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De la névrose noogénique et du bégaiement historial (sur Nuit debout)

Envoyé par Francis Marche 
Je demeure fasciné par ce propos recueilli cette semaine sur les lèvres d'une participante à Nuit debout : "On est tous égaux, tous pareils, tous des animaux".

C'était en 1969, l'Amérique était alors secouée par l'onde de choc des émeutes estudiantines de l'université de Colombia qui avaient eu lieu l'année précédente. Un film devait en être tiré en 1970 dont le titre français fut Des Fraises et du sang (The Strawberry Statement) ; ce film eut un impact tel que je me souviens encore de la cour de mon lycée transformée en agora de débatteurs enflammés (les pours, les contres la révolte) qui en oubliaient la cloche qui avait sonné l'heure de l'étude du soir après la projection de ce film en séance "Art et essais". Certains en vinrent aux mains.

Koestler, cette année-là où l'essayiste se montra particulièrement prolixe, produisit un court texte intitulé Rébellion sous vide (Rebellion in a Vacuum). On est saisi par la similarité de cette geste rebelle que décrypte Koestler avec celle de nos agités nocturnes de la Place de la République, qui reproduisent sans s'en douter notre clochemerle révolutionnaire déclenché spontanément dans notre vieux lycée napoléonien après la projection de Des Fraises et du sang.

On y constate cette horreur : l'histoire, à près d'un demi-siècle ans de distance, bégaie les mêmes mots, par la bouche de ceux qui n'ont pas même l'excuse de la nouveauté. Le spectacle d'une jeunesse radotante, intellectuellement défraîchie à 20 ans, ignorante du bégaiement même dont elle est affectée, est navrant au possible. Mais cette tristesse fait aussitôt place à une inquiétude, à un effarement : l'histoire d'Occident contient-elle d'autres exemples de pareil radotage de sa jeunesse dont le pas de temps serait celui de deux générations (50 ans) ? Je crains qu'il faille répondre à pareil questionnement par la négative.

Je propose ci-dessous une traduction originale, donnée ici-même au fil de la plume et donc éminemment perfectible, de cet essai de Koestler articulé sur la notion de "névrose noogétique", dont je vous invite à découvrir le concept et comment "le réductionnisme animalier", figure caractéristique de ce bégaiement transhistorique et transgénérationnel, signale et signe cette pathologie. Il s'agit d'une communication rédigée pour le séminaire "L'Université et l'éthique du changement" organisé à la Queen's University de Kingston (Canada) en novembre 1968, publiée pour la première fois dans le numéro d'octobre-décembre 1969 de la revue The Political Quarterly :


Espérant découvrir enfin ce que le verbe "éduquer" signifie, je me suis tourné l'autre jour vers le Concise Oxford Dictionary (petit dictionnaire Oxford) et me suis amusé d'y trouver la définition suivante : Donner une formation intellectuelle et morale (Give intellectual and moral training to.) Et un peu plus bas, en vue d'enfoncer le clou : "Former (des personnes)... entraîner (des animaux)" (NdT : en anglais, le même mot est employé pour "former des personnes" et "entraîner des animaux" : to train, avec, dans le cas des animaux, le sens très prosaïque que pend ce terme lorsqu'il s'agit par exemple de "cow training", processus au terme duquel la vache doit avoir acquis un certain sens de la propreté corporelle -- potty training : habituer le petit enfant à faire usage du pot).
Je ne serais pas surpris de voir, à l'ouverture de la prochaine saison d'émeutes [estudiantines], un bûcher de petits dictionnaires Oxford ; et cette définition, avec ses échos pavloviens, ne mérite certainement pas mieux. Mais je doute qu'il y ait beaucoup à gagner à remplaçer le terme offensant de training par guidance (NdT : terme anglais qui se traduit généralement par le français "encadrement" ou, au Canada, "guidage"). Ce terme sonne bien et se veut gratifiant et onctueux (smarmy) mais il soulève des questions : l'encadrement, quelle qu'en soit la discrétion des méthodes, implique toujours l'imposition d'un ascendant mental sur l'esprit de l'encadré, c.-à-d. dans le cas qui nous occupe, celui d'un jeune. Et l'éthique de cette procédure, laquelle il n'y a pas si longtemps nous prenions comme allant de soi, devient de plus en plus problématique.

(à suivre)
"On est tous égaux, tous pareils, tous des animaux".

C'est la quasi-définition de la ferme aux animaux, d'Orwell:

1) : Tout deux pattes est un ennemi
2) : Tout quatre pattes ou volatile est un ami
3) : Nul animal ne portera de vêtements.
4) : Nul animal ne dormira dans un lit.
5) : Nul animal ne boira d'alcool.
6) : Nul animal ne tuera un autre animal.
7) : Tous les animaux sont égaux.

Comme quoi, l'Humanité, l'Oummanité, vit enfin sa grande révolution soviétique.

[modulo 50 ans]
J'attends la suite avec curiosité d'autant que j'ai lu ce matin un article que Philippe Muray a écrit pour Globe et qu'il reproduit dans son journal (Ultima Necat II, entrée du 23 octobre 1988), intitulé Zoo Connection et dont je ferai un résumé ici après votre traduction de cet article prometteur de Koestler.
Ma préférence, lorsqu'il s'agit de définir la finalité de l'éducation, est celle d'une "catalyse de l'esprit". Toute influence est une intrusion ; un catalyseur, en revanche, se définit comme agent déclencheur ou accélérateur d'une réaction chimique qui s'acquitte de ce rôle sans pour autant être partie prenante au produit. Si on m'autorise ce truisme, je dirais que l'éducateur idéal agit comme catalyseur, et non comme instance qui influe sur le sujet et le conditionne. Le conditionnement ou, pour utiliser le terme de Skinner, "l'ingénierie sociale par l'assujettissement des comportements à un commandement", est une excellente méthode d'entraînement des samouraïs, mais son application sur les campus universitaires comporte deux dangers opposés. Cette manière d'ingénierie peut en effet se traduire par une névrose expérimentale chez les sujets concernés, qui prendra tantôt la forme d'un reject violent de toute "prise de contrôle" ou influence de la part de l'autorité, et qui tantôt, lorsqu'elle s'avère trop bien accomplie, crééra du conformisme, lequel pourra prendre de multiples formes dans un éventail de manifestations allant d'une société de béni-oui-oui (yes-men) manipulés par les médias de masse à un Etat totalitaire obéissant aux pensées du Président Mao.

