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"Un refus de s'intégrer à la désintégration" (par Pierre Legendre)

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Utilisateur anonyme
21 février 2016, 16:16   "Un refus de s'intégrer à la désintégration" (par Pierre Legendre)
"L'idéal anti-normatif dérive vers un nouvel obscurantisme", entretien de Pierre Legendre avec le journal suisse "Le temps", 9 juin 2004.

L'Occident vit une «débâcle normative» qui finira dans un bain de sang. La thématique de la drogue en est une illustration. C'est la conviction du juriste français Pierre Legendre. Entretien, à la veille de la reprise des débats sur la loi sur les stupéfiants.

L'idéal hédoniste et anti-normatif dissout la loi, discrédite le père, et signera la mort de notre civilisation. Pierre Legendre, professeur émérite à l'Université de Paris I, département de droit, directeur du Laboratoire européen pour l'étude de la filiation, décline cette prédiction depuis des années dans une œuvre abondante. Il ne s'exprime que très rarement dans la presse, et uniquement en fournissant des réponses écrites à publier sans retouches. Ce sont les conditions dans lesquelles nous avons recueilli ses propos au moment où le débat sur la dépénalisation du cannabis se poursuit en Suisse : la semaine prochaine, le Conseil national doit confirmer ou infirmer son refus d'entrer en matière sur la révision de la loi sur les stupéfiants.

Anna Lietti : Il est actuellement question en Suisse de dépénaliser le cannabis. A l'occasion du débat parlementaire, des convictions se sont exprimées qui traduisent une vision répandue de l'interdit, de la loi, de l'Etat. Notamment celle-ci: les jeunes doivent «développer leurs propres défenses» contre les dangers de la vie et une interdiction pénale, en les déresponsabilisant, les empêcherait de le faire. Un peu comme si la loi était un corset qui empêche l'individu de se muscler intérieurement. Qu'en pensez-vous ?

Pierre Legendre : Nous vivons en Occident une débâcle qui va s'approfondir, pour une raison logique; on ne peut mettre le monde à l'envers, le monde du lien humain, sans que cela porte à conséquence, et sur le très long terme. La consommation en hausse des drogues est l'une des manifestations du désarroi grandissant. Et comme il se doit, dans une atmosphère de décomposition aussi radicale, on invente un «cache-misère». Alors, il est de bon ton de stigmatiser toutes les formes d'interdit. C'est comme si, après une inondation dévastatrice, était mise en cause l'existence même des barrages, et non pas le manque d'entretien ou de modernisation.

Mais pourquoi la situation présente est-elle si grave?

Nos sociétés ont été submergées par les cataclysmes totalitaires au XXe siècle. Après ce passage effrayant, l'idée d'autorité s'est démonétisée, et la suite vous la connaissez: la notion d'interdit est devenue incompréhensible, les générations adultes se sont effondrées. Mais le prix à payer est là: les jeunes ne sont plus construits. En matière de drogue, on ressasse une recette: la prévention. Une recette de gestion. A condition donc de ne pas affronter l'essentiel. C'est sur cette base, à la fois de confusion et d'hypocrisie politique, que se déroulent en Europe des débats infinis, faussés au départ. Pour moi, ces débats ont quelque chose (pardonnez ce jeu de mots) de stupéfiant !

– Autre sentiment largement partagé: il faut cesser de considérer l'Etat comme un «père protecteur». Or, vous associez le phénomène massif de la drogue à la «débâcle du père». Pour vous, il n'y a pas assez de père et pas assez d'Etat.

- A ceux qui se gargarisent de la critique du «père protecteur» je dis: préférez-vous le père meurtrier, ou pervers? Là encore, c'est une question de logique. Si la culture européenne s'est si souvent référée à la métaphore du père à propos de la fonction étatique, c'est qu'il ne s'agit pas de bla-bla. Nous savons ce qu'a été l'Etat-père meurtrier dans les accès de folie totalitaire. Aujourd'hui, l'Etat est sollicité de se comporter en père pervers. Ni le père ni l'Etat ne sont des ingrédients qu'il faudrait doser dans la cuisine politique et sociale! Mais nous en sommes là, à discuter de recettes. Le pragmatisme a bon dos, il s'agit en fait de gérer la démission, ce qui signifie légitimer une nouvelle forme de sacrifice humain. On voit bien la difficulté de s'orienter pour les responsables politiques, s'ils refusent d'être les marionnettes des minorités agissantes: ils doivent faire face à l'effondrement de la pensée critique dans l'Occident d'aujourd'hui.
L'Etat est un montage de la culture, incompréhensible tant qu'on raisonne en termes de management ou de simples rapports électoraux. On oscille entre l'idée du tyran et l'idée infantile du papa gentil qui ne dit jamais «non». Alors l'Etat est appelé à devenir l'instrument d'une crétinisation sociale et à éponger la lâcheté de tous. Qu'est-ce que ça donne, concrètement?
Bien qu'objet de haine, l'autorité de l'Etat est sollicitée par les nouveaux idéologues et les lobbies de la casse, qui martèlent à son de médias la fin des tabous, le libre choix du nom du sexe, etc. Anthropologiquement, cela veut dire: la prétention de disposer de la logique, indisponible pourtant, du lien humain. Socialement : la promotion d'un discours qui, comme au bon vieux temps totalitaire, répand la peur de mal penser.
Réfléchissons à ce nouveau conformisme. Qui infantilise les jeunes générations de citoyens? Que peut-on attendre de propagandes scientistes, qui autrefois fondaient le racisme sur la biologie, et aujourd'hui sous le nouvel emballage claironnent que l'humain est une affaire de viande, de gènes, de biochimie, que sais-je, c'est-à-dire que le biologique est le fond de la vérité de la mère, du père et des enfants ? Mais aussi, qu'est-ce que des parents modernes peuvent penser du père, quand on leur prêche que l'autorité est ce qu'il faut combattre, que la limite est contraire à la démocratie, qu'il faut tout négocier avec les enfants ? Au bout du compte, qui sont les victimes de ce discours à l'envers ? Les faibles évidemment, ces jeunes qu'on n'ose plus éduquer, de peur de passer pour l'ennemi du progrès.

