Le site du parti de l'In-nocence

Les projections dans le temps sont par nature anamorphotiques (dernier volet du tryptique Koestler 1969)

Envoyé par Francis Marche 
Koestler n'ignorait rien du théorème intangible, jamais pris en défaut, qui veut que l'exercice futurologique de projections de l'existant soit un moyen sûr et infaillible de se couvrir de ridicule posthume. Le produit de ces projections est en effet toujours grotesque aux yeux des contemporains présents pour en vérifier l'échec. Mais grotesque comment ? Si cet échec est si régulier, ne répondrait-il pas à une loi qui serait dans la trame du temps l'équivalent de ce que sont certaines lois de la déformation des perspectives spatiales ou de figures dans un plan ?

Koestler se prêta à l'exercice en 1969 et répondit, avec d'autres savants de son époque, dont Galbraith, à la question "Comment vivrons-nous dans la décennie 1980 ?" Le résultat est éclairant : 40 pour cent environ des faits et évolutions prédits, ou projetés par Koestler se sont produits dans cette décennie (dont 20 pour cent environ dans les premières années de la décennie) - on note à ce propos que Koestler ne parut pas anticiper sa mort par suicide survenue en mars 1983. Les 60 pour cent des événements restants advinrent dans les trois ou quatre décennies suivantes. C'est à dire que les projections de Koestler ont fui, ou même fuité dans le temps, à l'instar de l'anamorphose qui déploie et fait filer la figure originale sur une longueur de trois à quatre fois celle de cette figure : ce qu'il "vit" de la décennie 80 était aussi le déploiement télescopique (à la façon des longue-vues de marine) sur les 30 années ultérieures de ce que cette décennie portait en germe. On ne projette rien d'arrêté d'une tranche de temps qui n'est pas une chose car elle-même s'auto-projette loin devant l'antériorité du regard projetant, comme dans ces figures anamorphotiques que certains scientifiques se plurent à engendrer au XVIIe siècle :



Il y aurait donc une loi, mathématisable (par les logarithmes ?) de l'erreur futurologique et de ses effets grotesques : l'esprit humain trace dans le temps des perspectives que seul un miroir déformant peut restituer fidèlement dans l'expérience. Un miroir qui serait un instrument correctif adapté, lui-même étalonnable par des lois. Les tranches de temps ne sont pas projetables "à plat" car elles-mêmes engendrent leur propre futur, et étirent dans le temps toute projection qui les vise ; elles sont donc comme le temps invécu lui-même, non bornables, à la différence de celles, appartenant au passé, du temps accompli. Les lois de projection du futur ne sont pas les lois communes applicables au temps passé : il y faut un outil de redressement, particulier, encore à inventer mais concevable.

On verra que Koestler redoutait la survenue d'un conflit majeur dans cette décennie. Et que cette crainte se vérifia, par la guerre qui fit rage au coeur de l'Europe mais au milieu de la décennie suivante, lors du démantèlement de la Yougoslavie.

(à suivre)
24 avril 2016, 23:56   R.M.E
Merci beaucoup. Cette traduction est une très bonne illustration de ce que j'entends par "oisiveté bien tempérée" et sa présentation ferait une pièce justificative de premier choix auprès des autorités, dans la constitution d'un dossier de demande de "Revenu maximum d'existence."
[Traduction ci-dessous de Life in 1980 -- The Rule of Mediocracy de Arthur Koestler. Cet article parut le 2 octobre 1969 dans le journal londonien The Times , ce qui explique qu'il soit centré sur le Royaume-Uni et sa capitale en particulier, et son ton piquant fait d'humour en demi-teinte qui sied à un quotidien anglais. Mes interventions, plus nombreuses ici que dans les deux autres volets, y figurent en petits caractères, sans être précédées de la mention "NdT"]

Il y a un siècle, une prédiction de développements futurs cinquante ans à l'avance comportait un moindre risque de se rendre ridicule que de tenter aujourd'hui de voir l'avenir dans cinq ans. L'histoire s'accélère à un rythme sans précédent ; la marche d'un train cesse d'être prévisible lorsque les freins en ont été supprimés et que les moteurs sont en surchauffe. D'autre part, il y a encore des enclaves de stagnation qui montrent un pouvoir étonnant de survie, lequel demeure pratiquement inchangé au milieu des flux explosifs. Un exemple de cela qui vient naturellement à l'esprit est celui de la monarchie britannique ; elle demeure et persiste parce que, comme l'Everest, elle est là, même si, à la différence de l'Everest, son ascension ne tente personne ; et on peut parier sans grand risque qu'elle sera encore parmi nous dans les années 80. (Charles de Galles et Lady Diana Spenser se sont épousés le 29 juillet 1981, jour de gloire pour cette monarchie, mais seize ans ans plus tard, en août 1997, la monarchie britannique fut portée au bord de l'implosion, son abolition ne fut plus un sujet tabou dans le Royaume où l'adjectif "Royal" était presque devenu un gros mot.)

Une autre prévision que l'on peut aventurer avec un certain degré de confiance : que l'on ait un gouvernement travailliste, conservateur ou de coalition, nous serons gouvernés par la médiocratie. La méritocratie de Michael Young définissait le mérite comme "le QI plus l'effort". Dans une médiocratie, les ingrédients qui définissent le médiocrate accompli sont le bon sens plus inertie. Dans la médiocratie idéale, vers laquelle le pays avance sans précipitation indue (without unseemly haste), le terme "élite" devient synonyme de "moyen" mâtiné de "digne de confiance".

Les développements explosifs dans le reste du monde peuvent faire naître une nouvelle génération de Hitler et de Staline, et les années 80 peuvent facilement devenir "la décennie des démagogues". Mais pas chez nous, qui connaitrons selon toute vraisemblance une "décennie des dentistes", ainsi appelée pour commémorer le premier membre de cette profession à devenir Premier ministre -- profession notoire pour son expertise à priver les gens de leur mordant. Par manière de compensation, les jeunes seront encouragés à s'adonner au culte de la dinguerie (dottiness) avant de s'installer dans la vie pour se faire arracher les dents (on songe au mouvement esthétique populaire Punk en Angleterre, qui prit son essor et s'ancra solidement dans la décennie 80).