La voie concurrente à celle du conditionnement est dans la catalyse du développement des esprits. Je ne saurais mieux exposer ce qu'il faut entendre par là qu'en citant un passage d'un livre que j'ai écrit il y a quelques années sur la créativité dans les sciences et dans les arts (NdT : il s'agit de The Art of Creation, paru en 1964):

"Afin de permettre à un étudiant de prendre plaisir à l'art de la découverte scientifique, tout comme à d'autres formes d'art, on doit faire en sorte qu'il revive, dans une certaine mesure, le processus de création. En d'autres termes, il importe d'induire en lui, avec l'aide et l'encadrement requis, certaines découvertes scientifiques fondamentales dont il sera l'acteur, de faire l'expérience, dans son esprit, de certains éclairs de compréhension qui ont illuminé les chemins empruntés par la science. Cela a pour corrolaire de faire de l'histoire des sciences une composante essentielle de tout programme d'enseignement, et de présenter la science dans le cadre de son évolution -- et non comme Minerve née tout armée. Cela veut dire aussi que les paradoxes, les "problèmes sans solutions apparentes" auxquels se virent confrontés les Archimède, Copernic, Galilée, Newton, Harvey, Darwin devraient être restitués dans leur cadre historique et présentés sous forme d'énigme à percer -- assorties d'indices adaptés -- aux jeunes esprits motivés. La forme la plus productive d'apprentissage est dans la résolution de problèmes. La méthode traditionnelle qui consiste de mettre l'étudiant, non en face du problème mais de la solution aboutie, revient à le priver de toute passion de la découverte, à éteindre son impulsion créatrice, et à réduire l'aventure humaine à un tas poussiéreux de théorèmes.

L'Art est une forme de communication qui vise à susciter un écho re-creatif (Art is a form of communication which aims at eliciting a re-creative echo). L'éducation devrait être considérée comme un art, et mettre en oeuvre les techniques propres à faire naître cet écho -- la "récréation". Le novice, qui a franchi certains des stades majeurs de l'évolution de l'espèce au cours de son développement embryonnaire, et qui a connu l'évolution le faisant passer de la société sauvage à la société civilisée lorsqu'il a atteint l'adolescence, doit alors poursuivre ce cursus en récapitulant certains des épisodes déterminants, des impasses, et des tournants décisifs du chemin de la conquête du savoir (NdT : on reconnaîtra là une "extension" de la théorie de Ernst Haeckel (1834-1919) selon laquel l'embryon "récapitule" dans son développement, celui de l'espèce -- l'ontogénèse résume la phylogénèse, selon l'expression reprise par J. Rostand -- Koestler prolongeant ce modèle avance ainsi que l'éducation doit "récapituler" le parcours accompli par l'espèce dans la constitution du savoir).
Une grande partie de nos manuels scolaires et de nos méthodes d'enseignement reflètent une conception du monde statique, pré-évolutionniste. Car l'homme ne saurait hériter du passer : il doit le re-créer".

(à suivre)
Voilà ce que j'entends par l'éducation considérée comme catalyse. Mais il y a un hic à cela : à supposer que nous convenions que la méthode idéale d'enseigner les sciences soit de permettre aux étudiants de redécouvrir les lois de la mécanique newtonnienne plus ou moins par eux-mêmes, est-ce que la même méthode peut s'appliquer à l'enseignement de l'éthique, des valeurs morales ? La première réponse qui vient à l'esprit est que l'éthique n'est pas une discipline qui figure dans un cursus normal, sauf pour ceux qui se spécialisent en philosophie et en théologie. Mais c'est là une réponse à l'emporte-pièce car implicitement, sinon explicitement, nous investissons de principes éthiques et de jugements de valeur tout ce que nous enseignons et écrivons, quel qu'en soit le sujet. La plus grande superstition de notre temps est la foi que nous vouons en la neutralité éthique de la science. Le slogan de la neutralité éthique de la science suppose lui-même un programme et un credo.

Aucun écrivain, enseignant ou artiste n'échappe à l'attribution qui est la sienne d'exercer une influence sur autrui, qu'il le veuille ou non, qu'il en soit conscient ou non. Et l'influence qu'il exerce de la sorte ne se cantonne nullement au message explicite qu'il véhicule ; et étant exercée en grande partie de manière implicite, l'influence du persuadant occulte n'en est que plus forte et plus insidieuse, et son destinataire l'absorbe à son insu. Mais tout de même, la physique est bien une science éthiquement neutre, n'est-ce pas ? Peut-être mais il n'empêche qu'Einstein a rejeté le courant qui dans la physique moderne voudrait remplacer la causalité par la probabilité en y opposant son énoncé fameux : "Je refuse de croire que Dieu joue aux dés avec le monde". Ce faisant il se montra plus honnête que d'autres physiciens car il admettait ainsi un parti pris métaphysique (metaphysical bias) ; et c'est précisément ce parti pris métaphysique, dont est porteuse toute hypothèse scientifique, qui exerce cette influence inconsciente sur autrui.
L'Eglise romaine fut mal inspirée quand elle s'opposa à Galilée et à Darwin, et d'un point de vue rationnel elle accusa ainsi un temps de retard sur son époque ; mais intuitivement elle n'en était pas moins en avance sur celle-ci dans sa prise de conscience des répercussions que la nouvelle cosmologie et la théorie de l'évolution devaient avoir sur l'image que l'homme entretiendrait de lui-même et sur l'idée qu'il devrait désormais se faire de sa place dans l'univers.