– Une préoccupation importante dans le débat sur la drogue est le manque de crédibilité d'un éventuel interdit. Pourquoi cette décrédibilisation de la loi?

– Je vais répondre par une anecdote. En 1991, j'ai fait une conférence sur la drogue, à partir de mes constats. J'ai posé la question du sujet institué, de la circulation de la créance et de la dette de la limite entre les générations. Que signifie le lien du sujet à ce substitut généalogique qu'est devenue la drogue? Finalement, que paie le drogué et à qui, quand le prix de sa vie est son anéantissement? Je m'attendais à une discussion; au lieu de cela, silence de mort! Au sortir de ce colloque, empli de socio- et de psycho-managers, j'ai fait cette remarque: si j'étais un parrain de la drogue, je financerais de tels colloques! En fait, à leur su ou insu mais efficacement, les gestionnaires font partie du dispositif mondialisé que j'appelle la «débâcle du père»; les mafias et leurs féodalités en sont les profiteurs, et fondamentalement le symptôme culturel.
Alors qu'en est-il de la loi, plus exactement de la crédibilité de la loi, dans nos sociétés travaillées par l'idéal anti-normatif, qui diffuse la panique d'interdire? En Suisse comme ailleurs, on rabâche l'argument: «Les jeunes n'ont aucun sentiment de culpabilité en consommant.» La non-culpabilité devient la preuve de l'inconsistance de l'interdit. J'ai même lu ce propos d'un de vos parlementaires: «La société démissionne parce qu'il y a un interdit pénal.»
Ce propos montre qu'en Occident la Raison a été touchée, et avec elle l'idée de loi. J'ai eu affaire à la question de jeunes meurtriers sans culpabilité précisément. De cette logique tordue il faut alors conclure que, s'il n'y avait pas d'interdit du meurtre, il y aurait moins de meurtriers, voire plus de meurtriers du tout. En posant que les jeunes vont «développer leurs propres défenses», comme les animaux dans la jungle en somme, on bascule dans un monde qui n'est plus humain. Et le mot «démagogie» n'a même plus de sens, nous sortons du politique ; l'horizon, c'est la violence.

– Dans ces conditions, comment aborder de nos jours la question de la loi ?

– Reprenons la question à la base. On a beau avoir des mécanismes parlementaires très rodés, des experts en tout genre, des mises en scène médiatiques performantes, nous sentons bien que l'idée de loi s'effrite. Cette idée a été peu à peu écrasée par l'engrenage gestionnaire des bons sentiments et des concessions sans fin. Une société entière perd pied, responsables compris. Le dévouement des sauveteurs sur le terrain peut être admirable parfois, mais il faut voir les choses comme elles sont: il ne sert à rien de répéter à tout va que les jeunes, ou leurs parents, sont «en perte de repères», on ne prend pas la mesure de ce que signifient ces mots-là.
L'humour britannique dit très bien ce que sont devenus les repères pour l'humain fabriqué par l'Occident d'aujourd'hui: «I, Me and Myself». Voilà notre intégrisme, le dissolvant de ce que nous appelons loi: l'individu et son bon plaisir. La question de la loi est devenue la question de la dissolution, autrement dit de la décomposition à l'œuvre dans le corps social; ça justifie Huntington (Samuel Huntington, Le choc des civilisations, ndlr) d'évoquer un suicide de civilisation; c'est aussi ma conviction.
Alors il faut aborder l'idée de loi à un autre niveau que juridique. Au niveau où il s'agit de saisir sur quelle base d'humanité, d'éléments propres à l'espèce, la question se pose radicalement. Alors seulement l'horizon s'éclaircit. Toute société repose sur des constructions de parole, sur le normatif qu'impose la parole. Si le normatif, si l'interdit ne vaut plus rien, c'est que la parole elle-même n'est plus crédible, c'est le règne du signal.
Je vais vous l'illustrer. La norme ici, c'est que «non» n'est pas «oui», «oui» n'est pas «non»; un homme n'est pas une femme, une femme n'est pas un homme. La norme, c'est aussi l'interlocution, les places différenciées du discours: la place des enfants n'est pas celle des parents, la place des parents n'est pas celle des enfants, donc pas de confusion incestueuse. Mais il y a l'autre scène, celle du rêve et du fantasme; là tout est possible; le temps, la négation, le principe de réalité n'ont plus cours. Dans la logique de l'espèce, c'est la séparation entre ces deux scènes, entre fantasme et réalité, qui produit la civilisation et permet le lien social; ça suppose une part de renoncement. Les repères ont pour base le renoncement. L'éducation digne de ce nom consiste à civiliser l'humain, de sorte qu'il assume sa propre limitation, par le temps, par les règles de l'interlocution, par la différence des sexes, c'est-à-dire tout ce qui découle de la loi de la parole. Le monde à l'envers, c'est aller contre cette loi.

« – Mais pourquoi la limite est-elle si importante? Et pourquoi son refus, dans la logique hédoniste, mène-il, comme vous dites à «l'obscurantisme»?

Quant à l'hédonisme institué, c'est la promotion de la non-limite. Comme le caméléon, il change de couleur et de conduite. Enrobé de nazisme ou de bla-bla démocratique, c'est le culte du bon plaisir érigé en valeur. J'ai médité Primo Levi et Robert Antelme décrivant leurs geôliers, et je lis Michel Houellebecq, ses récits lucides du plaisir à mort. Partout, qu'il s'agisse des camps ou de la caserne libertaire, je retrouve ce conformisme arrogant de l'hédonisme sous toutes ses formes. Une société en proie au déchaînement des fantasmes, avec à la clé le recul de l'esprit critique et le rétrécissement du champ de la pensée: c'est cela l'obscurantisme. Sans compter sa pente vers la provocation et ses effets, directs ou indirects, de violence. A propos de refus de la limite et d'hédonisme, je conclus sur ceci. Prenons la propagande homosexualiste, évidemment sourde à toute critique argumentée de ses prétentions. Je la considère comme une imposture. A l'échelle de l'Occident, elle vaut aggravation de la «perte de repères» infligée aux jeunes générations, mais aussi provocation politique à l'adresse des autres cultures, non alignées.