La troisième enclave institutionnelle est elle aussi certaine de survivre : le mariage et la famille. Elle a survécu deux bons millénaires, non en raison de son excellence, loin de là, mais parce que nous n'avons rien d'autre sous la main pour la remplacer sans risquer de déchirer en lambeaux le tissu social. Les Russes moquèrent le mariage bourgeois pour finir par étrangler de contraintes leurs lois sur le divorce. Les premiers kiboutz de Palestine firent l'expérience d'élever les enfants collectivement, avant de devoir revenir à la structure familale (les "solutions", à cet égard devaient être élaborées, avec la GPA et le "mariage pour tous" quelque trois décennies seulement après les années 80. Ce que ni les Bolchéviks, ni les paléo-socialistes juifs des kiboutzim ne parvinrent à accomplir, la société capitaliste post-moderne et son train de "réformes sociétales" l'ont fait). Toutefois, si la famille reste le noyau de la société, dans les années 80, elle sera devenue encore plus radioactive (métaphore filée du "noyau" de la société comme noyau atomique), et encore plus sujette à fission, à désintégration et scission. Connaître successivement deux ou trois mariages dans une vie sera considéré comme la norme, que le divorce par consentement mutuel aidera à imposer (cette "norme", celle des familles recomposées ne commencera à prendre corps que plus tard, dans la fin des années 90). Convoler sans s'être au préalable unis dans une liaison d'essai sera considéré comme irresponsable (ici K. tape dans le mille), compte tenu des dangers qu'il y a de prendre ses désirs pour de l'affection, à quoi s'ajoute le risque d'une désillusion ; l'expression "se fiancer en vue de convoler" prendra un sens nouveau chargé de réalisme, et la durée des fiançailles en sera prolongée.

(à suivre)
[suite de Life in 1980]

Avec la disponibilité universelle de la pilule contraceptive pour les deux sexes, les problèmes d'avortement perdront de leur caractère d'urgence. Aucune femme ne sera contrainte à donner naissance à un enfant non désiré ; les avortements seront pratiqués gratuitement, mais l'acte irresponsable de convevoir un enfant faute d'avoir pris ses précautions pour l'éviter entraînera une lourde amende, imposée sans publicité (en France la pilule avait été mise au point et commercialisée en 1967 et l'avortement libre et gratuit fut instauré par la loi Weil en 1973/74 ; en revanche, pas de pilule contraceptive pour les hommes et pas de pénalité pour la conception non planifiée à ce jour, bien au contraire, une politique nataliste reste encouragée : penser le maintien d'une contradiction perdurante, p. ex. natalisme et contraception/avortement, reste un des défis, jamais surmonté, de la futurologie ; le futurologue "oublie" que l'homme ne sait pas gérer les affaires humaines rationnellement et qu'il peut supporter et s'accommoder de l'aporie politique des décennies durant; c'est là une des failles classiques de toute ingénirie du futur : la bêtise humaine en est tragiquement absente, non factorisée).

La monogamie comme institution continuera ainsi d'aller cahin-caha (to limp along) en faisant craquer ses articulations ; mais en même temps, paradoxalement, la sexualité aura perdu de son piquant, et la culpabilité aura été dépouillée de sa victoire. Cela n'implique pas un dévergondage illimité, mais un dévergondage raisonnable (marque des années 70 en Occident, le dévergondage ou libertinage -- que les Anglais nomment pudiquement promiscuity -- connut dans les années 80 un coup de frein brutal désigné par quatre lettres : sida, ce que Koestler, pas plus que n'importe qui, n'avait anticipé). L'unité de la famille sera préservée, mais les liaisons pré-conjugales et extra-conjugales seront considérées comme allant de soi. Avec l'atténuation des frustrations sexuelles et de la culpabilité, la sexualité continuera d'occuper une place centrale dans la littérature et les arts, comme elle le fait dans la vie ; mais quand sera épuisée la manie des films érotiques et des romans noirs, les écrivains et les cinéastes redécouvriront les vertus de l'allusion implicite, plus rentable que les énoncés explicites, et constateront que les poils pubiens sont moins poétiques que les nattes de gretchens (hélas, voeu pieux, voire naïveté de la part de notre ami Koestler : en 2016, et depuis pas mal de temps déjà, c'est non pas en comparaison des nattes de gretchens que les poils pubiens sont moins poétiques mais des pubis épilés).

L'éducation aura été révolutionnée, mais pas au niveau universitaire. (Dans les rébellions estudiantines de la fin des années 60, l'Alma Mater (l'université) ne fut que le bouc-émissaire d'une protestation contre le vide existentiel). L'avancée décisive en matière d'éducation sera intervenue au milieu des années 70, littéralement au berceau, en réaction décalée dans le temps aux découvertes des psychologues américains, lesquelles étaient disponibles dès le milieu de la décennie 60. C'est ainsi qu'une équipe de chercheurs de Berkeley avait pu montrer que les rats exposés tôt après leur naissance à un environnement stimulant développaient un cortex cérébral plus épais et mieux différencié que leurs congénères de la même portée élevés dans un milieu appauvri et restreint (l'école maternelle à 2 ans, et tout l'arsenal des pédagogies d'éveil devaient en effet devenir la norme à partir du milieu ou du dernier tiers de la décennie 70 -- l'élevage des jeunes enfants et leur "éducation" furent pensés et modelés sur ceux des rats de laboratoire ; le conditionnement de l'enfant et du rat font appel aux mêmes méthodes "pédagogiques", ce qui constitue une insulte au genre humain qui, à notre époque, n'émeut plus personne).

(à suivre)
[suite de Life in 1980]

Et les travaux de Skeels et ses collaborateurs, étalés sur trente ans, ont révélé de façon dramatique que les jeunes enfants qui, vers l'âge d'un an, avaient été catalogués par des tests conventionnels comme mentalement attardés, étaient transformés en des adultes légèrement au-dessus de la moyenne en étant transportés dans un environnement où leur étaient prodiguées attention et stimulations optimales. La leçon que l'esprit en croissance est un glouton qui doit être nourri dès le berceau mit du temps à s'imposer, et il a fallu encore plus de temps pour surmonter la résistance des éducateurs refusant de faire la distinction entre stimulation et conditionnement. Mais lorsque les techniques adaptées furent enfin mises au point et testées, des enfants d'intelligence moyenne commencèrent à atteindre un niveau correspondant à celui d'enfants prodiges d'âge moindre. Les effets de l'explosion du savoir auront ainsi été compensés dans une certaine mesure ; cependant que les petits prodiges continueront de profiter des loisirs de l'enfance, dont le ping-pong en état d'apesanteur (weightless ping-pong) et les chevauchés à dos de dauphins domestiqués (ces activités ne sont proposées aux enfants qu'en des parcs d'attraction très exceptionnels, mais elles existent, bien que depuis quelques années seulement).