Wolfgang Köhler, un des plus grands psychologiques de notre temps, rechercha toute sa vie "la place de la valeur dans un monde habité par les faits" -- ce qui est le titre de l'ouvrage dans lequel il résume sa philosophie personnelle. Mais il n'est pas nécessaire de rechercher une place de cet ordre car les valeurs sont diffusées à travers toutes les strates des différentes sciences, comme les bulles d'air invisibles sont diffusées dans les eaux d'un lac, cependant que nous sommes les poissons qui ne cessons de les inhaler par les branchies de l'intuition. Notre enseignement établi, du département de physique à celui de biologie et de génétique, et jusqu'à ceux des sciences du comportement et des sciences sociales, bon gré mal gré transmet aux étudiants une Weltanschauung, soit un système de valeurs enveloppé dans un paquet de faits. Mais le choix et la forme du paquet sont déterminés par son contenu invisible ; ou, pour changer de métaphore, disons que nos valeurs implicites font la courbe non euclidienne, la subtile distorsion du monde factuel.

J'entends déjà l'objection dressée contre mon usage du terme "notre enseignement établi" : voilà une chose qui n'existe pas. Chaque pays, chaque université et chacune des facultés que celle-ci possède, présente évidemment son caractère individuel, son visage propre ... ou son absence de tout visage. Néanmoins, tenant pour acquises tant la diversité que les exceptions, il existe certains dénominateurs communs qui déterminent le climat culturel et le parti pris métaphysique transmis aux étudiants aspirants pratiquement partout dans le secteur non totalitaire du monde, de la Californie à la Côte Est des Etats-Unis, de Londres à Berlin, à Bombay et à Tokyo. Ce climat est impossible à définir sans en simplifier les traits à dessein, et c'est donc ce que je vais faire en disant qu'il est dominé par les trois "R".

(à suivre)
Le premier "R" est la lettre initiale de Réductionnisme. Cette philosophie est remarquablement illustrée par la citation d'un ouvrage récent dans lequel l'homme est défini, tout à fait sérieusement, comme "rien d'autre qu'un mécanisme biochimique complexe, alimenté par un système de combustion qui fournit l'énergie à des ordinateurs dotés d'une prodigieuse capacité de stockage, afin d'y retenir des informations codées". Voilà qui est sans doute une formulation extrême, mais qui n'en véhicule pas moins l'essence de cette philosophie.

Bien évidemment, il est parfaitement légitime de dresser des analogies entre le système nerveux central et un central téléphonique, ou un ordinateur, ou un holographe. L'hérésie réductionniste tient tout entière dans l'expression "rien d'autre que...". Si vous remplaciez, dans la citation que je viens de donner, l'expression "rien d'autre que" par "dans une certaine mesure" ou "d'un certain point de vue" ou encore "à un certain niveau de sa structure qui en comporte de nombreux autres", il n'y aurait rien à redire à cette formulation. Le réductionniste proclame sa vérité partielle comme vérité entière ; pour lui, un certain aspect spécifique d'un phénomène est le phénomène dans son entièreté. Pour le behavioriste, les activités de l'homme ne sont rien d'autre que une chaîne de réactions conditionnées ; pour les freudiens les plus rigides, la création artistique n'est rien d'autre qu'un substitut d'une sexualité inhibée dans son objet ; pour le biologiste mécaniciste, les phénomènes de la conscience ne sont rien d'autre que des réactions électrochimiques. Et le comble de l'hérésie réductionniste est de considérer le tout comme rien d'autre que la somme de ses parties, en se mettant ainsi dans le sillage des concepts atomistes grossiers de la physique du dix-neuvième siècle, que les physiciens eux-mêmes ont abandonnés il y a longtemps.

Le deuxième des trois "R" est ce que j'ai appelé ailleurs la philosophie du ratomorphisme.

(à suivre)
Au tournant du siècle, dans son ouvrage désormais classique, Lloyd Morgan mettait en garde les biologistes contre le caractère spécieux de toute projection de pensées et de sentiments humains sur des animaux ; depuis lors, le pendule à oscillé dans le sens opposé, de sorte qu'aujourd'hui, au lieu d'avoir une vision anthropomorphique du rat, nous avons une vision ratomorphique de l'homme. Dans cette vision des choses, nos gratte-ciels ne sont rien d'autre que d'immenses boîtes de Skinner dans lesquelles, au lieu d'appuyer sur une pédale pour obtenir une granule alimentaire, nous émettons des réactions d'opérants qui sont plus compliquées mais régies par les mêmes lois comportementales que celles du rat. Là encore, si vous effacez le "rien d'autre que", il reste une vilaine parcelle de vérité dans ce parallèle. Mais si la vie de l'homme est devenue une "course du rat", c'est précisément parce qu'il a été imprégné de philosophie ratomorphique. A ce propos vient à l'esprit la vieille boutade : "la psychanalyse est la maladie qu'elle prétend guérir". Répétez à un homme qu'il n'est rien d'autre qu'un rat géant et vous le verrez bientôt affublé de soies autour de la bouche et le surprendrez en train de vous mordiller les doigts.