– Bien des jeunes se tournent vers l'Islam parce qu'il leur offre un cadre normatif, ces limites et ces interdits qui leur manquent. Votre sentiment sur ce phénomène?

Je suis d'accord avec vous. J'y vois une réaction de sauvegarde, qui touche la jeunesse d'origine non européenne avant tout mais pas seulement; en somme, un refus de s'intégrer à la désintégration. Je me suis souvent exprimé sur la débâcle institutionnelle et ses suites, que j'ai d'abord entrevues en Afrique dans mes missions internationales. Je le redis: ça coûtera ce que ça coûtera en drames et en vies sacrifiées, mais l'humanité n'acceptera pas ce que la décomposition subjective promue par l'Occident prétend imposer. Les effets de cette décomposition nous font déjà retour, sourdement. L'islam est sur le devant de la scène, pour l'instant. Ce n'est pas pour autant qu'une réflexion en profondeur s'amorce ni que nos politiques s'infléchissent. Malgré tout, je table encore sur le débat. Et c'est la raison de cette interview."
Merci beaucoup pour cet entretien, Madame, et bienvenue!

Etat castré, vidé de toute autorité et avec lequel les hystériques que décrit si bien Legendre entretiennent un rapport maladivement ambivalent (comme disait l'autre, ils cherchent un maître sur qui régner)... Dans ce monde tordu, on peut, la même semaine, pétitionner contre un projet de loi et organiser un charivari devant la maison d'un ministre.
Onze ans après, Pierre Legendre prolonge cette analyse dans le Figaro :

« Pourquoi est-il si difficile de définir l'Etat en France ? »
HOME FIGARO VOX VOX POLITIQUE – Entretien avec Pierre Legendre par Alexandre Devecchio - Mis à jour le 03/01/2016 à 12:39 - Publié le 31/12/2015 à 18:01

Les élections régionales ont été marquées par une forte poussée du FN, ainsi que par la victoire des nationalistes en Corse, suivie de fortes tensions sur l'île de Beauté. Ce chaos politique et social est-il le symptôme d'une crise plus profonde de l'État-Nation que vous décrivez dans votre dernier livre, Fantômes de l'État en France?
Pierre Legendre - Une longue réflexion sur la forme étatique française, mais aussi ce que m'a enseigné une pratique internationale m'ont rendu insensible aux complaintes médiatiques comme aux discours affolés du milieu politique quand la machinerie des partis dits de gouvernement ne répond plus aux attentes. Une fois de plus, la démocratie en France, dont on oublie la fragilité dans notre pays, semble ne plus tourner rond. La situation présente relève-t-elle pour autant du chaos ? N'est-elle pas plutôt un épisode logique dans l'évolution de nos manières de vivre et penser les institutions privées et publiques au cours des dernières décennies ?
Permettez-moi de dire ceci: la France subit la morsure de la médiocrité. Le sinistre vocabulaire dont use la langue de fer des spécialistes des questions qu'on appelle désormais sociétales en dit long: « la perte des repères ». S'interroge-t-on sur pareille formule, qui recouvre la dévastation des liens, de tout lien, donc y compris politique ? Non, ce serait trop demander.
Car aujourd'hui, après la génération des casseurs de l'État, qui ont été mis au pinacle de la pensée au cours des années 1970-80 et qui ont tant inspiré la doxa et la pratique politique, nous voilà Gros-Jean comme devant, c'est-à-dire ayant à faire face à une décomposition sociale, qui touche évidemment une jeunesse déboussolée, et que les gouvernements ne parviennent plus à masquer ni gérer.
Cependant, la course aux simplismes continue. N 'y a-t-il pas le conte de fées de la République pour tous ?'y a-t-il pas l'Europe pour tous, tantôt croquemitaine, tantôt père Noël? N'y a-t-il pas la Laïcité pour tous, qui dispense de se demander si l'Occident tout entier ne se méprend pas sur sa notion de religion vendue au monde entier comme «marché des idées» et enseignée comme telle dans nos écoles ?Et caetera…. Je n'insiste pas.
Alors, que va devenir l'État à la française? Pour l'heure, l'Union sacrée, une de plus, a entretenu l'illusion quelques jours. Et l'épreuve des élections met les partis politiques, pardonnez ce jeu de mots, dans tous leurs états. Y compris le Front National toujours à l'affût, dont je dirai qu'en prédateur de ce désert de pensée, il se nourrit d'une carcasse abandonnée, qui jadis avait pour nom la Nation française.
Le «sursaut» (mettons des guillemets) de la militance socialiste au pouvoir semble avant tout une affaire de vocabulaire ; il consiste à se souvenir soudain de ce mot, la Nation, tenu pour rétrograde et banni par le progressisme branché. Et voilà que resurgit à son tour le terme Patriotisme! Souhaitons que le citoyen lambda s'y retrouve. Quoi qu'il en soit, la réalité institutionnelle étant ce qu'elle est, la Ve République avec son régime de deux partis dominants (imité de l'Angleterre, soit dit en passant) risque bien de se trouver devant la quadrature du cercle: que faire d'un troisième larron? Son inexistence parlementaire empêchant de régler normalement les comptes, j'attends la suite…
Cela dit, mon ouvrage implique une position de principe: une réflexion sensée sur l'État, en France comme ailleurs, exige que soit reconnue la généalogie de ce que véhicule la situation présente.