Les Eglises seront toujours parmi nous, mais démythologisées, éviscérées, rendant hommage à des dieux dont l'échec est patent (juste vision de ce qu'est devenue l'Eglise catholique dans les décennies suivantes). Le célibat des prêtres aura été aboli par un décret papal spirituellement senti, émaillé de citations de Rabelais ; et après qu'un jeune prêtre fringant aura joué la finale de Wimbledon, la boxe et le football seront devenus les passe-temps préférés des membres du clergé moderne (ici, il faut considérer que K a ici en tête le clergé anglican). Il n'y aura aucun signe d'une éthique laïque universelle en vue (ce qui pouvait être le cas dans les années 80 mais qui n'est plus le cas en France, ni en Europe continentale où le droitdel'hommisme se présente comme éthique universelle, imposée par le clergé européiste, à partir du tournant du millénaire et de la consolidation des superstructures soviétoïdes de l'UE). L'homme demeurera une créature structurée comme Janus : un génie par sa maîtrise de la nature ; un imbécile dans la conduite des affaires humaines (vérité qui doit être considérée comme éternelle, et s'inscrire en philactère au frontispice de l'histoire de l'humanité).

(à suivre)
S'agissant des côtés pratiques de la vie matérielle, après l'employée au pair névrosée, qui fait de la vie de la femme au foyer un carcan, viendra le Bug (insecte) caractériel, robot ayant l'aspect d'un insecte, programmé tous les matins par une carte mécanographique pour briquer les marches d'escalier, escalader les appuis des fenêtres, baver de la crème à lustrer, faire fonctionner le lave-linge, ouvrir les boîtes de conserve pour le déjeuner. Les Bugs auront une tendance à partir en vrille et faire n'importe quoi, ou à s'abandonner au go-slow, et les réparateurs de Bug manifesteront les mêmes travers sous une forme accentuée (Le Bug se fait encore attendre mais il montre déjà le bout de son nez, au Japon notamment)

La circulation automobile, après avoir été chaotique dans les années 70, sera porteuse d'espoir d'amélioration. Et tel sera le cas grâce à la sagesse des planificateurs londoniens de la circulation qui auront tenté l'expérience d'une brillante suggestion de votre serviteur. A compter du jour "T", soit le 1er janvier 1980, l'arrondissement de Westminster a été libéré de la vue et de l'odeur des voitures automobiles (il a fallu attendre les jeux olympiques de Londres en 2012 pour que cette "vision" de Koestler portant sur les années 80 connaisse un début de réalité); à leur place, les riverains trouveront dans les rues des voiturettes électriques, tous les trente mètres environ, prêtes à être conduites par n'importe qui vers n'importe qu'elle destination à l'intérieur de l'arrondissement, au tarif de dix pences le mille payable par l'insertion d'une pièce dans une fente du tableau de bord ; (Koestler emporté par l'utopie, en oublie le vandalisme, les incivilités et les vols : le délire utopiste est la maladie professionnelle par excellence du futurologue, comme la scilicose est celle du mineur de fond); l'usager pourra abandonner la voiture où il voudra. L'expérience aura été à ce point couronnée de succès qu'elle sera rapidement élargie à l'ensemble du Grand Londres, puis généralisée à toutes les grandes agglomérations urbaines du pays. Chaque arrondissement sera doté de ses propres voiturettes qui seront propriété collective, chacune distinguée par la couleur de son arrondissement et elles ne seront pas autorisées à circuler au-delà de ses limites (Dans certaines grandes villes d'Asie comme Bangkok ou Hong Kong, c'est le cas des taxis, dont la couleur indique qu'ils n'assurent les courses que dans un secteur donné de la ville ou de la conurbation, -- ce système était en place à Hong Kong dès la fin des années 70). Un réseau de grandes artères reliera les arrondissements les uns aux autres où circuleront les voitures normales, canalisées vers des garages situés en des points stratégiques. Outre ce qu'il adviendra de la circulation automobile, les gens dans les années 80 se déplaceront beaucoup moins qu'aujourd'hui. Les divertissements par les médias de masse seront diffusés dans tous les foyers (on perd beaucoup à traduire ce "piped into every home" par "diffusés dans tous les foyers : "piped in" est utilisé pour parler de la "sonorisation continue" qui prive de silence le citoyen où qu'il se trouve dans l'espace urbain ou péri-urbain, du restaurant de quartier au quai de gare de banlieue -- aujourd'hui, internet apporte le "streaming" chez l'usager, et comme le prévoyait Koestler -- qui n'envisageait pourtant pas l'existence d'Internet -- l'industrie du divertissement n'attend pas que vous alliez à elle : elle vient chez vous et s'auto-invite partout).

Les ministères et les immeubles de bureau seront rendus de plus en plus superfétatoires par les systèmes de télécommunication en circuit fermé (prémonition de l'Eternet et des réseaux LAN, qui ne commenceront à être exploités par l'industrie et le secteur tertiaire que dans le dernier tiers des années 90. Ici et dans la suite de ce chapitre, Koestler anticipe, assez "génialement", le télétravail, qui n'a pris son essor en Europe que dans le milieu de la décennie 2000), permettant aux fonctionnaires, aux cadres et aux employés de mener leurs affaires de leur table de travail chez eux dans la grande banlieue. Au fur et à mesure que se développera la communication d'écran à écran (anticipation de la civilisation de l'écran, dans laquelle nous sommes aujourd'hui tous plongés) venue remplacer la communication face à face et devenant la règle, se propageront dans la population de curieux symptomes névrotiques, auxquels les psychiatres donneront le nom de "privation tactile". Les dialogues constants menés sur les écrans avec des fantômes tridimensionnels créeront une envie irrésistible de toucher, de tâter, de frapper ou de tapoter l'apparence désincarnée. Néanmoins, des dispositifs ingénieux appelés simulateurs tactiles, associés à des psychothérapie tactiles (cf. l'engouement post-moderne pour les massages) -- "touchez ce que vous voyez, passez votre main sur ce que vous aimez, keep in touch ! gardez le contact" -- aideront les gens à ne pas entièrement perdre leur "prise" sur le réel (on dut cependant attendre 2009/2010 pour que les tablettes tactiles et les écrans à commande tactile des téléphones à tout faire fissent leur apparition sur le marché).