Il y a quelque cinquante ans, dans les beaux jours du réflexe conditionné, le paradigme du comportement humain était le chien de Pavlov salivant dans son harnais de contention sur une paillasse de laboratoire. Après lui, vint l'âge du rat dans sa boîte. Et après le rat, vint l'oie. Dans son ouvrage récent De l'agression, Konrad Lorenz avance la théorie selon laquelle l'affection entre les animaux sociaux découle phylogénétiquement de l'agression. Le lien qui unit les partenaires (que celui-ci ait une composante sexuelle ou non) "n'est ni plus ni moins que la conversion de l'agression en son opposé". Que l'on soit en accord ou en désaccord avec cette théorie est sans importance ; la raison pour laquelle je la mentionne est que les arguments de Lorenz reposent presque exclusivement sur ses observations de ce qu'il appelle "cérémonie de triomphe" chez l'oie cendrée, laquelle, de son propre aveu, l'a conduit à écrire son livre. Là encore, voilà qu'on nous offre une Weltanschauung qui découle d'un type très spécialisé d'observations, une vérité partielle qui se fait passer pour la vérité tout entière. Pour citer le psychologue autrichien Viktor Frankl : "le problème n'est pas que les scientifiques se spécialisent, mais plutôt que les spécialistes versent dans les généralisations".

(à suivre)
Un dernier exemple pour le deuxième "R" : il y a un an environ, paraissait un ouvrage de vulgarisation sur l'anthropologie appelé à devenir un best seller en Europe et en Amérique : Le Singe nu : étude de l'animal humain par un zoologue, du professeur Desmond Morris. L'auteur commence son livre en déclarant que l'homme est un grand singe imberbe "qui s'est lui-même baptisé Homo sapiens... Je suis zoologue et le singe nu est un animal. Il est donc un gibier tout indiqué pour ma plume." Les extrémités auxquelles cette démarche zoomorphique peut conduire s'illustrent dans la citation suivante :

"Les intérieurs des maisons ou appartements peuvent être décorés et remplis d'ornements, d'un bric-à-brac et d'effets personnels à profusion. L'explication généralement donnée à cela est que tout ceci "rend les lieux attrayants". En fait, il s'agit de l'exact équivalent de ce que ferait n'importe quelle autre espèce à fonctionnement territorial qui laisserait ses odeurs près de son gîte. Quand vous apposez votre nom sur une porte, ou quand vous accrochez un tableau à un mur, vous accomplissez, en language cannin ou lupin, par exemple le geste qui consiste à lever la patte sur la porte ou le mur afin d'y laisser votre empreinte personnelle."

Afin d'éviter tout malentendu, je tiens à souligner une fois de plus qu'il est aussi légitime que nécessaire à la recherche scientifique d'enquêter sur les réflexes conditionnés chez le chien, les réactions opérantes chez le rat et les parades rituelles chez les oies, mais pour autant que les résultats obtenus ne nous soient pas imposés comme paradigme de l'humaine condition. Or c'est là précisément ce qui s'est fait durant la majeure partie du dernier demi-siècle.

Mon troisième "R" est celui de Randomness (NdT : soit l'aléatoire ou "le hasard", celui du "Hasard et de la Nécessité" des biologistes Jabob, Monod et Wolff). L'évolution biologique est considérée comme rien d'autre que le fruit de mutations aléatoires conservées par la sélection naturelle ; et l'évolution mentale comme rien d'autre que les fruits d'essais aléatoires que le renforcement a pour vocation de conserver. Pour citer un ouvrage didactique écrit par un évolutionniste de premier plan : "Il semble bien que le problème de l'évolution soit, pour l'essentiel, résolu ... il se révèle comme problématique fondamentalement matérielle, dépourvue de tout signe d'une finalité ... l'homme est le produit d'un processus matériel exempt de finalité..." (NdT : citation de l'ouvrage de G.G. Simpson The Meaning of Evolution, 1949). Pour paraphraser Einstein : un dieu non existant jouant aux dés avec l'univers un bandeau sur les yeux. Même la causalité physique, solide rocher sur lequel cet univers a été construit, se voit remplacée par les sables mouvants de la statistique. Nous paraissons tous être plongés dans la condition que les physiciens appellent "mouvement brownien", soit les mouvements erratiques et en zig-zag d'une particule de fumée bousculée deci delà par les molécules de l'air ambiant.

Certaines écoles d'art moderne ont elles aussi embrassé le culte de l'aléatoire. Les peintres de l'action-painting jettent des poignées de peinture sur la toile de manière aléatoire ; un sculpteur français s'est taillé une renommée internationale en comprimant des carosseries de vieilles voitures dans une casse automatique qui leur donne des formes aléatoires (NdT : il s'agit de l'artiste César, évidemment) ; d'autres assemblent des morceaux de ferraille pour en faire des compositions abstraites, et des brins de peluche ou des moutons de poussière dans des collages ; certains compositeurs de musique électronique utilisent des machines à sons aléatoires pour produire leurs effets. Un romancier à la mode se vante de découper son tapuscrit aux ciseaux, et d'en recoller les morceaux de manière aléatoire.

Ces écoles d'art contemporain semblent puiser leur inspiration de la polarisation qui prévaut dans les sciences de la vie, comme par contagion infectieuse. L'aléatoire, nous dit-on, est le fait fondamental de la vie. Nous vivons dans un monde occupé jusqu'au plafond par des faits bruts, et il n'y a pas de place pour une quelconque finalité, quelques valeurs ou quelque sens que ce soit. La recherche de valeurs et d'un sens est considérée comme aussi absurde que la recherche du Paradis de Dante par un astronome à l'aide de son télescope.

(à suivre)
"On est tous égaux, tous pareils, tous des animaux".



L'homme est un animal, mais au rebours de ce qu'imaginent les métaphysiciens. Mais il n'est pas qu'un animal, au rebours de ce qu'imaginent les partisans du matérialisme biologique. (Prendre la partie pour le tout : ainsi fonctionnent tous les grands unilatéralismes réducteurs.)
"(...) l'histoire d'Occident contient-elle d'autres exemples de pareil radotage de sa jeunesse dont le pas de temps serait celui de deux générations (50 ans) ? Je crains qu'il faille répondre à pareil questionnement par la négative."

Cependant, si l'équivalent des "Nuits debout" avait existé en 1839, soit cinquante ans après 1789, la jeunesse républicaine n'aurait-elle pas rabâché ?

