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La dictée de Luc Ferry

Envoyé par Francis Marche 
20 mars 2016, 15:30   La dictée de Luc Ferry
Luc Ferry a produit le texte d'une dictée pour un jeu-concours d'orthographe. La partie "cadets", par laquelle commence cette dictée, est la suivante :

Innovation et tradition
Si nous examinons la vie quotidienne, les bouleversements dont notre vieux continent a été le théâtre ces derniers temps sont saisissants. Ainsi, le village dans lequel j'ai passé mon enfance a sans doute changé davantage en cinquante ans qu'en cinq cents ans.
Quand j'explique à mes filles que les paysans «faisaient les foins» à la faucille ou que les femmes lavaient leur linge au lavoir, elles éprouvent irrésistiblement le sentiment que je sors tout droit d'une grotte préhistorique.


[www.lefigaro.fr]

Le Livre unique de français (publié en 1959) servit de manuel d'apprentissage à l'expression française écrite et "raisonnée" (analyse des parties du discours, analyse logique, etc.) aux enfants dont devait être Luc Ferry dans la première moitié des années 60. Moi-même, qui comme Luc Ferry "passai mon enfance dans un village", appris à comprendre la grammaire et à aborder la langue écrite par des manuels de français tels que celui-ci, dont le texte intégral est donné sur ce site :

[fr.scribd.com]

Lorsqu'on se penche sur ces manuels à un demi-siècle de distance on est frappé par l'exigence de rigueur intellectuelle présente dans les exercices proposés aux enfants et dans l'explicitation grammaticale. La deuxième chose que l'on remarque est que les textes présentés, dans leur écrasante majorité, ont trait au monde rural de la France de cette époque : les travaux des champs (à quoi semblait toujours se ramener l'agriculture, avec ses fenaisons et son vocabulaire que l'on dirait aujourd'hui recherché -- les blés ondoient sous la brise, etc.), la chasse, la pêche, l'aventure enfantine dans la nature des abords des villages, etc. La langue ainsi, se posait, se transmettait sur et dans ce substrat qui lui servait de référent stable et universel.

Le monde artificialisé et instable (instabilité fondamentale des paysages et de l'environnement rurbain) semblent tels de nos jours que, comme pourrait nous l'accorder Luc Ferry qui parle aux "cadets" des bouleversements dont notre vieux continent a été le théâtre, la langue en devient en quelque sorte, inenseignable : nommer le choses proprement et les décrire fidèlement dans une langue construite est devenu en 50 ans un exercice qui, littéralement, peut être dit privé d'objet.

En France, ce phénomène déchirant pourrait être résumé en disant que "la fin de la ruralité marque la fin de la langue", ou à tout le moins la fin de son enseignabilité, si bien que la crise de transmission culturelle et linguistique pourrait n'être qu'une facette ou qu'une manière d'envisager une crise de la transmission beaucoup plus profonde qui toucherait, ou dont l'objet serait, le support même de la chose à enseigner : un réel sans solution de continuité. Une rupture de réel et d'historicité serait la cause profonde de la rupture de transmission linguistique.

Lire le chapitre de ce manuel ayant trait à la télévision et à la "probité" intrinsèque de l'image télévisuelle par rapport à la triche cinématographique et aussi à l'émergence d'une culture de l'instantanéité qui absorbe le réel et le vivant : le réel fait plus que rompre son cours historique et s'artificialiser dans le changeant -- la présence au monde des humains qui l'habitent plonge et s'absorbe dans l'instantanéité télévisuelle et virtuelle. Le réel et son dit linguiste, son acte linguistique, commençèrent alors, tout uniment, à cesser d'être; ils entamèrent leur conjointe dislocation. (Le texte sur la télévision date de 1956).
L'omniprésence actuelle du clavier et de l'écran d'ordinateur dans la vie quotidienne des Français (tant adultes qu'enfants) est probablement comparable, voire en tous points semblable, à celle de la faucille, du char à banc, de l'animal de trait, des labours, du garde-champêtre, de la chasse aux papillons ou de la pêche à la grenouille (au chiffon rouge) dans la vie de ceux qui habitaient le pays du temps où Luc Ferry (né en janvier 1951) jouait aux billes.