Mais revenons à mon point de départ qui est celui des difficultés que rencontre celui qui veut dire l'avenir alors que l'histoire s'accélère comme un avion avant de décoller. Il y a trois ans, cet excellent hebdomadaire, le New Scientist, invitait une centaine de personnalités de réputation internationale, faisant autorité dans leur domaine, à prédire l'état du monde vingt ans à l'avance, soit "le monde en 1984". Etonnamment, seules quatre des célébrités de ce brain trust international ont évoqué la possibilité d'un conflit armé majeur, en affirmant qu'il n'aurait pas lieu. Tous les autres n'allèrent même pas jusqu'à en émettre l'idée. J'ai suivi leur exemple, car comment faire autrement ? L'inimaginable ne peut être évoqué. Dans le Danton de Büchner, il y a une scène dans laquelle le héros, ayant deviné que Robespierre est à ses trousses, passe une nuit caché sur la lande. Il y fait froid et venteux, si bien qu'à la fin, il décide de rentrer chez lui. Une moitié de son esprit sait ce qui l'attend, mais l'autre moitié n'y croit pas. "Quel que soit ce que nous dit la raison, songe-t-il, au fond de nous, il y a une petite voix souriante qui nous dit que demain sera comme hier". Quelques heures plus tard il est arrêté. C'est la même voix qui me dit qu'après mon déjeuner, le 15 septembre 1980, je serai penché dans d'âpres réflexions sur la grille des mots croisés n° 15691 du Times.





FIN

Koestler, né en 1905, du même âge que notre Sartre, lequel refusa de lui serrer la main, est mort par suicide, avec sa femme Cynthia qui l'accompagna dans ce geste, en mars 1983. Koestler n'était pas un esprit supérieurement puissant comme l'était sans doute Sartre. Il avait seulement acquis un demi-siècle d'avance sur ce dernier pour avoir eu tort, et pris conscience de ses torts politiques, plus tôt que l'autre, resté ami des communistes et des porte-valise du FLN jusqu'aux accords d'Evian. Koestler avait été l'amant du Castor, ce qui pouvait expliquer l'animosité du couple parisien envers le transfuge hongrois rescapé de toutes les machines de mort du siècle, anti-communiste fervent après avoir été agent du Komintern dans l'Espagne en guerre civile et qui avait été un des derniers hommes à saluer Walter Benjamin. Quand il fit le choix de mourir, alors que cette décennie objet des spéculations rapportées supra était déjà bien engagée, il était atteint de la maladie de Parkinson et souffrait de leucémie à un stade terminal. Cynthia était en bonne santé. Ce suicide couplé est peut-être unique dans la biographie d'un écrivain en Occident. Je n'en connais pas d'autre exemple. Le Japon, en revanche, et dans le siècle de Koestler, n'en est pas exempt ; on songe au cas du romancier et essayiste Osamu Dazai que sa compagne Tomie Yamazaki accompagna au-delà du bout le 13 juin 1948. Le suicide de Cynthia fut "reproché" posthumément à Koestler par des féministes en Angleterre : Cynthia devait être "sous emprise", comme elles disent infailliblement au sujet des femmes qui aiment un homme sans retenue et sans bornes inutiles.


Tomie Yamazaki
. Le Japon, en revanche, et dans le siècle de Koestler, n'en est pas exempt ; on songe au cas du romancier et essayiste Osamu Dazai que sa compagne Tomie Yamazaki accompagna au-delà du bout le 13 juin 1948.

A propos des Japonaises je me souviens de cette féministe américaine qui voyait dans le port du kimono féminin l'un des pires signes de l'oppression masculine, une "burqa" façon nippone.

(Ne lui parlons même pas du charme très particulier des dents noircies... : beau comme un trou noir sur une surface lunaire.)
30 avril 2016, 12:45   1969-1980
Merci beaucoup pour cette traduction. Ce texte illustre à merveille l'impossibilité où nous sommes de prévoir l'avenir. Car si Koestler ne manque pas d'intuitions, elles me paraissent relever surtout de la technique et très peu de la politique.

Le plus frappant, bien sûr, est l'absence totale du réveil de l'Islam qui, précisément, peut être daté de la révolution iranienne de 1979. J'imagine qu'il en va de même pour les autres contributeurs à cette enquête, comme de toute la prose des années 70. Personne, à ma connaissance, n'a vu venir ce qui s'est imposé comme le fait majeur des dernières années du XXè siècle (y compris en terme de modes de vie dans nos sociétés). Comme si dans dix ans, en 2026, quelque chose de capital survenait dont, aujourd'hui, absolument personne ne se doute. Quoi ? Mystère.
Utilisateur anonyme
30 avril 2016, 12:58   Re : 1969-1980
. Comme si dans dix ans, en 2026, quelque chose de capital survenait dont, aujourd'hui, absolument personne ne se doute. Quoi ? Mystère.
/////..

2026 ? Ça serait pas le début de la Grande Remigration par hasard ?...
La Révolution iranienne de 1979 et la révolution denguiste en Chine (démantèlement des communes de production agricole) furent simultanées. Comme le furent en 1989, l'explosion politique anticommuniste de la Place Tian An Men, qui fut en fait le coup d'envoi de la deuxième révolution denguiste (libéralisation économique et invite aux investissements capitalistiques étrangers en Chine, avec, en Europe le démantèlement du mur de Berlin six mois plus tard et celui de l'Urss deux ans après) d'une part, et la mort de l'Allatoyah Khomeini qui survint cette semaine-là et qui, en Iran, sonna l'heure de la consolidation du régime islamiste iranien d'autre part. Dans les deux cas, la crise et le passage de bâton historial furent simultanés dans le monde chinois et dans le monde mahométan.

J'ai déjà eu l'occasion de le souligner ici même : il y a simultanéité, au sens le plus jungien du terme, quasi-métronomique, depuis 1500 ans entre ces deux civilisations : l'islam et la Chine. Si le phénomène est réel il nous fournit des outils de prédiction tangibles, non imaginaires, non oraculaires, d'une projection des événements futurs qui impliquent ces deux grandes civilisations et, par répercussion, la nôtre, notre histoire future.

Si, comme l'affirme Koestler avec raison l'homme est un génie pour la maîtrise de la nature et un idiot pour celle des affaires humaines, il n'est que logique et légitime d'introduire de la ϕ́υσις dans l'histoire humaine et politique, et de traiter ainsi le temps humain comme temps physique assujetti à des lois observables, en vue d'en mieux maîtriser le cours.

S'il y a mystère sur les bouleversements mondiaux de 2026, il y a nécessité, possibilité présentes et inhérentes d'investigation et d'élucidation rationnelles des phénomènes qui les composeront.
"S'il y a mystère sur les bouleversements mondiaux de 2026, il y a nécessité, possibilité présentes d'investigation et d'élucidation rationnelles des phénomènes qui les composeront."