On a rabâché pendant près d'un siècle sur le thème, par exemple, de "terminer la Révolution" qui apparaît dès l'automne 89 et ne quittera plus le débat jusqu'en 1870. D'ailleurs, à bien des égards, bon nombre des questions soulevées par les révolutionnaires d'alors (la souveraineté du peuple vs sa représentation, l'interventionnisme de l'Etat vs le libéralisme ) sont encore sur le tapis en 2016. Si rabâchage il y a, c'est en siècles qu'il faut compter.
[Suite de la communication de Koestler intitulée Rébellion sous vide, 1969]

Et il serait tout aussi absurde de rechercher à l'aide d'un microscope ce "fantôme dans la machine" qu'est l'esprit conscient, avec ses attributs fantômatiques que sont le libre arbitre et la responsabilité morale.

Rappelons-nous une fois encore que l'essence d'un enseignement ne tient pas aux faits et aux données qu'il véhicule mais aux interprétations qu'il transmet de manière explicite ou par implications. Pour utiliser les termes qu'emploie la théorie moderne de la communication, nous dirons que le gros de l'information consiste en des interprétations. Tel est le coeur du paquet que nous transmettons ; les données factuelles en composent l'emballage. Mais les polémiques, âpres et récurrentes, qui émaillent l'histoire des sciences, prouvent encore et toujours que des données identiques peuvent donner lieu à des interprétations différentes et se recomposer en des schémas explicatifs disparates. Il y a une minute, je citais un distingué biologiste représentant l'école du néo-darwinisme orthodoxe. Permettez-moi de citer à présent un autre biologiste éminent, C. H. Waddington, qui, partant de données strictement identiques, aboutit à des vues opposées : "La supposition que l'évolution des mécanismes biologiques merveilleusement adaptés n'a été fonction que d'une sélection opérée sur un ensemble aléatoire de variations, chacune le fruit du plus pur hasard, est équivalente à la suggestion que si nous continuions à jeter des briques sur un tas de briques, ne serions en mesure, au bout d'un certain temps, de choisir la maison la plus désirable".

On pourrait continuer de citer des conclusions, aussi diamétralement opposées que celles-là, que l'on doit à des scientifiques différents et qui les tirent du même corpus de données. Par exemple, on ne s'attendrait guère à ce que des neuro-physiologistes minorent l'importance des mécanismes cérébraux dans la vie mentale, et en effet nombreux parmi eux sont ceux qui soutiennent que la vie mentale n'est rien d'autre qu'un mécanisme cérébral. Et pourtant Sherrington fut un dualiste effronté, lui qui écrivait : "que notre être soit composé de deux élements fondamentaux rend, je suppose, rien moins qu'improbable le fait qu'il puisse reposer sur un seul des deux". Et le grand chirurgien canadien du cerveau, Wilder Penfield, a énoncé lors d'un séminaire interdisciplinaire ayant pour thème "le controle de l'esprit", auquel nous participâmes tous deux : "déclarer que le cerveau et l'esprit sont une seule et même chose n'a pas pour vertu de les rendre telles, mais en revanche cela a pour effet de bloquer tout progrès de la recherche".

Je donne cette citation non parce que je serais un dualiste cartésien -- tel n'est pas le cas -- mais afin de mettre en relief le fait que les donnés précises des neurophysiologistes peuvent donner lieu à des interprétations différentes. En d'autres termes, il n'est pas vrai que les données que nous livrent la science doivent automatiquement conduire à la conclusion que la vie est dénuée de sens, qu'elles n'est rien d'autre qu'un mouvement brownien dont la source serait à assigner aux caprices de la météo cosmique. Nous devons au contraire affirmer que le Zeitgest tend à tirer des données que la science fournit des conclusions philosophiques polarisées, et que cette tendance est celle d'une dépréciation des valeurs et de l'élimination du sens du monde qui nous entoure et du monde qui nous habite. Il en résulte l'installation d'un vide existentiel.

(à suivre)
A ce point de mon exposé, je voudrais citer de nouveau Viktor Frankl, fondateur de l'école de psychiatrie qui s'est fait connaître comme Troisième école viennoise de psychiatrie. Il postule que, outre le principe de plaisir que l'on doit à Freud et la volonté de puissance mise en avant par Adler, il existe une "volonté de sens" qui agit comme mobile humain d'ordre tout autant fondamental :

"Une tendance inhérente à l'homme consiste à vouloir accéder au sens et à concrétiser des valeurs. A la différence des animaux, l'homme ne dispose pas d'un instinct qui lui dirait ce qu'il doit faire, ni comment il doit agir. Et à la différence aussi des hommes des âges passés, il ne dispose plus de traditions ni d'un cadre de valeurs qui puissent l'instruire de ses devoirs... Des milliers et des milliers de jeunes étudiants sont exposés à un endoctrinement dont les grandes lignes sont celles d'un concept réductionniste de la vie qui nie l'existence de valeurs. Il en résulte un phénomène mondial : de plus en plus de patients affluent dans nos cliniques en se plaignant d'un vide intérieur, d'un sentiment d'absence absolu de tout sens à leur vie".

Il désigne ce type de névrose comme "noogénique", qui se distingue de la névrose sexuelle ou de tous autres types de névrose, et il affirme que 20 pour cent environ de tous les cas traités par la clinique psychiatrique de Vienne (dont il est le directeur) sont d'origine noogénique. Il affirme en outre que ce chiffre est à multiplier par deux chez les patients étudiants originaires d'Europe centrale, et qu'il atteint 80 pour cent de la population des patients étudiants aux Etats-Unis.