Or le vocabulaire du virtuel, de l'objet connecté, la langue de l'écran et du clavier, sont étrangers, d'emprunt extérieur au français ancestral des fenaisons et de l'atelier du maréchal-ferrant. Et la crise d'enseignement de la matière français se ramène bien à une crise de référent : la langue est massacrée, inexistante, dévastée et déstructurée de part en part, assassinée parce que son objet, sa chose (celle des "leçons de choses" d'antan) sa matière référentielle donc, la traverse en venant d'ailleurs et en la fuyant dans l'instant. La langue n'a pas le temps de se poser sur la chose, et à fortiori d'y naître, ou d'y renaître.

Les forums en ligne où s'expriment en français les simples citoyens révèlent ce désastre : la langue commune d'un monde disparu n'est plus. La grammaire, l'orthographe et l'intelligence du dit se sont évaporées sans remplaçant : aucun vocabulaire structuré (fût-il intégralement étranger) ni aucune grammaire stable au service de la lisibilité n'émergent de ce champ de ruines, rien de vivant et de debout que les fameux fantômes des morts linguistiques qui font l'insaisissable langue fantôme de Richard Millet. Ces fantômes qui font souffrir en quelque sorte en nous tirant la langue par les pieds dans nos cauchemars linguistiques.
Quant à moi, j'ai appris dans ce livre, vers 1965, non pas en Afrique mais dans un village des Alpes-Maritimes :

Le voyage de Macoco
Dans le tournant des années 60, à l'époque du "push des généraux" en Algérie, quand dans le sud de la France, et singulièrement la ville de garnison qu'était Nîmes, fleurirent sur certains murs d'étranges grafitti "OAS", j'ai appris à lire des phrases entières dans Le Moulin bleu :

[manuelsanciens.blogspot.fr]
21 mars 2016, 12:23   Re : La dictée de Luc Ferry
Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ! (Flaubert)
Luc Ferry est sans doute philosophe, mais, quoi qu'il prétende, il ne semble pas, au vu de l'expérience dont il fait état, qu'il ait vécu à la campagne et surtout qu'il ait vu des paysans travailler et "faire les foins", ou bien il ignore ce qui distingue la faux de la faucille. Il y a soixante ans, au temps où Ferry était enfant, quelques paysans coupaient encore les foins à la faux (et pas à la faucille), la plupart (même dans les campagnes reculées du Massif Central) utilisaient une faucheuse, tirée par des chevaux, des boeufs ou un tracteur. La faucille était utilisée parfois encore pour couper les céréales dans de petits champs ou, par les fermières, pour couper l'herbe qui était donnée ensuite aux lapins.
Quant au linge de la famille, il y a soixante ans, il était lavé au "lavoir" communal dans les villages qui disposaient d'un lavoir (ce "service public", dont la construction coûtait cher, n'équipait pas tous les villages) et dans les terroirs où l'habitat était groupé; mais dans les terroirs où l'habitat était dispersé ou dans les hameaux sans lavoir, le linge étai lavé dans une fontaine ou dans un ruisseau proche.
Ce qui manque à Luc Ferry, ce n'est pas de connaître la langue, c'est de connaître les campagnes de France, telles qu'elles étaient encore il y a un demi-siècle.
Vous oubliez l'abreuvoir, à côté du lavoir communal. Dans les campagnes, il y avait aussi des animaux, des bêtes, et non pas des bestiaux. Comme quoi, on n'a jamais que ce qu'on mérite.
 
Utilisateur anonyme
21 mars 2016, 16:44   Re : La dictée de Luc Ferry
"Je vis à Sens, dans un ermitage sur l'eau.
Je vais de cabane en cabane.
La première ombre fut avant le soleil.
La deuxième ombre est celle où va la barque et que porte le corps sur la terre.
La troisième en mourant n'est même pas mon nom.
Si quelqu'un demande où je suis, je l'ignore.
Il y a plus profond que la sincérité : abandonner son âme."