Alors justement, que signifie exactement le concept État en France?
Vous faites bien de poser cette question préalable. Quand on sait les contorsions linguistiques auxquelles a donné lieu la réception de cette forme politique par les pays de tradition non-occidentale, ça donne à réfléchir. Qui plus est, le concept État est compris de façon fort différente selon les Nations, à l'intérieur même de l'Europe de l'Ouest, sa culture d'origine. Alors, de quoi parlons-nous dans le cas français?
En France, nous en avons plein la bouche de ce mot en lui-même un peu bizarre. État de qui, de quoi? Quand nos ancêtres d'Ancien Régime parlent d'État, ils emploient un génitif. Exemple: État du royaume (Status regni). Ils visent alors la notion répandue dans l'Europe latine marquée dans ses profondeurs par le christianisme pontifical, puis par la Réforme protestante: Res publica, la Chose publique, par opposition à ce qui relève du privé.
Mis à toutes les sauces, le concept État a désigné les groupes sociaux, clergé, noblesse, tiers-état ; ou leurs assemblées séparées ou réunies en États généraux…. un mot qui aujourd'hui sent bon la Révolution!

L'État a tout de même évolué depuis la Révolution …
Oui et non… Souvenons-nous des fondateurs de la Première République et de leur engouement pour la Rome antique, mais aussi des rescapés de la Révolution qui, sous la poigne du Premier Consul Bonaparte, bientôt couronné Empereur en présence du pape, s'entichent du vocabulaire administratif des Romains pour gouverner, c'est-à-dire prendre en main les départements par un réseau de préfets révocables à tout moment! L'exception française, c'est d'abord ce musée Grévin de la politique….
C'est fascinant d'entrer dans les coulisses, de visiter les réserves: on conserve les traditions, en les rendant méconnaissables, tantôt par la casse révolutionnaire, tantôt par le velours américain du «Social Change», repris en français dans le présentoir plus messianique du «Changement de société», avec sa variante poétique: «Changer la vie». Mobilisez Rimbaud ou Victor Hugo, voilà un ticket toujours gagnant à la loterie électorale!
Avec le recul, on peut s'interroger sur une malformation congénitale du principe étatique en France….
J'allais l'oublier: le consensus républicain. Qui s'oppose à l'État-République? Personne, et pourtant il semble que, comme dit la formule populaire, «ça coince quelque part». Et malgré cette «Monarchie républicaine», formule exécrée par les opposants d'hier à la Ve République, mais vénérée par ses rentiers, aujourd'hui de gauche….. Mais d'où nous vient cette formule aujourd'hui médiatisée à outrance? Et surtout, est-ce qu'elle éclaire vraiment le concept État?
Elle ne vient pas de Sciences Po-Paris, qui a perdu aussi ses «repères» et nous vend des ersatz. Elle vient d'un Institut de Munich qui, avec ironie, qualifia de la sorte la Constitution gaulliste dans les années 1970: on y étudiait le côté tenace des formes politiques françaises successives. Soit dit en passant, j'avais signalé cette publication à Maurice Duverger, universitaire de gauche à la mode d'alors et qui s'est approprié l'expression (bien entendu, sans citer la source allemande)…. À y regarder de près, l'auteur de l'idée fut Léon Blum en 1917 ; effaré de la situation parlementaire, il appelait à transformer le chef du gouvernement, je cite, en «monarque temporaire, nanti de la totalité du pouvoir exécutif». Avec le recul, on peut s'interroger sur une malformation congénitale du principe étatique en France….

D'où vient celle-ci ?
Pourquoi est-il si difficile de définir le concept État en France, pays dont l'expérience a tant pesé sur l'évolution du continent et au-delà, mais qui, depuis 1789, s'est payé une quinzaine de Constitutions, sans compter les amendements? Ce n'est jamais la bonne, et malgré son béton apparent, malgré le ralliement, intéressé ô combien, du rentier Mitterrand, personnage vindicatif et au fond despotique, la Ve République n'a pas mis fin à cette curieuse insatisfaction.
Dans mon aventure de réflexion et grâce à de multiples rencontres, j'ai essayé d'apporter quelques éclaircissements. Je considère la France comme un pays conservateur qui s'ignore et qui, pour accepter le changement, se livre aux ruptures «à la brute» ou, pour le dire plus poliment, avale de temps à autre «un remède de cheval»! Tenter de saisir le pourquoi de cette évolution par saccades n'est pas à l'ordre du jour, car ce serait toucher à quelque chose de bien plus profond que ce dont les études théoriques ou les médias sont en mesure de parler. Il s'agit de la foi en l'État, c'est-à-dire d'un halo de croyances autour d'une question indésirable: la généalogie administrative de cet État, une généalogie enfouie. Il en résulte une amnésie, qui déréalise la représentation sociale et politique de ce fameux État. Le vrai témoin de la réalité, ce ne sont pas les invocations faciles de l'Égalité, des Droits de l'homme, et caetera, mais notre système d'Administration avec ses règles et l'édifice de ses fonctions.
Pour comprendre ça, il faut avoir à l'esprit autre chose que l'idée de pages qui se tournent grâce à des ruptures, mais penser l'existence administrative de l'État comme produit d'une histoire sédimentaire. Au bout du compte, rien n'est oublié et ça se traduit au présent, dans les faits.
Dans le contexte actuel, où l'inculture historico-juridique des élites tient le haut du pavé, ce chemin-là est barré. En conséquence, nos «truth makers» médiatiques, les penseurs à la mode et les conseillers de nos Princes, peuvent ignorer superbement la Révolution froide du Management qui sape ou tient en laisse des États sous pression. Inutile donc que j'évoque les signes d'une jungle féodale à échelle mondiale: le retour progressif et indolore de la justice privée, le marché du droit et de l'arbitrage, tous ces ressorts méconnus d'une Globalisation encore dominée par les États-Unis dont nous sommes les vassaux empressés.
Je n'irai pas jusqu'à dire: le concept État ne signifie plus rien… Je constate simplement une décomposition, faute d'analyses de cet État administratif qui soient à la hauteur. La Com et le marketing politique brouillent les cartes. Il nous reste un lot de consolation: le recours périodique à l'Union sacrée, laquelle, comme chacun sait, dure ce que durent les roses….
Amusons-nous un peu. Vers la fin du XIXe siècle, une plaisanterie grinçante a circulé ; je l'ai glanée chez des économistes qui comparaient l'esprit public de Nations européennes concurrentes: «les Anglais, tous actionnaires ; les Allemands, tous factionnaires ; les Français, tous fonctionnaires»! Depuis lors, deux guerres mondiales ont bouleversé les données, et l'Allemagne prussienne a disparu. Mais sur l'esprit public d'ici, cette maxime contient un fond inévacuable de vérité….
Je me souviens de l'ultime propos de mon film Miroir d'une Nation. L'Ecole Nationale d'Administration, sorti en 2000: «S'il n'y a plus de Nation, pourquoi y aurait-il des fonctionnaires?»

