre dans une guerre fratricide contre la République romaine, et celle-ci, victorieuse, est en proie aux troubles sociaux. Trois siècles plus tard encore, à la fin du 1er siècle après Jésus-Christ, le régime d'oligarchie impériale qui venait de donner à Rome un siècle d'éclatante prospérité, s'enfonce pour quelques temps dans le désordre après la mort de Neron, tandis qu'un désordre analogue se manifeste à la fin du IIIe siècle, bientôt renforcé par les invasions barbares.

La même alternance se retrouve au Moyen-Âge. Après l'effondrement anarchique du Bas-Empire, le Ve siècle voit la formation des royaumes barbares d'Occident et la restauration de l'Empire d'Orient ; le VIIIe siècle voit la constitution de la Monarchie carolingienne et la grandeur de l'Empire arabe ; le XIe siècle voit la stabilisation du régime féodal, et le XVIe l'existence de solides monarchies en Allemagne, en France et en Angleterre. Mais ces époques de stabilité monarchique ne durent guère plus d'un siècle. La fin du VIe siècle et le VIIe siècle voient la décomposition des royaumes barbares en des luttes intestines et la défaite de l'Empire d'Orient devant l'invasion des Arabes; le Xe siècles voit la disparition complète de l'Empire carolingien, qui avait laissé morceler son autorité. Le XIIIe siècle voit la dégénérescence du régime féodal qui se ruine en des luttes fratricides telles que les Croisades, tandis que prospèrent dans les villes des oligarchies bourgeoises. Les XVe et XVIe siècles seront plus encore une époque de transition et de luttes fratricides.

Quant aux temps modernes, ils commencent avec un état de décomposition anarchique, s'étendant jusqu'au coeur du XVIIe siècle; la situation avait ainsi été préparée pour le rétablissement d'un pouvoir monarchique fort qui dominera partout a XVIIIe siècle en maintenant dans le monde un ordre et une paix relatifs et en permettant à des classes bourgeoises de prospérer. La Révolution française donnera le signal du remplacement des régimes monarchiques par des oligarchies bourgeoises, lesquelles, après un siècle et demi, dégénèrent visiblement dans l'anarchie et les luttes fratricides. L'époque est de nouveau mûre pour des catastrophes, puis des régimes d'autorité.

Ainsi, l'oscillation tri-séculaire partage-t-elle l'histoire du monde entre des ères de liberté et des ères de contrainte sociale, dont la matière est la mentalité dominante des populations. Les événements ne sont que le reflet de cette psychologie. L'existence de perturbations inexpliquées n'est certes pas exclue, mais la mentalité dominante opère sur elles d'une manière sélective. Les conséquences des perturbations à contre-sens se trouvent étouffées, les autres amplifiées. Là est sans doute la raison pour laquelle tous les peuples, du moins en Europe, paraissent subir l'oscillation d'une manière à peu près synchronique. Lorsqu'un peuple anarchique entre en guerre avec un peuple ayant conservé un régime d'autorité, l'issue de la guerre est en faveur du premier durant les ères où la liberté domine, et en faveur du second durant celles où domine la contrainte sociale. C'est ainsi, par exemple, que les Républiques grecques repoussent l'envahisseur médique au début du Ve siècle, mais tombent un demi-siècle plus tard sous l'autorité d'Alexandre. C'est ainsi que l'Empire romain d'Occident succombe au IVe siècle à l'anarchie des invasions germaniques, tandis que l'Empire d'Orient tombe par petits bouts, respectivement trois, six et neuf siècles plus tard sous les coups successifs des Arabes, des Croisés et des Turcs. C'est ainsi encore que le jeune royaume de France repousse l'invasion d'Attila, tandis qu'un siècle et demi plus tard le royaume des Wisigoths d'Espagne tombera devant l'invasion arabe. Le lecteur continuera facilement de lui-même ce petit exercice pour les époques plus récentes.

