Je demeure fasciné par ce propos recueilli cette semaine sur les lèvres d'une participante à Nuit debout :
"On est tous égaux, tous pareils, tous des animaux".
C'était en 1969, l'Amérique était alors secouée par l'onde de choc des émeutes estudiantines de l'université de Colombia qui avaient eu lieu l'année précédente. Un film devait en être tiré en 1970 dont le titre français fut
Des Fraises et du sang (
The Strawberry Statement) ; ce film eut un impact tel que je me souviens encore de la cour de mon lycée transformée en agora de débatteurs enflammés (les pours, les contres la révolte) qui en oubliaient la cloche qui avait sonné l'heure de l'étude du soir après la projection de ce film en séance "Art et essais". Certains en vinrent aux mains.
Koestler, cette année-là où l'essayiste se montra particulièrement prolixe, produisit un court texte intitulé
Rébellion sous vide (
Rebellion in a Vacuum). On est saisi par la similarité de cette geste rebelle que décrypte Koestler avec celle de nos agités nocturnes de la Place de la République, qui reproduisent sans s'en douter notre clochemerle révolutionnaire déclenché spontanément dans notre vieux lycée napoléonien après la projection de
Des Fraises et du sang.
On y constate cette horreur : l'histoire, à près d'un demi-siècle ans de distance, bégaie les mêmes mots, par la bouche de ceux qui n'ont pas même l'excuse de la nouveauté. Le spectacle d'une jeunesse radotante, intellectuellement défraîchie à 20 ans, ignorante du bégaiement même dont elle est affectée, est navrant au possible. Mais cette tristesse fait aussitôt place à une inquiétude, à un effarement : l'histoire d'Occident contient-elle d'autres exemples de pareil radotage de sa jeunesse dont le pas de temps serait celui de deux générations (50 ans) ? Je crains qu'il faille répondre à pareil questionnement par la négative.
Je propose ci-dessous une traduction originale, donnée ici-même au fil de la plume et donc éminemment perfectible, de cet essai de Koestler articulé sur la notion de "névrose noogétique", dont je vous invite à découvrir le concept et comment "le réductionnisme animalier", figure caractéristique de ce bégaiement transhistorique et transgénérationnel, signale et signe cette pathologie. Il s'agit d'une communication rédigée pour le séminaire "L'Université et l'éthique du changement" organisé à la Queen's University de Kingston (Canada) en novembre 1968, publiée pour la première fois dans le numéro d'octobre-décembre 1969 de la revue
The Political Quarterly :
Espérant découvrir enfin ce que le verbe "éduquer" signifie, je me suis tourné l'autre jour vers le
Concise Oxford Dictionary (petit dictionnaire Oxford) et me suis amusé d'y trouver la définition suivante : Donner une formation intellectuelle et morale (
Give intellectual and moral training to.) Et un peu plus bas, en vue d'enfoncer le clou : "Former (des personnes)... entraîner (des animaux)" (
NdT : en anglais, le même mot est employé pour "former des personnes" et "entraîner des animaux" : to train, avec, dans le cas des animaux, le sens très prosaïque que pend ce terme lorsqu'il s'agit par exemple de "cow training", processus au terme duquel la vache doit avoir acquis un certain sens de la propreté corporelle -- potty training : habituer le petit enfant à faire usage du pot).
Je ne serais pas surpris de voir, à l'ouverture de la prochaine saison d'émeutes [estudiantines], un bûcher de petits dictionnaires Oxford ; et cette définition, avec ses échos pavloviens, ne mérite certainement pas mieux. Mais je doute qu'il y ait beaucoup à gagner à remplaçer le terme offensant de
training par
guidance (NdT : terme anglais qui se traduit généralement par le français "encadrement" ou, au Canada, "guidage"). Ce terme sonne bien et se veut gratifiant et onctueux (
smarmy) mais il soulève des questions : l'encadrement, quelle qu'en soit la discrétion des méthodes, implique toujours l'imposition d'un ascendant mental sur l'esprit de l'encadré, c.-à-d. dans le cas qui nous occupe, celui d'un jeune. Et l'éthique de cette procédure, laquelle il n'y a pas si longtemps nous prenions comme allant de soi, devient de plus en plus problématique.
(à suivre)