Quelle est la différence entre État et Nation ?
Faisons la différence, en effet. Écoutons l'étymologie. Nation, comme le mot Nature, vient du verbe latin nascor, qui signifie naître. Dans son principe, Nation désigne les natifs de tel endroit. Vous avez à Paris, dans le Quartier latin, une bâtisse appelée Collège irlandais. C'est un vestige du Moyen Âge, époque où l'on ne connaissait pas la frontière au sens moderne, et donc les étudiants, qui alors circulaient beaucoup d'une Université à l'autre, se regroupaient par «nations». Nation est un indicateur généalogique, référé à la famille, à la terre d'origine, à ce que l'Ancien Régime appelait un «pays», vocable qui s'est conservé sous le régime républicain dans les associations de Bretons, Auvergnats et autres transplantés dans la capitale. Aujourd'hui, ça vaut pour nos compatriotes d'origine africaine…
L'idée de Nation se traduit juridiquement: la nationalité, un statut assorti de droits qu'une personne exerce selon les règles fixées par l'État ; et il y a la naturalisation, une fiction qui permet d'accorder la nationalité pleine et entière à quelqu'un comme si…. comme s'il était un natif d'ici. Et l'État lui-même, s'il est reconnu comme une personne juridique par les autres États, exerce ses droits d'État national, selon les règles établies, au sein de la société internationale.
Tout ça, je le rappelle, pour éviter la confusion, ne pas se perdre dans nos litanies. Je ne vois pas l'intérêt de réciter le couplet de Renan: «le désir de vivre ensemble», «une grande agrégation d'hommes saine d'esprit et chaude de cœur», etc. C'est du Jean-Jacques Rousseau réchauffé, qui consolait les Français des années 1880 après la défaite de 1870 et le drame de la Commune en 1871. Et aujourd'hui, dans un monde où les rapports de force civilisationnels demeurent dangereusement sous-analysés, je conçois que le thème du «vivre ensemble», où prévaut désormais la connotation bétaillère, puisse encore servir de calmant.

L'État et la Nation sont-ils indissociables, particulièrement en France? Cela date-t-il de la Révolution ?
Par principe, oui. Il suffit là encore d'écouter l'étymologie. État a son origine dans le verbe latin stare, qui signifie se tenir debout.
Dans cette perspective, disons que l'État est un montage destiné à faire en sorte qu'une Nation tienne debout. Vous voyez, le langage familier permet de formuler avec simplicité ce dont il s'agit dans votre question. Et ça évite de s'égarer dans les ritournelles habituelles!
Alors je vous propose un petit sondage, comme font les géologues, pour atteindre les principales couches sédimentaires du terrain institutionnel sur lequel est bâti notre État, ce stabilisateur de la Nation française….
Laissons de côté le creuset médiéval de la forme étatique en Europe, le prototype pontifical qui ne dit plus rien à personne en France. Laïcité oblige! Contentons-nous de ce qui sert de généalogie acceptable en France: l'historique de l'État administratif depuis notre Révolution, 1789. Je vais prélever de mon sondage deux indices essentiels, témoins indiscutables des solides fondations de la bâtisse étatique d'aujourd'hui.
D'abord, les grands travaux de la Constituante en 89-91, après la touchante Nuit du 4 août, cette Nuit des Embrassades, dont est sorti un texte qui, avec le recul, vaut son pesant: «Il n'y a plus en France ni titres ni distinctions d'aucune sorte». J'aime à rappeler ces choses-là! Mais l'important est ailleurs, dans ce qui jusqu'à ce jour est inébranlable: le découpage de la France «avec des ciseaux de géomètre». La formule est de Taine définissant le système départemental. Moi, j'ajoute la cerise sur le gâteau de la pièce montée territoriale ; le brave notaire Thouret, porte-plume du grand rapport sur le département, s'est fendu d'une formule décisive sur sa finalité politique: «empêcher la démocratie dans les provinces»!
Je commente. Le département a été l'instrument qui a permis l'apparition de nouvelles formes féodales en France. Personne n'y a touché, sauf en paroles ou en projets édulcorés. Pourquoi? Parce que, au final, il faudrait toucher au sacro-saint Sénat, qui à bien des égards ressemble à une Chambre des pairs. Et de proche en proche, sortir des délégations de pouvoir, introduire une bonne dose d'esprit fédéral dans les régions. Nous restons fidèles à notre ami l'abbé Siéyès, régicide à l'occasion, futur conseiller de Bonaparte et farouche adversaire de l'idée fédérale. Aujourd'hui, le vocabulaire du milieu politique laisse échapper une vérité qui ne choque personne: chacun va et vient entre Paris et son «fief»! Cela veut dire que la société française trouve son compte dans un féodalisme qui sait comment se renouveler.
Et ça n'empêche pas de jouer à cache-cache avec la Bureaucratie européenne, en jurant la main sur le cœur qu'on veut l'Europe fédérale. Je me souviens de la conversation télévisée entre Philippe Séguin et François Mitterrand: la ficelle du Président «fédéraliste» était un peu grosse… ou alors, au-delà de la façade de Prince élu contre le camp de son interlocuteur gaulliste, c'était l'aveu d'une incompréhension des profondeurs généalogiques de la France.
Venons-en au second prélèvement de mon sondage, qui lui aussi aide à saisir notre présent. Nous vivons les vestiges incompris de ce qu'avait inventé la République terroriste de Robespierre et de Saint-Just: un État à double commande. D'un côté, la légalité constitutionnelle incarnée par le pouvoir d'une Assemblée, la Convention ; de l'autre, la légalité insurrectionnelle, c'est-à-dire le pouvoir de la rue aux mains, nous dirions aujourd'hui, du lobby de la Commune de Paris. Je continue de penser que ce schéma a laissé une empreinte profonde.