Comment expliquer, dans ce cas, que pratiquement aucun événement d'importance n'ait jamais été prévu ?
Comme vous l'avez remarqué, Koestler dans ce texte projette plutôt efficacement les futures réalisations, ou tendances, ou évolutions techniques. Mais il ne voit rien venir, comme à peu près tout le monde -- sauf peut-être Malraux, que Koestler rencontra en 1934 à Paris et qui lui dit, très énigmatiquement alors que Koestler le priait de faire un don à une association "anti-fasciste" -- Et l'Apocalypse, qu'en faites-vous ? l'anecdote est rapportée par Koestler dans une recension des Antimémoires du Français --, personne ne voit rien venir des événements majeurs du cours des affaires humaines, et lors de leur survenue, les plus brillants esprits de leur époque en font une lecture cul par-dessus tête (cf. Michel Foucault et la révolution iranienne).

L'explication à ce phénomène (celui du grotesque régulier des projections de l'histoire humaine) tient tout entière dans l'hypothèse que les lois du grotesque nous échappent, comme les lois des mouvements des astres échappaient à la science avant Copernic et Képler. Il faudrait donc une révolution copernicienne et képlérienne à la science historique. Mais de ça, les historiens, et les philosophes, n'en veulent pas, n'en voudront jamais, comme du temps de Copernic les théologiens ne voulaient pas entendre parler d'une application des lois physiques aux mouvements des astres et aux phénomènes cosmiques.
Une anamorphose est la projection (réversible) d'une image, d'un plan, sur un autre plan. L'hologramme, lui, fait un peu pareil, mais sa projection, se fait d'un volume sur un plan. Toute la question est de savoir s'il y a ou non, perte d'information lors de la projection de E3 sur E2. Dans les années 90, il a été démontré qu'une sphère ne pouvait pas contenir plus d'informations que sa surface ne peut en contenir, ce qui signifie qu'il n'y a pas de perte d'information au cours de la transformation.
Cette question intéressa particulièrement le monde de l'astrophysique à cause de la question des trous noirs.
Dans le cas d'un trou noir, l'hologramme se forme sur l'horizon du trou noir. Donc toute l'information qui disparait dans un trou noir sera conservée dans l'hologramme de surface, ce qui contredit l'hypothèse de Hawking selon laquelle le trou noir fait disparaitre l'information. Ce sujet a été au chœur de la recherche fondamentale dans les années 90 avec la bataille entre Stephen Hawking et Leonard Susskind, partisan de la nature holographique de l'univers, qui se solda par la victoire de Susskind.
La nature holographique de l'Univers est aujourd'hui admise.
Cette hypothèse permet également de penser que nous vivons à l'intérieur d'un trou noir. Le trou noir, observé depuis l'extérieur nous apparait comme un puits sans fond qui conduit à une singularité. Mais ce même trou noir, observé depuis l'intérieur, devrait nous apparaitre comme un univers en expansion avec un horizon qui s'agrandit indéfiniment.

Leonard Susskind.
 
« réveil de l'Islam qui, précisément, peut être daté de la révolution iranienne de 1979 »

M'ouais... Plus les années passent, et plus il apparaît que la révolution iranienne de 79 a surtout été le moyen d'une reprise du contrôle par les Perses de leur destin, à un moment où ils en ont eu franchement assez de décennies d'ingérence britannique, puis américaine, dans leurs affaires — le tout dans un contexte de guerre froide finissante.

Il ne faut d'autre part jamais oublier qu'il s'agit en Iran de chiisme duodécimain, c'est-à-dire d'islam à la sauce iranienne, un islam que la majorité des autres musulmans (sunnites) — et notamment ceux qui s'installent ici — vouent aux gémonies.

Finalement, la similarité historique dont parle l'ami Marche ne lierait-elle pas surtout la Chine et... la Perse ?

L'islam, contrairement à ce qui se passe ailleurs, y a été davantage un moyen qu'une fin en soi. Allez faire un tour là-bas : la majorité de la population s'en fiche, de la religion !
(De 2005 à 2007 j'ai vécu deux années en Iran ; eh bien c'est simple, je n'entendais à peu près jamais parler d'islam. Pas comme ici, où, fait marquant, l'on ne parle à peu près plus que de cela. C'était extrêmement reposant.)
L'anamorphose est bien une re-transformation (l'apparence "grotesque" de sa primitive -- la figure anté-transformée -- est strictement mathématisable à l'aide d'outils mathématiques très classiques). Le facteur temps dans les affaires humaines paraît se comporter comme une loi de transformation : toute projection de ces affaires sur le plan temporel transforme la figure événementielle projetée en l'étirant presque à l'infini comme le montre l'expérience de Koestler qui, se prêtant au jeu de nous parler de "la décennie 80", nous parle en fait de tout ce qui, depuis elle, est projetable, déroulable dans le futur qu'elle aura engendré ; il étire ainsi l'objet arrêté (la "décennie 80") en une décomposition temporelle demesurée.

Or la projection empirique de Koestler, qui se trouve être de la sorte une décomposition du projetable, opérant sur le "progrès technique", obéit à des lois de "déroulement" logique appliquées à une figure et le grotesque qui en résulte est désormais attendu. L'erreur futurologique est régulière et attendue s'agissant du "progrès technique" : son grotesque est régi par une loi de transformation ; il est le fruit d'une sorte d'excès mathématisable propre à l'esprit humain quand celui-ci oeuvre à projeter ses réalisations techniques hors l'action de la temporalité (dans ses projections, Koestler annonce des réalisations dans un cadre temporel plat, fractionné et arrêté -- "la décennie 80", elle-même exclue de toute élaboration projective --, soit un temps dit "utopique", non générateur de temps et stérile de toute époque en gestation).

Le cours des affaires humaines obéit à d'autres lois qui ne ressortissent pas à ces lois de l'excès technique mais à une physis sur laquelle l'esprit humain, conservant toujours grande maîtrise des lois de la nature, n'a pas encore eu prise. L'esprit humain ne maîtrise que ce qui ne ressort aucunement au cours constatable des affaires humaines. Le mystère du futur présente là une brêche par où s'engouffrer : que la physis, que l'esprit humain maîtrise, soit isolée, identifiée dans des lois à déceler et qui seront les siennes dans le cours des affaires humaines, et voilà qu'une prise nouvelle s'offre à l'esprit dans l'exploration du mystère de ce cours. On ne saurait plus cartésiennement penser le mystère du futur et en concevoir les clés.
Finalement, la similarité historique dont parle l'ami Marche ne lierait-elle pas surtout la Chine et... la Perse ?