Dans l'intention de l'auteur, cette intéressante théorie de l'histoire est seulement une étape préparatoire. Il s'en sert comme d'un cadre dans lequel situer l'évolution des doctrines économiques dominantes. La littérature d'une époque n'est en effet, dans une large mesure, que le reflet des préoccupations sociales soulevées par l'organisation sociale de cette époque. Ceci est particulièrement vrai pour la littérature politique et économique. Aux époques de liberté, les auteurs ont généralement partisans du libéralisme et ne voient que les inconvénients de l'intervention publique ; aux époques d'autorité, ils défendent généralement l'économie dirigée. L'alternance des doctrines libérales et des doctrines dirigistes n'est pas propre à nos deux derniers siècles qui, partis d'un libéralisme, d'abord modéré avec les physiocrates et Adam Smith, puis intransigeant avec l'école dite classique, aboutissent aujourd'hui aux doctrines dirigistes du corporatisme ou du travaillisme. Durant les cinq siècles qui précèdent, on voit à deux reprises les doctrines dominantes passer du dirigisme des Canonistes à la conception, par les économistes de la Renaissance d'une offre et d'une demande contre l'équilibre naturel desquelles la réglementation ne peut pas grand-chose, puis retourner à l'économie dirigée avec le Mercantilisme et le Colbertisme, pour s'orienter de nouveau au milieu du XVIIIe siècle vers des conceptions libérales.




[*] Cette proposition ne correspond-elle pas exactement à la formule de l'oscillateur le plus simple : y(t) = -y(t-T), en spécifiant en l'occurrence que T=150 ans ?
Je lirai ça demain. Merci à vous d'éclairer mon antique lanterne de vos lumières optimistes.
J'ai bien lu. C'est forcément très intéressant : l'anacyclose appliquée à l'Antiquité tardive et au Moyen Âge. Et ce que j'en déduis, c'est votre prédilection, semble-t-il, pour l'histoire cyclique, ou plutôt une histoire politiquement cyclique et en même temps porteuse d'un certain degré de progrès technique, capitalisable. Ce qui infirme le progrès linéaire des libéraux... et ne contredit en rien Aristote et ses suiveurs sur lesquels vous daubiez, Francis Marche.

Politiquement du moins, Aristote oscille entre le développement de l'individu, l'actualisation de ses potentiels, et les égards à porter à la cité, à la communauté ; tantôt liberté, tantôt tradition, et un difficile équilibre à maintenir, comme en témoigne les sempiternelles alternances de sociétés ouvertes et fermées.

Nous en sommes à deux siècles de "libéralisme". Si l'on en croit votre texte, devra-t-on s'en farcir encore un ? Je subodore que tout éclatera avant cela.
Bonne nuit à vous, et merci pour cet extrait.
À propos de la "nature" (qui est en soi un concept un peu trop extensif et fourre-tout pour être vraiment bien défini), tout de même, en une seule petite phrase : la nature, c'est pas une raison...
Certes, mais est-ce une raison pour la négliger ?
Je vous en propose une définition : la nature est ce qui rend l'homme contingent. La culture étant tout ce que l'homme rend contingent.
Ne croyez-vous pas, cher Eric, que si on accepte votre définition, il serait de toute façon parfaitement impossible de négliger la nature, le voulût-on de toutes ses forces, puisqu'elle vous imposerait ses oukases malgré vous, par définition même ? Que l'on prenne acte explicitement et idéologiquement de cet état de fait ou pas ne change rien quant au fond...
Cela étant posé, il ne reste plus qu'à l'homme de tenir sa part du contrat, si l'on peut dire : opposer là-contre tout ce qui peut faire office de rempart contre l’incertitude et la labilité fondamentales, en édifiant des sociétés aussi pérennes, stables, et aimables que possible, contre la formidable et brutale imprévisibilité des choses ; bref, des sociétés aussi peu naturelles que possible...
Autrefois, ils passaient par la nature pour trouver dieu.
Aujourd'hui, ils passent par dieu pour trouver la nature.
Pierre H., verset 5 chapître 21
Alain, je ne pense pas qu'il soit mauvais de sonder la nature pour codifier la société si l'on s'en tient à Aristote, et non à l'état de nature libéral, mythifié par Thomas Hobbes.
Puis-je me permettre de vous conseiller cette vidéo en guise de réponse ?