Pascal Quignard, Sur le jadis, chap. XVII.
La remarque d'Henri Rebeyrol m'a filé des doigts dans un premier message où je disais en substance cela même, que Luc Ferry confond la faux et la faucille. Ayant appuyé sur la mauvaise touche deux paragraphes se sont envolés à tout jamais dans le cyberespace, épargnant Luc Ferry pour 24 heures seulement.

Le lavoir : le village où j'étais en possédait un, où seules quelques "mères Denis" apparaissaient de temps en temps. Les garnements dont j'étais jouaient à lancer des torchons mouillés dans les immenses poutres qui soutenaient l'ouvrage et son toit. Les torchons s'y collaient à tout jamais, cimentés par la poussière éternelle et les toiles d'araignée qui recouvraient tout là-haut. Il y avait deux grands bassins entourés d'une sorte de pierre ponce extrêmement lisse et glissante, d'une belle teinte glauque. Tous deux étaient remplis en permanence, l'un d'une eau savonneuse d'un turquoise soutenu, l'autre d'eau claire à proximité des deux "canons" de la fontaine entourée de pavés qui devaient dater de Mazarin. Les chevaux qui restaient dans le village venaient parfois s'y faire abreuver. Cette eau était glaciale toute l'année.

Les lavandières abandonnaient des paquets de lessive vides où parfois pouvait avoir été oublié un petit cadeau, une petite voiture de course, dans les paquets de Crio d'un bleu ciel intense, objets en deux dimensions, Ferrari, Lotus, source de joie et de fierté chez les petits bandits en culottes courtes, prompts à m'intimer de les imiter en tout.

Enfance "guerre des boutons" jusqu'à la caricature.

Le lavoir, qui était en contrebas de la place fut "comblé" par un maire moderniste au début des années 70, afin d'y installer un parking, en conservant le toit du lavoir qui donne de l'ombre aux autos, en trois dimensions ces autos-là. Les adultes se plaisent dans les trois dimensions, ils en raffolent jusqu'à en créer à présent d'artificielles, sans doute parce que devenus un peu las des naturelles.
21 mars 2016, 16:59   Faux-cils
"(...) ou bien il ignore ce qui distingue la faux de la faucille."

En effet, ce détail et d'autres relevés par M. Rebeyrol font que ce texte sonne légèrement faux. Qui trop embrasse mal étreint...

Il est vrai qu'à présent il est du meilleur goût de présenter ses quartiers de roture, comme le bourgeois de jadis faisait des acrobaties dans son arbre généalogique afin d'y cueillir quelque particule nobiliaire. Celui d'aujourd'hui n'est aux anges que s'il se découvre quelque ancêtre paysan, prolétaire, pourquoi pas bagnard, ou venu d'ailleurs, afin de s'en prévaloir en société. C'est ce qui restait à voler aux véritables descendants des pauvres des siècles passés.
La Toile est une source, une machine incomparable pour la vérification des souvenirs. Elle est l'outil des vieillards finissant par excellence. Elle sert davantage à endiguer les progrès de la démence sénile naissante qu'à aider à éduquer les jeunes. Avec cet outil : les vieux rajeunissent, les jeunes restent des bébés. Qui sait si nous ne tenons pas là l'élixir d'éternité ?

[bachybouzouk.free.fr]
Utilisateur anonyme
22 mars 2016, 02:42   Re : La dictée de Luc Ferry
Celui d'aujourd'hui n'est aux anges que s'il se découvre quelque ancêtre paysan, prolétaire, pourquoi pas bagnard, ou venu d'ailleurs, afin de s'en prévaloir en société.