(à suivre)
il existe une "volonté de sens" qui agit comme mobile humain d'ordre tout autant fondamental :

"Une tendance inhérente à l'homme consiste à vouloir accéder au sens et à concrétiser des valeurs. A la différence des animaux, l'homme ne dispose pas d'un instinct qui lui dirait ce qu'il doit faire, ni comment il doit agir. Et à la différence aussi des hommes des âges passés, il ne dispose plus de traditions ni d'un cadre de valeurs qui puissent l'instruire de ses devoirs


Et c'est à ce moment précis que, pour combler ce vide sidéral (Attali parle des « derniers restes de […] désignations d’origine religieuse »), l'islam entre en scène...
en tentative de réponse à Thomas : la geste Nuit debout, dont les propositions paraissent condensées dans l'expression "tous égaux, tous pareils, tous des animaux" est de la philosophie réductionniste, essentiellement issue des 50 premières années du siècle dernier, et dans cette optique il faudrait la caractériser comme contre-révolutionaire : elle est tout à la fois soviétologique et indifférentialiste à la façon du réductionnisme behavioriste américain, lequel produisit l'essentiel du modèle de développement nihiliste occidental ces 80 dernières années. Reconnaissons-le : la demoiselle de Nuit Debout qui déclare son "tous égaux, tous pareils, tous des animaux" pose le moule du clapier grand-ensembliste, grand-remplaciste et dit en même temps toute la philosophie de la Commission Trilatérale, qui comptabilise le matériel humain comme sacs de farine sans coeur autonome, comme matière générique prête au moule à tarte et, accessoirement, à aller au four.

La manière soixante-huitarde de leurs débats, le folklore rebelle mis en scène sont en contradiction, jurent avec le discours de mort vivant que nous servent ces gens -- rappelons tout de même que les slogans de Mai 68, "je ne veux pas mourir idiot", "je ne suis pas qu'un estomac", etc. étaient franchement antithétiques au réductionnisme nihiliste et au communisme primitiviste des animateurs de Nuit Debout. Donc il y a bien répétition, bégaiement, mais méprise, et non reprise.

Pourquoi ai-je écrit que nous sommes supérieurs aux idéologues apprentis sorciers de la Trilatérale et des cercles politiques qui lui sont coextensifs ? Parce que eux n'apprennent rien de l'histoire; ils ne savent pas qu'ils en ont perdu le fil, ils n'ont rien appris d'elle et des échecs du siècle passé, tandis que nous, nous apprenons, nous osons apprendre du réel et de l'histoire, nous ne sommes plus des enfants tels que le sont encore ceux qui "tripotent et manipulent les boutons du tableau de bord du vaisseau spatial où nous sommes embarqués sans en connaître le mode d'emploi" (Koestler). Nous, nous lisons le mode d'emploi. Nous nous employons courageusement à cela et à l'expliciter tel que nous l'entendons.
A mon avis, le "tous égaux, tous pareils, tous des animaux" ne me parait pas relever, dans les circonstances d'exaltation où cette phrase est prononcée, d'un réductionnisme mais d'une extension paradoxale et bé-bête, c'est le cas de le dire, de la notion de "genre humain", si chère aux hommes de 89. Je suppose que la même personne aurait exprimé complètement ce qu'elle avait en tête en disant "tous égaux, tous pareils, tous des animaux, mais pas du bétail" car, tout aussi bien, le désir de reconnaissance de la personne humaine opposée à des profiteurs invisibles et privilégiés (les "capitalistes" qui ressemblent comme deux gouttes d'eau aux "agioteurs") est on ne peut plus présente dans les déclarations des "Nuit debout".

Pas plus que les égalitaristes forcenés de la Révolution ne revendiquaient l'arasement de la société pour faire son malheur mais au contraire son bonheur, pas plus celle qui claironne "tous des animaux" n'a en vue la transformation du genre humain en bétail. On en revient à la fameuse "apparente séduction" relevée par Hume : "Mais l’histoire et même le sens commun ne laissent pas de nous apprendre que ces idées de parfaite égalité, malgré leur apparente séduction, sont dans le fond impraticables ; et que, praticables, elles seraient extrêmement pernicieuses à la société humaine."

"Tous des animaux", pour celle qui le revendique joyeusement, est une formule qui possède "l'apparente séduction" d'un paradis perdu retrouvé, énième avatar d'un rousseauisme condamné à être mal compris. Il va de soi qu'elle ne songe pas un seul instant qu'en disant cela elle se prête à la transformation en "matériel humain" façon Trilatérale.
d'un réductionnisme mais d'une extension paradoxale et bé-bête, c'est le cas de le dire, de la notion de "genre humain",

Probablement oui. Mais reconnaissons que ce bé-bêtisme offre une parfaite illustration de l'idiot-utilisme (engagé à cette occasion dans les voies de l'utilitarisme). Nous ne voulons pas être la farine du moulin capitaliste, ni de son moule à tarte, mais tous égaux, tous pareils et tous des animaux, nous sommes le matériau nihiliste rêvé qui s'offre à ce que le premier venu des petits malins aura caprice de faire de nous, qu'il se revendique de la Trilatérale mixeuse transcontinentale de populations entre Europe et Afrique, ou qu'il s'inscrive dans le sillage de 1789 et de toutes les taules égalitaristes qui engendrèrent ou permirent l'engendrement de la Révolution industrielle et de son salariat, en Occident au XIXe siècle avec le capitalisme libéral, en Asie orientale au XXe siècle avec le communisme; que la taule salariale se revendique du capitalisme ou du communisme n'a strictement aucune importance, comme nous le prouve la Chine communiste-capitaliste, esclavagiste en un bout comme en l'autre de son système. L'égalitarisme nihiliste de Nuit debout est la vache à lait de tous les totalitarismes réificateurs, du maoïsme polpotiste aux firmes esclavagistes américaines comme Apple ou Nike. Ces gens de Nuit debout tendent le cou à la machine à broyer les personnes, les peuples et les nations, et les voyant faire vrombir leur rhétorique d'un autre âge, on constate qu'ils en sont tout frétillants.
[Je poursuis ci-dessous ma traduction de Rebellion in a Vacuum de Koestler]

Je dois dire que je ne sais presque rien des méthodes thérapeutiques de cette école -- qui se donnent comme logothérapie -- et que je n'ai aucun moyen de juger de leur efficacité. Mais il existe une somme d'écrits considérable sur le sujet, et je la mentionne ici parce que je crois la philosophie qui la sous-tend pertinente à notre thème de réflexion. Quoi qu'il en soit, le terme "vide existentiel", que cause la frustration du désir d'un sens, semble décrire de manière idoine l'humeur planétaire qui se manifeste par une agitation contagieuse, particulièrement chez les jeunes et parmi les intellectuels.