Tiens non, ça ne passe pas, désolé.
Bonjour Pierre.
Pour ma part, je dissocie Dieu de la nature. C'est en particulier (il me semble) en amalgamant théologie et téléologie (naturelle) que les Modernes en sont venus, par contrecoup laïcard, à bouder l'idée de nature.
L'investigation de Chevalier qui s'inscrit dans le sillage de celle d'autres penseurs de l'économie depuis les années 1860 -- dont le premier semble avoir été le Français Clément Juglar avec son ouvrage paru en 1862 Des Crises commerciales et de leur retour périodique en France, en Angleterre et aux Etats-Unis I C Ia conduit certains auteurs à avancer que "l'homme dans le processus de civilisation" pouvait être régi par des "lois de la Nature".

Toynbee en 1952 :
The statistical patterns discernible in the fluctuations of demand and supply in the dealings between caterers [les fournisseurs de biens et services] and their customers were woven, in the social woof and weft [la chaîne et la trame des tisserands] of an Industrial Western Society, into a wider network of economic regularities, uniformities and recurrences revealing themselves statistically in the aggregate effects of numerous personal acts which, individually, were too wayward [capricieux] to be predictable. At the time of writing, half way through the twentieth century of the Christian Era, the state of knowledge and the range of activities in this particular field were illuminating for the study of the questions whether the affairs of Man in the Process of Civilization were or were not governed by any "laws of Nature", and, if they were, then to what extent and degree.

Autrement dit, ce n'est plus la nature mais bien l'activité des hommes, leur industrie propre, qui rend l'homme contingent (Guéguen supra) et le soumet à des forces cycliques qui ne sont pas de sa maîtrise. Et la distinction entre culture et nature s'effondre du même coup et dès l'instant où l'agent de la contingence qu'on attribue par définition à celle-ci saute la clôture où on l'avait enclose pour s'évader dans la culture et y renouveler là ses habitudes ...

La thèse de Chevalier telle qu'exposée supra ne manque pas d'audace car elle va plus loin, plus loin en tout cas qu'il n'apparaît de prime abord : elle adjoint aux cycles économiques une cyclicité politique elle aussi indépendante des volontés humaines, ou du moins qui rend l'issue des actions humaines tributaire de la conjoncture cyclique qui les conditionne (ce qui semble entrer en collision frontale avec la logique aristotélicienne des aléas non liés et du tiers exclus):

Pour Chevalier, c'est l'ère politique qui décide de l'issue des rivalités et affrontements politiques, si l'ère est favorable, alors l'issue des combats sera favorable aux forces qui sont congruentes à l'ère, qui en portent le signe et l'insigne, le chiffre, tout en sachant bien que l'ère elle-même n'est qu'une manière de nommer le résultat historique ou l'étant historique et psychologique que produit l'action collective des hommes et des sociétés et ce, davantage qu'en un temps t, dans ce que Toynbee désigne comme "locus chronologique".

(Ainsi, l'oscillation tri-séculaire partage-t-elle l'histoire du monde entre des ères de liberté et des ères de contrainte sociale, dont la matière est la mentalité dominante des populations. Les événements ne sont que le reflet de cette psychologie. L'existence de perturbations inexpliquées n'est certes pas exclue, mais la mentalité dominante opère sur elles d'une manière sélective. Les conséquences des perturbations à contre-sens se trouvent étouffées, les autres amplifiées. Là est sans doute la raison pour laquelle tous les peuples, du moins en Europe, paraissent subir l'oscillation d'une manière à peu près synchronique. Lorsqu'un peuple anarchique entre en guerre avec un peuple ayant conservé un régime d'autorité, l'issue de la guerre est en faveur du premier durant les ères où la liberté domine, et en faveur du second durant celles où domine la contrainte sociale. C'est ainsi, par exemple, que les Républiques grecques repoussent l'envahisseur médique au début du Ve siècle, mais tombent un demi-siècle plus tard sous l'autorité d'Alexandre. C'est ainsi que l'Empire romain d'Occident succombe au IVe siècle à l'anarchie des invasions germaniques, tandis que l'Empire d'Orient tombe par petits bouts, respectivement trois, six et neuf siècles plus tard sous les coups successifs des Arabes, des Croisés et des Turcs. C'est ainsi encore que le jeune royaume de France repousse l'invasion d'Attila, tandis qu'un siècle et demi plus tard le royaume des Wisigoths d'Espagne tombera devant l'invasion arabe. Le lecteur continuera facilement de lui-même ce petit exercice pour les époques plus récentes.)