Je suis généralement assez d'accord avec cette vision de l'événement : que la révolution iranienne fut l'instrument d'une rassertion de la Perse dans l'histoire (comme la révolution bolchévique le fut en son temps et à sa manière de la Russie dans l'histoire eurasiatique).

Il n'empêche : pour l'Europe, les événements d'Iran dans l'année 1979 furent ininterpréables par les penseurs et statèges; une singularité se manifestait, survenait -- un éveil de l'Islam qui défiait l'Amérique (prenant en otage ses représentants sur le sol de ce pays) et, près de là, en Afghanistan, où il mettait très à mal le communisme soviétique. L'univers mental structuré par la confrontation de ces deux blocs, tout à coup, vascilla. La surrection de l'islam se fit cette année-là non seulement en Iran mais aussi en Afghanistan, avant de gagner le monde arabe.

Voir cette vidéo :
[www.youtube.com]
Où l'on apprend (moi en tout cas) l'échec de la tentative d'empoisonnement ourdie par le KGB contre le putschiste à la tête de l'Afghanistan en 1979, lequel en réchappe grâce aux vertus anti-poison du Coca-Cola dont raffolent les dignitaires du régime. S'en suit la nécessité pour les Soviétiques de se débarrasser d'Amin par la force en détruisant son palais, mettant ainsi pour de bon le doigt dans l'engrenage.
Je suis généralement assez d'accord avec cette vision de l'événement : que la révolution iranienne fut l'instrument d'une rassertion de la Perse dans l'histoire (comme la révolution bolchévique le fut en son temps et à sa manière de la Russie dans l'histoire eurasiatique).

"d'une rassertion de la Perse dans l'histoire"... D'accord avec vous. Mais cette révolution iranienne fut avant tout l'expression de la faillite d'une modernisation qui s'est traduite par un recours à l'islam, ou archéo-islam, c.a.d. une attitude réactive vis-à-vis d'une modernité intériorisée et simultanément diabolisée. On reconstruit une tradition islamique fantomatique, et à une modernité qui s'est refusée, on oppose un refus de la modernité... Dans une période aussi trouble, où toutes les voies d'accès à une identité autonome semblaient barrées à la jeunesse, l'individu n'avait pas de meilleure possibilité d'affirmation que l'islam. Dès lors il ne lui restait plus que le dépassement de soi dans le combat et la mort, ce réel à l'état brut. En s'assénant la mort et en la répendant partout autour de soi le jeune-révolutionnaire-martyr-iranien se vengeait du monde à travers soi. La martyropathie, incompréhensible pour un esprit occidental, ne s'articule pas sur un projet de vie, elle est pure négativité (la toute puissance du "négatif"...), annihilation de soi par incapacité de s'assumer.
Lorsque la modernité, en termes d'aspirations, ne se réalise pas, le sujet est tenté par la surenchère dans l'archaïsation (archéo-islam). Comprendre les ressorts véritables de la révolution iranienne devrait (aurait dû) nous permettre de mieux comprendre les motivations du kamikaze daéchien.
« Dans une période aussi trouble, où toutes les voies d'accès à une identité autonome semblaient barrées à la jeunesse, l'individu n'avait pas de meilleure possibilité d'affirmation que l'islam. Dès lors il ne lui restait plus que le dépassement de soi dans le combat et la mort, ce réel à l'état brut. En s'assénant la mort et en la répendant partout autour de soi le jeune-révolutionnaire-martyr-iranien se vengeait du monde à travers soi. »

C'est là une lecture quelque peu romantique des événements.

Plus prosaïquement, le Chah, dans les décennies 1960 et surtout 1970, a fini par symboliser tout ce que les Iraniens ne voulaient plus ; et alors, toutes les forces du pays, dont les religieux n'étaient qu'une composante — et certainement pas celle que l'on imaginait l'emporter vers 1977-78 — se sont alliées contre la monarchie pour la faire tomber. L'Iran a ainsi, comme tant d'autre pays avant lui, mis fin à son Ancien Régime. Il s'agissait de faire la révolution, de mettre le Chah dehors, sans que l'on sache exactement ce que cela allait donner.

Il y a eu ensuite quelques semaines — décisives — de grande confusion où, non pas au milieu du chaos, mais assez loin de lui (en banlieue parisienne), Khomeyni, grand génie de la communication, a fini par s'imposer comme la figure d'opposition la plus crédible. Il employa pour cela deux moyens : ses discours sur cassettes audio qu'il faisait copier en boucle et envoyer en Iran d'une part (il avait intenté YouTube avant tout le monde...) ; la fascination qu'il exerçait sur ces crétins d'intellectuels occidentaux (à commencer par Michel Foucault) d'autre part. L'homme, décidément très habile, s'était présenté aux Iraniens comme un vieux sage longtemps persécuté par le Chah, mais qui allait enfin faire de l'Iran — via le dogme religieux — un pays plus moral (face à l'importation de la sous-culture américaine décadente) et plus juste sur le plan social (grâce aux compétences des premiers technocrates qui l'entouraient (mais qu'il a tout de même rapidement passés par les armes) — cf. le premier gouverment qui suivit la chute du Chah — encore que certains aient été de sacrés pieds-nickelés). Il n'entendait pas, disait-il, gouverner directement, mais simplement de servir de caution morale (à Qom on en rit encore).

C'est vers 1980 que la branche islamiste de la coalition post-révolutionnaire s'est soudain mise à éliminer ses divers alliés (marxistes et technocrates), devenus opposants, les uns après les autres. Le coup décisif fut le déclenchement — et la continuation, huit années durant — de l'absurde conflit contre l'Irak, ce qui a permis la consolidation du pouvoir de Khomeyni et du nouveau régime théocratique. C'est pendant ces années-là que le délire millénariste des martyrs a été au plus haut, avant de retomber aussitôt Khomeyni mort et la guerre contre l'Irak finie. Allez en Iran aujourd'hui : hormis dans les cimetières et sur quelques affiches décolorées, il n'en reste plus grand-chose...