Il peut être intéressant de comparer cet état d'esprit avec celui de la Pink Decade dans les années 30, (NdT : pour en savoir plus sur ce que fut la "Pink Decade" en Grande Bretagne, sorte de "décennie antifascite" dans les lettres anglaises sous l'influence de la mobilisation anti-franquiste internationale durant la guerre d'Espagne, voir ceci : [www.unz.org]
The Pink Decade dans l'histoire de la poésie de langue malayalam (langue dravidienne, du Sud de l'Inde) est le terme employé par certains critiques littéraires pour désigner la période où cette littérature (années 40 et 50) connut une vague de jeunes poètes inspirés par les idéaux du socialisme scientifique et la vision marxiste du monde, s'employant à créer une poésie "révolutionnaire". Bien que ces auteurs partageassent initialement certaines caractéristiques dont leur vision romantique d'une société sans classe, un style dépouillé et s'adressant directement aux masses, et des thèmes choisis dans la vie quotidienne de l'homme du commun, chacun développa par la suite son style propre. Comme quoi, les charmes irrésistibles du stalinisme n'épargnèrent que peu de monde dans ces années-là)
, époque où le monde occidental fut pris de convulsions sous les effets combinés de la dépression économique, du chômage et des marches de la faim, alors que la soi-disante Grande expérience socialiste entamée par la Révolution russe paraissait représenter le seul idéal ou l'unique lueur d'espoir de jeunes idéalistes, dont je fus. Dans The God that Failed (le dieu qui échoua), j'ai écrit sur cette époque :

Le dévouement à la pure utopie et la rébellion contre une société polluée sont les deux pôles qui alimentent en tension tous les crédos militants. Se demander lequel produit le courant -- le pôle de l'attraction qu'inspire l'idéal ou celui de la répulsion qu'inspire l'environnement social -- revient à se poser la vieille question de savoir lequel, entre la poule et l'oeuf, précède l'autre.

Comparons cela avec l'état d'esprit contemporain. Aujourd'hui, les forces de répulsion sont plus puissantes que jamais, cependant que l'attraction pour un idéal est absent, depuis que ce que nous pensions être l'Utopie s'est révélé n'être qu'une cynique supercherie.

(à suivre)
Comparons cela avec l'état d'esprit contemporain. Aujourd'hui, les forces de répulsion sont plus puissantes que jamais, cependant que l'attraction pour un idéal est absent, depuis que ce que nous pensions être l'Utopie s'est révélé n'être qu'une cynique supercherie.
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Oui. Tout cela a de quoi être désespérant.

Kierkegaard, dans "La Maladie à la mort", écrit que le désespoir présente un immense avantage : "il établit la précellence de l'homme sur l'animal", révèlant ainsi l'essence même de l'homme.
Le désespéré vit en effet dans l'infinité des possibles ; son désespoir naît de l'impossibilité d'en actualiser un grâce à un choix qui lui conférerait un être en accord avec cette réalité qu'il contribuerait ainsi à créer. Mais, toujours selon Kierkegaard, le désespoir, à la différence des autres maladies, est irrémédiable, n'étant pas que l'effet d'un détraquement ponctuel de l'organisme comme toute autre maladie : "Cela vient que le désespoir relève de l'esprit, se rapporte à l'éternel en l'homme." Cependant, ce désespoir - qui révèle la véritable nature de l'homme - est "tonifiant". Assertion nullement paradoxale selon le philosophe : elle ne fait qu'exprimer le caractère éminemment dialectique du désespoir.
23 avril 2016, 21:16   Mystère
"Aujourd'hui, les forces de répulsion sont plus puissantes que jamais, cependant que l'attraction pour un idéal est absent, depuis que ce que nous pensions être l'Utopie s'est révélé n'être qu'une cynique supercherie."

Et cependant, nous arrivons au terme d'un demi-siècle après la rédaction de ces phrases qui laissent présager un chaos imminent et l'on ne peut pas dire que quoi que ce soit de décisif, de vraiment tranché, se soit produit depuis. Koestler, si on lui avait demandé d'imaginer la situation en 2016, à la lumière de ce qu'il écrivait en 1969, n'aurait certainement pas pensé que nous vivons comme nous vivons, autrement dit que nous vivons, très globalement, dans les mêmes conditions qu'en 1969. La franche rupture ou le désastre radical ne se sont pas produits, comme si on était passé du "Demain on rase gratis" au "Demain tout explose".
[suite et fin de Rebellion in a Vacuum de Koestler en français]

L'oeuf est bien là, mais il n'y a pas de poule pour le couver. La rébellion va en roue libre dans le vide.

Une autre comparaison vient à l'esprit -- une autre situation historique dans laquelle les valeurs traditionnelles d'une culture furent détruites sans que des valeurs nouvelles ne vinssent jamais les remplacer ; je veux parler de l'impact fatidique qu'eurent les conquérants européens sur les civilisations autochtones des Indiens d'Amérique et des populations insulaires du Pacifique. Dans notre cas, l'impact qui fit voler en éclat l'existant n'a pas été causé par le lucre, la rapacité et le zèle missionnaire d'envahisseurs étrangers (NdT : ce texte est de 1969, vingt ou trente ans plus tard Koestler eût dû ajouter ces causes à celles qu'il nous expose dans ce paragraphe, et en 2015, avec l'invasion que subit l'Europe, elles eussent doublé, d'un poids égal à celles-ci, la force de l'impact évoqué.). L'invasion est venue de l'intérieur, sous la guise d'une idéologie qui se prétend scientifique et qui n'est en fait qu'une version nouvelle du nihilisme, avec son déni de toutes valeurs, finalités et de tout sens. Mais les résultats dans les deux cas sont comparables : comme ces autochtones qui furent abandonnés dans un vide spirituel sans traditions ni croyances, nous semblons devoir errer sans but, transis, mystifiés ou perplexes (we seem to wander about in a bemused trance).