(suite) – L’Etat, la désintégration
FIGARO VOX VOX POLITIQUE
Par Alexandre Devecchio – Mis à jour le 03/01/2016 à 12:41 – Publié le 31/12/2015 à 18:24

La percée du Front National traduit-elle la volonté des Français de retrouver un État fort?
Pierre LEGENDRE: État fort ou faible, la question n'a plus de sens. Avant d'évoquer le FN, dont on sait la marque antisémite originaire, mais aussi la connivence de jadis avec ceux qui avaient mené la répression à outrance en Algérie, je voudrais dire ceci. Après s'être laissé porter durant des décennies par la vague libérale-libertaire qui a déferlé sur l'Europe sans réflexion critique, l'élite au pouvoir s'étonne aujourd'hui non pas des effets décivilisateurs de cette vague, massivement déniés, mais seulement des accidents qu'elle provoque dans notre vie politique. Et je connais trop bien le fonctionnement des prédicateurs parisiens toujours prompts à stigmatiser, selon des catégories quasi pénales, ceux qui pensent hors du troupeau, pour ne pas m'étonner, moi, des grands airs effarouchés devant ce qui survient.
Ces temps-ci, une certaine presse aux accents de Pravda à la française parlait avec une emphase admirative d'un intellectuel dont le discours, je cite, «a renversé la table». Mais alors, pourquoi le discours d'un parti ne réussirait-il pas le même exploit? Manifestement, les amateurs de discours renversants sont pris de court. Amuser la galerie avec le Front National ou avec Monsieur Tapie naguère présenté comme un modèle à la jeunesse, ça ne dure qu'un temps. Et je ferai remarquer que le FN étant devenu le fournisseur d'un vocabulaire patriotique qu'on cesse de brocarder, nécessité oblige …., il se peut que ce Front National finisse par obtenir paiement pour services rendus!
Ma conclusion tient en peu de mots. Si au moins la percée revancharde du FN donnait à réfléchir, ce pourrait être un gain, le gain d'une leçon. Mais j'en doute.

L'un des chapitres de votre livre s'intitule «la foi en l'État, ou le fiduciaire français». La France s'est-elle construite dans la religion de l'État?
De quoi parle-t-on avec le mot religion? Nous sommes en Europe, toujours marquée par la ligne de fracture entre traditions dont je maintiens qu'elles sont inconciliables, en dépit de notre œcuménisme qui en réalité est une arme: l'Ouest catholico-protestant, l'Est orthodoxe. La France laïque ne comprend pas plus que les autres États de notre voisinage la Russie, la Grèce et les Balkans.
Pourquoi évoquer tout ça? Tout simplement parce que ce mot juridique des Romains baptisé par le christianisme latin, nous l'utilisons à tout-va pour lui faire dire ce qu'on veut. J'ai dénombré une quarantaine de définitions! Voilà pourquoi j'utilise le terme de fiduciaire pour sortir du brouillard. Il signifie que l'espèce humaine, l'animal parlant, ne peut vivre sans être fondé à vivre. Individuelle ou sociale, la raison de vivre est construite avec des mots, une Référence fondatrice à laquelle nous faisons crédit. La religion, c'est du crédit, du fiduciaire. La religion est, si je puis dire, une sorte de banque qui accrédite un discours fondateur.
Le pouvoir d'Ancien Régime recevait son crédit de la divinité chrétienne, il était en dette avec Dieu et s'acquittait de sa dette par la répétition rituelle, par des liturgies très élaborées. L'État monarchique était ainsi fondé à gouverner, c'est-à-dire à formuler des règles. Comme tous les montages dénichés par l'ethnologie, l'État à l'occidentale marche comme ça, nous sommes fondés comme citoyens par un montage fiduciaire, autrement dit par une religion.
La Première République avait mis en scène la déesse Raison. Nous, les ultramodernes, nous avons un panthéon plus fourni ; les Français ont non seulement la figure divinisée de la République laïque et ses liturgies, mais aussi, en ressortissants de l'Occident industrialiste et mercantile, ils célèbrent l'Argent. Ce serait le moment de lire un petit texte jamais commenté d'un certain Karl Marx sur deux figures unificatrices: le Christ et l'Argent! Voyez l'iconographie du dollar… «In God We Trust».
Alors oui, si l'on saisit ce concept de fiduciaire qui nous renvoie à la dimension universelle du langage, et si on continue à user du mot religion (pourquoi pas?), on peut dire que la France s'est construite dans la religion de l'État. Une religion plutôt intégriste, un «nouveau christianisme» pour reprendre la formule des saint-simoniens au XIXe siècle. L'État à la française est le Rédempteur laïque, un Sauveur sécularisé. Dans cette perspective, je ne vois pas où serait la différence entre l'État monarchique et l'État révolutionnaire.
La contre-épreuve, c'est la situation concrète de l'État administratif menacé par l'intégrisme individualiste. Le «service de l'État» ne veut plus rien dire, face à l'idéologie du libre choix sur le marché de tout, qui prétend disposer de tout, donc de la logique fiduciaire des institutions. Et ça donne quoi? Un monde à l'envers, où l'État, perdant sa raison d'être, dissout le rapport à l'autorité, bannit les tabous protecteurs, démolit les normes langagières elles-mêmes. Évidemment, ça commence par défaire l'Éducation, ces lieux dont notre professeur Renan disait: «L'État met la main sur l'âme». Aujourd'hui, ça consiste à produire des citoyens qui désapprennent à apprendre les fondements normatifs du lien social et ne sont que créanciers….