Ce qu'il faut retenir, à mon sens, c'est que l'islam en Iran a été un moyen, une carte puissante qui a été jouée une fois et qui ne pourra plus l'être de sitôt (notamment pour des raisons théologiques). J'irais jusqu'à dire que Khomeyni et sa suite ont discrédité la religion en Iran, sinon à jamais, en tout cas pour très longtemps. Cependant que dans les sociétés arabes, le retour à l'islam apparaît comme une fin en soi, un véritable projet de société, le seul destin souhaitable pour une multitude de pays fédérés au sein d'un empire arabo-musulman qui finira d'ailleurs par englober l'Europe. Ces pays-là sont entrées dans le sinistre tunnel que la majorité des Iraniens, pour ce que j'en sais, cherchent à quitter. Moyennant quoi, les Perses chiites continuent et continueront encore longtemps de haïr les Arabes et le sunnisme, comme ils le font depuis douze à quinze siècles, ce qu'un Ernest Renan avait du reste bien perçu.
C'est tout de même fascinant, Afchine : on pourrait s'amuser comme dans un jeu lettriste à réécrire votre synthèse ci-dessus en remplaçant les mots Perse/Iran par Chine ; le Chah par Tchan-Kai-check; l'expression islam/chiisme par communisme/maoïsme; le nom de Khomeiny par Mao-tsé-toung et "Michel Foucault" par "Michel Foucault" qui a tenu son rang en France dans les "années Mao" autant que dix ans plus tard dans les "années Khomeyni". Moi-même, je n'en reviens pas.

La Perse était une civilisation et l'Iran une nation, une fois celle-ci ayant recouvré son identité et sa singularité historique, le chiisme, qui fut l'instrument de cette réassertion historique, se dévitalise peu à peu, tandis que la Califat arabo-musulman reste à faire, d'où la persistance du venin sunniste.

Même chose en Chine pour le maoïsme, instrument d'un redressement identitaire de la nation (comme le Stalinisme en Russie face au Reich dominant l'Europe), maoïsme qui a perdu de sa virulence alors que la Chine est définitivement entrée dans le concert (économique) des nations.

La particularité du sunnisme est de vouloir avaler le monde entier. Il a la gueule plus grande que l'estomac, très à l'image de ses soldats, très forts en gueule quand il s'agit d'égorger des civils retenus dans des chaînes mais qui fuient comme des pleutres devant les bataillons féminins de Kurdes ou les Peshmerga, et généralement quand la cannonade prend de l'intensité et que les armes parlent plus fort que leurs harangues.
[expérience lettriste d'éclairage spéculaire transhistorique à partir du texte d'Afchine]


Plus prosaïquement, Tchang-kai-tchek, dans les décennies 1930 et surtout 1940, a fini par symboliser tout ce que les Chinois ne voulaient plus ; et alors, toutes les forces du pays, dont les marxistes n'étaient qu'une composante — et certainement pas celle que l'on imaginait l'emporter vers 1948-49 — se sont alors alliées contre le Régime en place pour le faire tomber. La Chine a ainsi, comme tant d'autre pays avant elle, mis fin à sa République. Il s'agissait de faire la révolution, de mettre Tchang-kai-tchek dehors, sans que l'on sache exactement ce que cela allait donner.

Il y a eu ensuite quelques semaines — décisives — de grande confusion où, non pas au milieu du chaos, mais assez loin de lui (à Yen'an), Mao-tsé-toung, grand génie de la communication, a fini par s'imposer comme la figure d'opposition la plus crédible. Il employa pour cela deux moyens : ses discours édités en plaquettes et relayés internationalement par des agents étrangers comme Edgar Snow et d'autres dépéchés par le Kremlin qu'il faisait copier en boucle et envoyer dans toute la Chine d'une part (il avait intenté YouTube avant tout le monde...) ; la fascination qu'il exerçait sur ces crétins d'intellectuels occidentaux (à commencer par Michel Foucault) d'autre part. L'homme, décidément très habile, s'était présenté comme un vieux sage longtemps persécuté par Tchiang-kai-tchek, mais qui allait enfin faire de la Chine — via le dogme marxiste — un pays plus moral (face à l'importation de la sous-culture américaine décadente) et plus juste sur le plan social (grâce aux compétences des premiers technocrates qui l'entouraient (mais qu'il a tout de même rapidement passés par les armes) — cf. le premier gouverment qui suivit la chute de Tchang-kai-tchek — encore que certains aient été de sacrés pieds-nickelés). Il n'entendait, disait-il, pas gouverner directement, mais simplement servir de caution doctrinaire (à Pékin, on en rit encore).

C'est vers 1950 que la branche communiste de la coalition révolutionnaire s'est soudain mise à éliminer ses divers alliés (marxistes et technocrates), devenus opposants, les uns après les autres. Le coup décisif fut le déclenchement — et la continuation, trois années durant — de l'absurde conflit de Corée suivi de celui du Vietnam avec les Etats-Unis et enfin le soutien de la Chine aux bandes de Pol Pot, bouchers du Cambodge, ce qui a permis la consolidation du pouvoir, qui fit nommer cette période "Révolution culturelle", de Mao-tsé-toung et du nouveau régime communiste. C'est pendant ces années-là que le délire millénariste des martyrs a été au plus haut, avant de retomber aussitôt Mao mort et la Révolution culturelle finie. Allez en Chine aujourd'hui : hormis dans les cimetières et sur quelques affiches décolorées, il n'en reste plus grand-chose...

Ce qu'il faut retenir, à mon sens, c'est que le communisme en Chine a été un moyen, une carte puissante qui a été jouée une fois et qui ne pourra plus l'être de sitôt (notamment pour des raisons idéologiques). J'irais jusqu'à dire que Mao et sa suite ont discrédité le communisme en Chine, sinon à jamais, en tout cas pour très longtemps. Cependant que dans les sociétés arabes, le retour à l'islam apparaît comme une fin en soi, un véritable projet de société, le seul destin souhaitable pour une multitude de pays fédérés au sein d'un empire arabo-musulman qui finira d'ailleurs par englober l'Europe. Ces pays-là sont entrés dans le sinistre tunnel que la majorité des Chinois, pour ce que j'en sais, cherchent à quitter. Moyennant quoi, les Chinois communistes continuent et continueront encore longtemps de haïr les Arabes et le sunnisme, comme ils le font depuis douze à quinze siècles, ce qu'un Arnold Toynbee avait du reste bien perçu.
Mon Cher Marche, voilà qui est tout à fait saisissant, en effet...
Très intéressant parallèle en effet.