Il est exact, bien entendu, que des états d'esprit négatifs similaires à celui-là peuvent s'être trouvés dans des époques passées de notre histoire, ayant été diversement décrits comme mal du siècle (NdT : en français dans le texte), désespérance romantique, nihilisme russe, attentes de l'Apocalypse. Et il y a eu des prophètes de malheurs (Ranters), des sectes messianiques et des danseurs de tarentelle (NdT : Tarantula dancers -- formule péjorative faisant référence à diverses sectes cultivant des visions obtenues par diverses pratiques et thérapies corporelles, des derviches tourneurs aux yogis indiens en passant peut-être par les danses de Gurdjeff, [www.meditationfrance.com]) qui tous ont leurs parallèles contemporains particulièrement remarquables. Mais le présent comporte une urgence sans comparaison et sans précédent car le rythme du changement se précipite et dessine une courbe exponentielle toujours plus abrute, et l'histoire s'accélère comme le mouvement des molécules d'un liquide approchant de son point d'ébullition. Il n'est pas nécessaire d'évoquer l'explosion démographique, l'explosion urbaine ni l'explosion des forces explosives (NdT : référence à la bombe atomique) ; nous vivons entourés de leur déchaînement comme à l'intérieur de l'oeil du cyclone.

Voilà qui me ramène à mon point de départ. L'idéal de l'éducateur comme agent catalyseur est pour le moment inatteignable. Sauf exceptions, il demeure un agent d'influence et de conditionnement, et les conditions qu'il a créées se résument à un vide explosif (NdT : c'est moi qui souligne).

Je ne pense pas que la crise de l'enseignement puisse être résolue par les enseignants, ceux-ci étant eux-mêmes les produits de ce Zeitgeist qui a engendré cette crise. Tous nos efforts louables pour réformer les universités peuvent au mieux ne déboucher que sur des palliatifs et un traitement des seuls symptômes. Et à mes yeux, les étudiants rebelles sont conscients de cela, et c'est pour cette raison qu'ils se montrent si impuissants lorsqu'on leur demande d'avancer des propositions constructives, et c'est cela qui explique aussi pourquoi aucune réforme proposée ne parvient à rassasier leur insassiable appétit. Ils sont, tout simplement, affamés de sens, soit cela même que leurs professeurs ne peuvent leur livrer. Ils ont le sentiment que tout ce que peuvent faire leurs professeurs est d'extraire des lapins de chapeaux vides. Dans une certaine mesure, ces rebelles ont réussi à communiquer la conscience de ce fait à l'ensemble de la société ; et cela, quelles que soient les méthodes grotesques employées pour y aboutir, me paraît constituer un acquis des plus sains (a wholesome achievement).


FIN
Utilisateur anonyme
23 avril 2016, 22:22   Re : Mystère
Et cependant, nous arrivons au terme d'un demi-siècle après la rédaction de ces phrases qui laissent présager un chaos imminent et l'on ne peut pas dire que quoi que ce soit de décisif, de vraiment tranché, se soit produit depuis.

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Rien de vraiment "décisif" en effet... à l'exception du réveil de l'islam, de l'installation d'un Califat, de l'explosion démographique sur l'ensemble du continent africain et de la déferlante migratoire qui en est la sinistre conséquence.
Le Grand Remplacement, avec ses "incivilités", sa violence multiformes et maintenant son terrorisme s'installe tranquillement tous les pans du territoire. Contrairement à vous je crois que nous assistons-là à quelque chose de totalement inédit, et de bientôt "décisif".
23 avril 2016, 22:30   Re : Mystère
Et cependant, nous arrivons au terme d'un demi-siècle après la rédaction de ces phrases qui laissent présager un chaos imminent et l'on ne peut pas dire que quoi que ce soit de décisif, de vraiment tranché, se soit produit depuis. Koestler, si on lui avait demandé d'imaginer la situation en 2016, à la lumière de ce qu'il écrivait en 1969, n'aurait certainement pas pensé que nous vivons comme nous vivons, autrement dit que nous vivons, très globalement, dans les mêmes conditions qu'en 1969. La franche rupture ou le désastre radical ne se sont pas produits, comme si on était passé du "Demain on rase gratis" au "Demain tout explose".

Je vous suis volontiers dans cette remarque. Elle est susceptible d'enclencher une riche réflexion dont pourrait nous fournir le prétexte, ou le point de départ, la réponse de Koestler à une enquête de la même année, dont la question suivante fut soumise à un éventail d'intellectuels et de savants : "Comment voyez-vous la décennie 1980 ?". Les réponses apportées par Koestler sont fascinantes ; elles éclairent, non pas à rebours mais dans l'avant, ce qui s'est passé ces trente dernières années.

L'idée me trottait de traduire ce texte "futurologique" de Koestler sans que je m'y résolve -- ce travail de traduction est un brave petit boulot de bénévole qui a tout de même un peu besoin qu'on le tire par la manche pour s'y mettre -- mais votre remarque me convainc de me lancer. Ce sera le troisième volet de ce tryptique Koestler, sauf lassitude du public, évidemment, qui répondrait à l'annonce de ce projet en me tendant les pouces vers le bas.
[lire, dans la 3ème livraison, 3ème paragraphe de cette traduction : "Wolfgang Köhler, un des plus grands psychologues de notre temps,"]
Mais non mais non, quant au mien, il est plein de reconnaissance et résolument tourné vers le haut.
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