L'État français fortement centralisé est-il compatible avec la construction européenne?
L'Union européenne est-elle aujourd'hui pour les Français autre chose qu'une bureaucratie? La France a inventé au XVIIIe siècle ce mot qui a fait le tour du monde, et nos moeurs politiques s'accommodent très bien de réglementations envahissantes. Alors que les Anglais et les Allemands sont pointilleux pour défendre leur propre prérogative parlementaire contre Bruxelles, les Français ne sont pas si regardants et se contentent de rouspéter…
Après tout, en matière de justice, c'est pareil ; la maxime de la Révolution «Juger, c'est aussi administrer» reste d'actualité, elle en dit long sur nos manières de bafouer la séparation des pouvoirs. Un exemple: quand un arrêt de la Cour de cassation froisse une catégorie sociale capable d'ameuter les médias, nos gouvernants n'hésitent pas à faire voter une loi ayant pour effet de passer cette jurisprudence à la trappe… Et je rappelle la manie de légiférer à tour de bras, jusqu'à produire des textes dont on sait qu'ils ne seront pas appliqués!
L'État fortement centralisé est-il compatible avec la construction européenne? Le désordre juridico-politique que je viens d'évoquer inciterait à vous répondre: oui, car cet État-là est prêt à tout avaler, et l'Europe fourre-tout justifie alors que l'on persiste à n'en rien vouloir savoir.
Mais, si l'on sort de cette torpeur, ma réponse est non. Elle découle de mes propos précédents sur l'État et la Nation, sur le fond historique des choses. Construire l'Europe et non pas seulement la supporter, ça supposerait une audace politique qui pour l'heure est absente. Il n'est pas à l'ordre du jour de faire le ménage dans nos structures intérieures françaises, d'injecter une bonne dose d'esprit fédéral dans l'institution du territoire et dans la formation des responsables du système administratif, et surtout d'élargir notre horizon par une réflexion digne de ce nom sur la généalogie du continent. Un continent qui contient aussi la Russie orthodoxe et tout un monde pris de haut par des discours expéditifs.

L'Union européenne est-elle morte?
Quand on parle de construction européenne, qu'est-ce que ça dit à la jeunesse, qui voyage si facilement aujourd'hui? Considérons d'un peu plus près l'offre…, pas la prédication, mais le cadre institutionnel de l'Union.
L'Europe, c'est bien beau, mais le projet, obèse et bavard à la française, de Traité constitutionnel européen, finalement rejeté en 2005 par la France et les Pays-Bas, avait à mes yeux quelque chose de ridicule ; pour nombre de personnes averties de l'histoire comparative des formes étatiques, cette scolastique méticuleuse avait quelque chose de dérisoire. La démocratie n'étant pas le fort de cette Europe d'esprit étriqué et souvent cynique, on s'est rattrapé en bricolant des traités de remplacement…. Pour une fois, on n'est pas allé jusqu'à imposer de refaire le référendum, pour annuler le non dans les deux pays concernés!
Justement, ça me fait penser à la boutade d'un opposant à Napoléon III. Un député est censé s'adresser à l'électeur paysan: «Mon ami, le référendum est un mot latin qui veut dire oui»! Au fond, c'est l'état d'esprit des multiples chefferies en titre, qui rivalisent d'ingéniosité dans les bureaux de Bruxelles. Si vous vous intéressez à ce tripot, qui nous concerne tous, nous autres simples citoyens, tâchez de trouver ce petit essai passionnant, publié par Northcote Parkinson en 1957 sous le titre 1 = 2 ; il résume avec humour les inexorables lois d'une Bureaucratie sans tête! Pour tout dire, on a fabriqué un empilement de fonctions sans âme.
La France, dont je crois avoir soupesé les chances de s'auto-réformer comme très faibles sans pression extérieure, s'est enfermée dans une non-pensée sur elle-même et sur l'Europe.
Souvenons-nous: Napoléon voyait l'Europe comme extension française, «la Grande Nation». Ce n'était pas le cas de De Gaulle. Car de Gaulle avait compris que cette Nation française centraliste reste d'un maniement délicat et qu'une fois éteinte la rivalité millénaire avec l'ex-Empire germanique, la France ne pouvait pas tenir son rôle national sans boussole. Après lui, la partie s'est jouée en inversant la logique: d'abord l'économie et les techniques gestionnaires, le reste suivra, c'est-à-dire l'essentiel, à savoir une vision claire et assumée du «qui sommes-nous, où allons-nous?» dont se soutiennent les Nations.
La nullité politique et la passivité, qui ont fini par déséquilibrer et malmener l'Europe du Sud leurrée par les discours à l'eau de rose et la ruée financière, ont aussi pour effet de réactualiser les enjeux d'hégémonie au sein de l'Europe. Pour l'instant, je dirai que l'Allemagne fait son beurre….
Quant à la France, je vois qu'elle a pâti du postulat positiviste qui dominait l'équipe de Jean Monnet et ses successeurs. À quoi s'ajoute le fait que, dans l'intervalle, les États-Unis ont eu les moyens de transformer l'Europe en glacis, à l'instar des anciens «pays frères» de l'ex-URSS. Devenue ignorante de ce que signifie culturellement et politiquement son centralisme invétéré, la France suit un mouvement sur lequel elle semble ne plus avoir prise, avec indifférence! Nous en sommes là.

Vous écrivez: «Comment est-il possible de s'intégrer à la désintégration?». La crise de l'intégration est-elle la crise d'un État qui se désintègre?
Avant tout, j'évoquerai le contexte dans lequel votre question s'inscrit forcément: «l'effondrement de la civilisation moderne». Cette formule de Ian Kershaw, historien du nazisme, parle de la dictature hitlérienne qu'il qualifie ainsi: «une forme de souffle nucléaire au sein de la société moderne. Elle a montré de quoi nous sommes capables». Et moi j'ajoute: nos États subissent les effets à long terme de l'Holocauste qui a tué des millions de Juifs. Ce massacre d'une portée bien spéciale veut dire le meurtre de l'Ancêtre dans la culture européenne, dite judéo-chrétienne. C'est le principe généalogique, autrement dit le principe de Raison, qui a été touché.
Mon propos, qui tient compte du conflit originaire avec le judaïsme, ne se contente pas des discours habituels sur la Shoah et les horreurs infligées aux Juifs par leurs persécuteurs nazis. Il porte sur la fracture civilisationnelle intrinsèque, qui concerne l'Occident tout entier. C'est à partir de là que devient compréhensible concrètement le souffle nucléaire dont parle Kershaw. Il s'agit du coup porté à l'institution de la filiation, de nouveau subvertie par les propagandes et les pratiques juridiques aujourd'hui à l'œuvre.