Autrement dit, et en miroir à ce que nous avons vu de l'économie, il y a domination psychologique de l'ère qui, se comportant en tous points comme "loi de la nature", rend l'action des hommes contingente à son donné, et ce alors même que l'ère n'est qu'une onde qui émeut la masse des actes et volontés des hommes s'imprimant sur et dans l'histoire et s'efforçant de la faire leur !

Les images empruntées à la navigation sont fréquentes chez Toynbee, elles peuvent être utiles ici aussi : l'histoire c'est l'onde dans les deux sens du terme en français : la masse liquide de l'océan que composent les actions humaines comme tout autant la vague régulière ou la houle cyclique qui y roule, l'agite et la façonne.

La dichotomie nature/culture n'a plus aucune sorte de sens dans ce mode d'intelligence des faits humains et naturels, et ne vaut plus guère que comme "sujet de philosophie au baccalauréat", I'm afraid.
Voilà une conclusion... bien "péremptoire", pour le coup, Francis Marche.

Vous relevez de vos lectures un déterminisme historique et vous en déduisez qu'il déborde largement le déterminisme naturel. Je pense pour ma part qu'il en procède et s'y ajoute. Le monde d'aujourd'hui, globalisé ou en passe de l'être, est infiniment plus complexe que le monde ancien, je vous l'accorde. Mais considérer que la dichotomie nature/culture est inopérante, c'est un occidentalocentrisme. Il est des vérités que même Philippe Descola ne peut nier.

Bien entendu, il faut sortir d'une vision scolaire des choses : il n'y a pas de rupture sèche entre les deux champs, bien plutôt une continuité, d'où le recours à Aristote :
Au niveau individuel, il y a du potentiel "naturel" mis en acte "culturellement". Au niveau générique, il y a un déterminisme politique qui nous rend nécessaires les uns aux autres. La nature n'est pas immuable, mais quand elle varie, elle le fait de manière uniforme, ce que masque la culture comme seconde nature.
Monsieur Guéguen : ce ne sont pas "mes lectures". Mes lectures existaient avant moi. Elles vous parlaient bien avant moi. Je m'efface devant elles à dessein.
Ne le prenez pas mal. J'avais l'impression que vous teniez à me répondre en 10,000 signes à chaque fois, l'occasion de longues citations. Vous n'y êtes pas contraint, malgré l'intérêt induit. Ce qui m'intéresse avant tout est ce que pense Francis Marche de la chose, pas ce que ses lectures lui permettent d'asséner, ponctué d'un I'm afraid. ;-)

Permettez-moi un acte d'orgueil si vous avez dix minutes devant vous, un abrégé de mon travail qui vous permettra de constater la manière dont j'articule l'inné et l'acquis (entre autres choses qui pourront, je l'espère, vous intéresser) :
[www.academia.edu]

Cordialement.
C'est sympa Colmar. J'y suis venu visiter les Diables Rouges durant mon service militaire. C'était en 1999, au siècle dernier.
Tant qu'il y aura des hommes...
Pont-Salomon, Colombes, Le Cannet...
Paris, Oberglatt... On voyage, c'est bien !
Tinqueux, Villeneuve-saint-Georges... Tiens, un voisin cette fois !
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