Les origines métisses ou métissées et/ou venues d'ailleurs (de très Ailleurs) sont tout de même celles qui ont le plus le vent en poupe actuellement… Un succès qui, via le Grand Remplacement, n'est pas prêt de faiblir.
Disons qu'une origine immigrée délivre un brevet d'extraction modeste car, dans les représentations généralement admises, le migrant est forcément pauvre et il a souffert, eût-il fui son pays en emportant la caisse. Il est donc bienvenu d'en découvrir ou de s'en inventer un dans son ascendance afin de faire accroire que ses ancêtres ont souffert, qu'ils n'ont pas eu de privilèges, qu'ils en ont bavé. Derrière ces mystifications se cache le mythe nord américain du "self-made-man".
Onfray, par exemple, qui ne donne d'entretien sans rappeler que sa mère faisait des ménages et que son père était ouvrier agricole, ce qui ne manque jamais d'avoir son effet sur son interlocuteur qui ralentit le débit, abaisse son timbre de voix d'un demi-ton, perclus de respect, mis au garde-à-vous intellectuel. Bathmologique et bourdivine inversion : dans le débat intellectuel, il faut pour en imposer décliner un pedigree de gueux, un arbre généalogique bas de casse.

C'est la vieille discussion de la confiture : chez les petits bourgeois bohème, seul pourra s'autoriser à poser sur la table une confiture de supermarché, vulgaire au possible, vergoneuse comme une crotte parmi les pots "fait maison", "du potager de maman", etc. celui qui peut se piquer d'un profil politique et social victimaire proprement extraordinaire et admirable, étincelant : ancien otage des Talibans, dissident tibétain en exil, etc.

Or chez Onfray, et dans une moindre mesure, Ferry, la confiture de mauvaise qualité fait le "grand" philosophe.
04 mai 2016, 10:29   Dater d'un malotru
"Il est vrai qu'à présent il est du meilleur goût de présenter ses quartiers de roture, comme le bourgeois de jadis faisait des acrobaties dans son arbre généalogique afin d'y cueillir quelque particule nobiliaire. Celui d'aujourd'hui n'est aux anges que s'il se découvre quelque ancêtre paysan, prolétaire, pourquoi pas bagnard, ou venu d'ailleurs, afin de s'en prévaloir en société. C'est ce qui restait à voler aux véritables descendants des pauvres des siècles passés."

Une lecture récente m'amène à amender ce petit message. Dans son Histoire de la Révolution française, François Furet cite Tocqueville qui, dans ses Souvenirs écrit, après février 1848 :

"J'apercevais un effort universel pour s'accommoder de l'événement que la fortune venait d'improviser, et pour apprivoiser le nouveau maître. Les grands propriétaires aimaient à rappeler qu'ils avaient toujours été ennemis de la classe bourgeoise et toujours favorables à la classe populaire ; les prêtres avaient retrouvé le dogme de l'égalité dans l’Évangile et assuraient qu'ils l'y avaient toujours vu ; les bourgeois eux-mêmes se rappelaient avec un certain orgueil que leurs pères avaient été ouvriers, et, quand ils ne pouvaient pas remonter, à cause de l'obscurité inévitable des généalogies, jusqu'à un ouvrier proprement dit qui eût travaillé de ses mains, ils tâchaient du moins de dater d'un malotru qui eût fait sa fortune par lui-même."
Utilisateur anonyme
04 mai 2016, 11:48   Re : Dater d'un malotru
J'apercevais un effort universel pour s'accommoder de l'événement que la fortune venait d'improviser, et pour apprivoiser le nouveau maître. Les Français-de-souche aimaient à rappeler qu'ils avaient toujours été ennemis des Français-de-souche et toujours favorables à la Diversité ; les prêtres avaient retrouvé le dogme du métissage dans l’Évangile et assuraient qu'ils l'y avaient toujours vu ; les Français-de-souche eux-mêmes se rappelaient avec un certain orgueil que leurs pères avaient été des immigrés, et, quand ils ne pouvaient pas remonter, à cause de l'obscurité inévitable des généalogies, jusqu'à un immigré proprement dit qui eût travaillé de ses mains, ils tâchaient du moins de dater d'un Français-de-souche qui eût fait son méa culpa par lui-même.
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