Cela dit il n'est pas exact que personne n'eût prévu le renouveau de l'islam. Il y a Malraux, de Gaulle, Churchill, entre autres :

C’est le grand phénomène de notre époque que la violence de la poussée islamique. Sous-estimée par la plupart de nos contemporains, cette montée de l’islam est analogiquement comparable aux débuts du communisme du temps de Lénine. Les conséquences de ce phénomène sont encore imprévisibles. A l’origine de la révolution marxiste, on croyait pouvoir endiguer le courant par des solutions partielles. Ni le christianisme, ni les organisations patronales ou ouvrières n’ont trouvé la réponse. De même aujourd’hui, le monde occidental ne semble guère préparé à affronter le problème de l’islam. En théorie, la solution paraît d’ailleurs extrêmement difficile. Peut-être serait-elle possible en pratique si, pour nous borner à l’aspect français de la question, celle-ci était pensée et appliquée par un véritable homme d’Etat. Les données actuelles du problème portent à croire que des formes variées de dictature musulmane vont s’établir successivement à travers le monde arabe. Quand je dis «musulmane» je pense moins aux structures religieuses qu’aux structures temporelles découlant de la doctrine de Mahomet. (...)

André Malraux, le 3 juin 1956.
L'homme, décidément très habile, s'était présenté aux Iraniens comme un vieux sage longtemps persécuté par le Chah,

Cher Afchine,

il me semble que vous passez à côté de quelque chose d'absolument essentiel, à savoir la figure archétypique de l'imam, plus exactement celle du 12ème imam ou "imam caché", dont la présence occulte fait fonctionner ce monde, et dont la parousie est sensée faire advenir un autre monde. Une figure centrale sans laquelle une telle révolution devient parfaitement incompréhensible ; une figure-présence structurant de fond en comble l'imaginaire iranien, raison pour laquelle dans l'esprit de beaucoup d'Iraniens Khomeyni était le 12ème imam !

D'autre part c'est rabattre à une fonction bassement utilitaire cette religion que de ne la regarder que comme "un moyen", "un instrument", pourquoi pas "une mode" ou "un costume" comme un autre, pendant qu'on y est (?). J'aime cette phrase de Marx : "En Orient, la clé de tout, c'est la religion". A la condition bien sûr de ne pas entendre le fait religieux comme une sorte d'infrastructure, qui tiendrait en Orient musulman la place que tient en Occident le monde de la production. Pour cela nous devrions peut-être commencer par abandonner certains de nos préjugés et admettre, par exemple, qu'il y a une ambiance ou un climat érotico-mystico-révolutionnaire qui intervient au moins autant que les rapports de forces dans le déchaînement du bouillonnement social, faisant parfois plonger la société entière dans un extrémisme que les analyses les plus "objectives" ont beaucoup de mal à saisir... Seulement voilà, cette ambiance révolutionnaire où les passions se lâchent est toujours modalisée selon chaque culture. C'est pourquoi je me méfie des comparaisons comme des rapprochements hâtifs, certes souvent séduisants (trop) intellectuellement.
Dans le cas iranien, outre la remontée à la surface de l'archétype de l'imam, c'est le "deuil" qui est l'affect dominant, sorte de Stimmung mortifère. Pourquoi ? Parce que c'est principalement autour de la prise en charge du deuil du martyre paradigmatique de l'imam Hoseyn, 3ème imam chiite mort à Karbala dans sa lutte contre le calife omeyyade Yazid, et modèle transcendant et inimitable, que gravitent les faits ayant trait à la symbolique révolutionnaire. Evidemment, ce deuil se trouve réinterprété et restructuré au point d'en devenir méconnaissable pour le croyant traditionnel. Mais là n'est pas l'essentiel.
Cher Pascal Mavrakis,

Ce que j'essayais de dire, c'est que Khomeyni a fait ce pari fou — sans lequel il n'aurait jamais réussi son coup — de jouer la carte du douzième imam, en se faisant passer pour Lui ou du moins en laissant croire qu'il L'était.
Personne avant lui n'avait osé jouer cette carte-là sérieusement, et ce faisant il a certes installé la république islamique mais aussi détruit — à jamais, ou du moins pour très longtemps — ce « climat mystico-érotico-révolutionnaire » dont vous parlez. Bref, quelque chose s'est brisé au royaume du chiisme au moment où le politique, pour triompher, a chevauché le spirituel.

Après, pour ce qui est du deuil et de la fascination du martyre comme composante essentielle de l'âme iranienne, je suis bien entendu d'accord avec vous. Mais gardons néanmoins à l'esprit que :
1/ Comme vous l'avez rappelé, ce deuil-là est, bien qu'islamique, un deuil très spécifiquement persan, par lequel le chiite se différencie à jamais du sunnite, et le Perse de l'Arabe. L'assimiler à la mort daechienne est donc pour le moins discutable, et procède d'un mélange erroné de ces deux cultures.
2/ La religion, l'islam, le chiisme, you name it, n'est qu'une partie de l'identité iranienne contemporaine, en aucun cas son alpha et son oméga. Il faut y ajouter, dans des proportions au moins égales : d'une part, le sentiment appartenance à une vieille et glorieuse civilisation pré-islamique (dont le Chah s'était fait, très maladroitement, l'héritier et le chantre, mais qui depuis la révolution islamique, laquelle a prodigieusement dégoûté tout le monde ou presque de l'islam, revient en force) ; d'autre part, une volonté extrêmement agissante d'exister en tant que nation moderne au sein du monde globalisé.
Cette “triple identité” (chiisme / nationalisme persan / désir de modernité) a été bien étudiée et mise en évidence par l'iranologue Bernard Hourcade.
Bref, quelque chose s'est brisé au royaume du chiisme.

D'accord avec vous cher Afchine (j'avais juste envie de vous pousser un peu dans vos retranchements, histoire de réveiller mon (nos) "imam intérieur"...).
Corbin, Shayegan, Khosrokhavar, des penseurs pour qui l'expérience intérieure est une condition de pensée et un mode de vie firent tous ce même douloureux constat : cette révolution fut une catastrophe pour le chiisme duodécimain.
D'autant plus qu'en fondant sa république islamique, Khomeyni a violé l'interdit suprême (?) du chiisme : ne jamais se mêler de politique, ne jamais diluer l'esprit dans les affaires de la cité — c'était l'un des fondements de ce culte, sauf à être — et c'était la seule exception, à laquelle évidemment personne ne croyait sérieusement — le douzième imam, le Maître du Temps, le Messie, rien de moins.
Pour braver cet interdit-là il a fallu un vieux bonhomme à turban qui, sous ses traits austères, était en réalité doté d'un sens de l'humour proprement inouï...
De plus, un chiisme qui se veut, en plus d'être un pouvoir politique, religion exotérique, c'est à dire pure religion de la Loi (sharî'at), est une contradiction en soi et mutile irrémediablement l'intégralité de l'enseignement des saints Imams, la doctrine chiite étant par excellence la gnose de l'Islam.
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