En quoi la Seconde Guerre mondiale a-t-elle constitué une rupture?
Nos sociétés post-hitlériennes ont effectivement muté. La perversion nazie a discrédité le fondement de toute autorité. Elle a aussi montré qu'on pouvait gouverner tout un peuple en donnant la même valeur au fantasme et au raisonnement! Par effets en chaîne, les interdits sont à discrétion, les tabous peuvent tomber les uns après les autres à l'échelle d'une Nation. Et l'expérience a montré la facilité avec laquelle la science est mobilisable pour soutenir la dé-Raison… Je considère que nous avons tout simplement retourné la carte du nazisme, sans la détruire et surtout sans la comprendre. Transposant une expression de l'écrivain américain Scott Fitzgerald, je dirai que nous vivons dans un «abattoir de pensée».
Le dépérissement de la Raison généalogique, ça se paye, et très cher, par le meurtre et l'inceste. J'en ai pris la mesure en m'intéressant au cas du caporal Lortie, auteur d'un attentat commis le 8 mai 1984 dans les locaux du Parlement du Québec où il avait pénétré, ayant l'intention de tuer le gouvernement. Ce jour-là, pas de séance des parlementaires, néanmoins trois personnes ont été assassinées. Lors de son procès, l'accusé a pu dire: «le gouvernement avait le visage de mon père»! Or, le père du meurtrier était un père sans loi, incestueux et violent. Conseillant son avocat, nous avons œuvré pour faire du procès le moyen de faire sortir de son enfermement subjectif un jeune homme inéduqué. Une peine adaptée, accomplie dans une prison civilisée, lui a ouvert l'horizon d'une vie humaine.
Mon écrit sur ce cas a fait réfléchir pas mal de monde, notamment dans la magistrature française de l'époque, fin des années 1980. Il a aussi inspiré deux pièces de théâtre, l'une au Canada, l'autre en France où elle a été jouée à la Cartoucherie de Vincennes.
Une société aussi peut être poussée à la dé-Raison. Mon expérience d'expert pour le compte de l'Unesco m'a fait découvrir en Afrique subsaharienne les conséquences de politiques de développement aveugles, imposant la casse institutionnelle. Par exemple, en discréditant des écoles coraniques séculaires dont l'existence contrariait les spécialistes français de la modernisation! J'ai rapidement tiré mon épingle de ce jeu-là, j'ai su très tôt à quoi m'en tenir sur l'invraisemblable légèreté des parachutés par l'Éducation parisienne, et j'ai fait savoir à qui de droit (y compris à l'Unesco) mes prévisions pour la suite…. L'effroyable d'aujourd'hui confirme, hélas, mes constats de l'époque ; nous étions dans la décennie 1960!

Les attentats à répétition sont-ils également le fruit de cette crise de l'intégration? En quoi est-ce lié à l'affaiblissement de l'État?
Quant à cette question de l'intégration et de la désintégration de l'Etat, je vise évidemment la France, mon pays, traditionnellement accueillant. La crise de l'intégration, ça ne veut rien dire à mes yeux. Après tout, l'État est une caisse de résonance, et de nos jours de quoi résonne-t-il? Bien que ça commence à déchanter chez les responsables affrontant les violences djihadistes, il n'est pas question de faire retour sur soi, sur la dévalorisation de l'autorité quand il s'agit de secourir des jeunes en déroute, sur le manque d'exigence dont sont victimes tant d'écoliers et collégiens. Et caetera.
Je n'ai cessé de fréquenter les institutions ayant particulièrement à dire ceci. La déséducation est devenue une politique, dont on recueille aujourd'hui les fruits. Je réprouve le fondamentalisme sous toutes ses formes, y compris quand, par exemple, au sommet de l'État républicain-laïque, on s'est permis, à l'adresse de lycéens, de faire l'apologie de la provocation des Femen manifestant dans la fameuse Église du Sauveur à Moscou, que Staline en son temps avait rasée pour la transformer en piscine…. Et de surcroît, de faire émettre le timbre de Marianne sous les traits d'une Femen!
Si c'est ça l'intégration, elle veut dire une désintégration avancée de l'État lui-même. En ce cas, je dis qu'on prépare les djihadistes de demain ou alors que, tout simplement, la jeunesse est poussée à vivre déboussolée.
Encore un mot, puisque j'ai évoqué la terreur djihadiste. Ces temps-ci, j'entends un mot étrange: déradicaliser. Il m'a fait penser (et je ne suis pas le seul) à dératiser…. Sans doute ai-je la tête à l'envers, mais je demande: qu'est-ce que ça signifie exactement? Après la guerre, on parlait de lavage de cerveau. Je ne connais pas la méthode que suppose la déradicalisation chez les spécialistes qui la pratiquent. Et qu'est-ce que ça vaut au-delà de quelques jeunes égarés qu'on ramènera au bercail républicain? Et les autres? De même qu'on n'a pas vaincu le nazisme par des arguments, mais par les armes, on ne viendra pas à bout de l'épidémie de ceux qui se donnent pour idéal le meurtre, par des mesures à caractère symbolique.
Une fois de plus, je constate qu'il n'est pas question de s'interroger sur la racine du mal, cette désintégration dont j'ai parlé. Enfin et pour en terminer, je félicite le conseiller en Com qui a fabriqué le slogan infantile «mariage pour tous». Au moins ça, c'est une trouvaille, une formule qui tape dans le mille, à notre époque où les pouvoirs de tout poil attendent des résultats en traitant l'opinion publique comme une foule de pré-adolescents.
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