Norms

Une fois qu'on aura dit qu'on assiste à l'organisation d'une hébétude planétaire et que le retour du fameux réel n'en sera que plus violent, aura-t-on tout dit ?

Espace public

Un jour, la caissière du Cora sera devenue la grande pokemon aux lèvres soulignées par un discret lipstick bleu-blanc-rouge en l'honneur de l'équipe de France. Son visage, pudiquement recouvert d'un foulard made in zouaritistan et fils, fera l'appel à la prière du muezzin, et tout cela fera notre lot quotidien. Amen.

Je ne sais pas. De quoi ne plaisanterait-on pas ? Il reste que cette "application" de téléphone (couplée avec les récents exploits du "robot-tueur) n'est pas faite pour réjouir ceux qui n'aiment pas la science-fiction, comme genre littéraire.

On ne peut être que frappé par le silence total des autorités vis-à-vis des fabricants et diffuseurs de ces appareils qui s'emparent sans le moindre souci de l'espace public (et privé, d'ailleurs, qui sait si un Pokemon n'a pas été placé aléatoirement devant chez vous, qui va attirer cinquante "chasseurs" sous vos fenêtres à 2 h du matin), en font un terrain de jeux, se comportent comme les plus radicaux des No borders. Il faut lire cet article in extenso ("twetts' compris) pour saisir ce que représente l'irruption d'un tel "jeu", qui installe une scission officielle (et non plus philosophique) entre les perceptions de la réalité, que l'on soit, ou non, équipé de cette "application", sachant bien sûr que son extraordinaire et fulgurant succès auprès du public promet toute sorte de "déclinaison".

Citation
Thomas Rothomago
n'est pas faite pour réjouir ceux qui n'aiment pas la science-fiction, comme genre littéraire

Je ne suis pas sûr qu'il s'agisse de science-fiction, ni même de fiction.

Quand Marcel Duchamp expose son ready-made "la fontaine", il ne fait pas ça pour dire «ma fontaine est une œuvre d'art». Il fait ça pour dire «c'est moi, artiste, qui décide de ce qu'est, ou n'est pas, une œuvre d'art».

Le jeu du pokemon ne dit rien d'autre. Par une sorte de happening technologique, il transforme l'espace public. Il ne dit pas «le jeu augmente le réalité». Il dit «c'est nous google/android, qui disons ce qu'est la réalité».
 

En effet, ce n'est ni de la science-fiction, ni de la fiction puisque ça existe. Je voulais simplement suggérer que tenter de réfléchir à ce genre de phénomène implique d'en passer par un lexique et un style de SF (androïd, norms, upload que sais-je ?). Autrement dit un lexique et un style de facture littéraires échouent à rendre compte du phénomène. On doit fatalement user de ce type de vocabulaire qui, précisément, empêche les amateurs de littérature, les intellectuels profonds, de lire plus de trois pages de SF, ce qui les conduit, généralement, faute de mots, à ne pas prendre au sérieux les modifications comportementales induites par la technologie, à hausser les épaules, à tout ramener au bon vieux "outil" ou au méprisable "gadget", à se persuader que le réel reprendra le dessus et balaiera ces fadaises technologiques ou à sombrer dans la déploration. Même choses pour les "politiques", englués dans leur propre jargon dixneuviémiste et bien empêchés, on peut les comprendre, de légiférer sur la présence de "Pokémon" sur la voie publique...

L'analogie avec les "ready-made" de Marcel Duchamp me parait aussi pertinente que glaçante, quand on songe au fait que l'art ne s'est jamais vraiment remis de son meurtre par le dadaïsme. En sera-t-il de même pour ce qu'il est convenu d'appeler la réalité, si les "applications" mises en circulation dans le sillage de ces "Pokémon" se multiplient et se perfectionnent ?

On y joue déjà à Auschwitz. J'allais dire, "bien entendu", tant on se rend désormais dans ce lieu pour y faire des selfies et vérifier, en bon soralien, les vitres cassées des chambres à gaz. Ailleurs dans ce forum, Francis Marche parlait d'une Europe qui était comme si Leibnitz et Descartes n'avaient jamais existé. Donc d'une Europe anhistorique, a-dialectique, exempte de pensée ou ne découlant d'aucune pensée. Mais l'Europe fait aussi comme si le mal et le négatif n'avaient jamais existé et comme s'ils avaient enfin été tués en nous (voir le succès du livre "Vous n'aurez pas ma haine"). Le programme du post-Européen ne consiste plus au fond qu'à penser positif à tout propos (Macron, hier soir, n'exhortait qu'à cela: penser positif pour changer le monde). Alors, prenons nos smartphones derniers cris et faisons apparaître des Pokémon dans le logis vide de Jessica Schneider et Jean-Baptiste Salvaing. Par exemple sur le sofa où était assis l'enfant de 3 ans des deux suppliciés pendant que Larossi Abballa tournait sa petite vidéo, et se demandait ce qu'il allait faire de lui.

Un détail m'échappe à propos de la localisation de ces "Pokemon". Leur "apparition" ici ou là est-elle entièrement aléatoire, décidée par quelque algorithme (comme on dit), dépend-elle du propriétaire du smartphone ou est-elle choisie par des individus derrière on ne sait quelles manettes. Moi, vous savez, je suis un norm des plus rassis (je n'ai même jamais possédé de téléphone portable), mes questionnements pourront sembler très naïfs. Quoi qu'il en soit, c'est un bel entraînement de masse à la chasse à l'homme.