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"Qu'ils sont forts ceux qui ne croient pas aux esprits !" (Joseph Conrad, 1897)

Envoyé par Francis Marche 
Dans une période où beaucoup s'interrogent ouvertement sur les formes et les implications d'un conflit civil ouvert, civil et militaire, contre le djihadisme en Europe, je vous propose de lire ... Joseph Conrad, plus spécialement certains récits de son cycle malais, qui inaugura la première période de sa production romanesque, en 1895 avec Almayer's Folly (La Folie-Almayer), qui fait la chronique d'une rivalité puis d'un conflit ouvert entre un marchand hollandais solitaire, installé dans l'est de Bornéo et des malais musulmans et An Outcast of the Islands (Un Paria des îles). Le cycle malais connut une reprise avec un roman tardif de Conrad qui reste un de ses chef-d'oeuvres : Victory! écrit pendant la guerre de 14. Parmi ces récits, il s'agit aujourd'hui plus particulièrement du recueil de nouvelles Tales of Unrest (Contes de l'agitation ou Contes agités peut-être, que G. Jean-Aubry a choisi de traduire en français par Inquiétude), millésimé 1897.

Pourquoi diable devoir lire Conrad dans notre époque et dans la conjoncture politique que connaît la France aujourd'hui?

Parce qu'il faut, avant toute entreprise de Reconquista éventuelle, avant d'envisager tout plan d'action militaire contre l'ennemi qui commet aujourd'hui des massacres sur nos populations, juger de ses forces et de ses faiblesses et juger des nôtres, et bien comprendre ce qu'il faut entendre par "guerre asymétrique", car, nous allons le voir, cette asymétrie est double : elle est celle de notre supériorité écrasante sur lui, et celle de la sienne sur nous, qui se pose sur un autre plan. Disons-le très sommairement et même un peu brutalement, le sauvage n'a jamais peur de l'ennemi qu'il affronte sur les champs de bataille, quels que soient la forme et le théâtre de ces derniers; la mort ne l'effraie point. C'est là que gît sa supériorité propre sur nous : le soldat païen moderne (il en allait sans doute autrement de Rome et d'Athènes) pratique allègrement l'assaut sacrificiel car le vis-à-vis humain ne lui est rien, et sa propre vie pas davantage. C'est la force du djihadiste au combat. Ce fut aussi, incidemment, celle de la soldatesque japonaise dans les affrontements qui l'opposèrent aux forces occidentales dans la première partie du siècle dernier.

Le soldat occidental, quant à lui, part au combat la boule au ventre car sa tradition chrétienne, lorsqu'il s'agit de se livrer à la tuerie, de donner la mort autant que de la recevoir, le freine, l'inhibe, lui pèse. Car l'enseignement chrétien valorise la vie. C'est un peu sa faiblesse. En revanche, le soldat occidental est fort comme un lion face... aux esprits malins ! qui l'indiffèrent souverainement et auxquels le sauvage asiatique, africain ou arabo-musulman reste très vulnérable (les djinns), et dans le cas de ce dernier, c'est la femme qui réveille, agite et véhicule les esprits malins. Si l'arabo-musulman bâche les femmes et manie sur elles la badine comme il le fait sur son âne, c'est parce que la femme est véhicule de toutes les possessions par les esprits, de toutes les diableries qui causent la perdition. C'est aussi simple que cela : si les soldats de l'Etat islamique déguerpissent comme des lapins quand ils voient se présenter à un petit bataillon de femmes yezedis ou kurdes, n'allez surtout pas penser que c'est parce que ces amazones seraient de redoutables guerrières, pas du tout ! c'est parce qu'elles sont porteuses d'esprits malins. Voilà pour le second volet de cette asymétrie. Rappelons que chez les païens modernes qu'étaient les soldats japonais de la deuxième guerre mondiale, le mot kamikaze contient celui de Kami (les esprits) et que dans ces assauts sacrificiels, leur invocation était indispensable.

La supériorité des Occidentaux, que l'on ne peut que constater au fil d'un demi-millénaire de domination militaire sur les sauvages païens est-elle due à leur race incomparable et objectivement supérieure ? ou à leur foi chrétienne, qui "leur donnerait des ailes", voire qui serait elle-même intrinsèquement supérieuse à tout autre religion ou tout autre ferveur spirituelle ? Pas du tout. Ou plus précisément, si cette foi doit être la cause de cette domination, cette cause n'est qu'indirecte : c'est parce que le christianisme méprise les esprits démoniaques et malins et c'est bien ce mépris, cette indifférence hautaine, parfaitement singuliers dans l'histoire de l'humanité, qui ont triomphé en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie dans toutes les confrontations des forces occidentales avec les forces indigènes, y compris contre le Japon en 1944-45 dans la guerre du Pacifique !

Telle est la thèse que nous inspire la lecture de la nouvelle de Conrad intitulée Karain, A Memory (Karain, un souvenir) qui ouvrait le recueil Tales of Unrest paru en 1897.

Je vous propose de traduire cette nouvelle au fil de la plume, soit à ma façon, ici même, en épisodes, sans lire aucune des versions françaises parues en librairie (depuis celle de Jean-Aubry de 1922) car, de manière générale je n'aime guère la façon dont les traducteurs français abordent Conrad. Cet auteur livre une prose poétique buissonnante, une véritable jungle lexicale, traversée de fulgurances, d'assonances, de traits inédits, qui pourraient la faire qualifier de baroque noir. Conrad est un auteur parfaitement hugolien. Or je déplore que cela n'apparaisse point dans les versions françaises successives de ses oeuvres. Cette prose n'est pas de tout repos (comme le titre Tales of Unrest pourrait le suggérer). Elle imite les mouvements et l'agitation d'un vaisseau dans la tempête, quel que soit le titre de l'oeuvre, y compris les romans les plus terriens (comme Under Western Eyes). Je ne sais si je parviendrai à rendre cela en français (à dire vrai, j'en doute fort) mais il n'est pas question que je couche cette prose dans notre langue façon "la vie est un fleuve tranquille", en la bordant et en lui chantant une berçeuse dans de jolies phrases rondes et ronronnantes.

L'original du recueil Tales of Unrest où vous trouverez cette nouvelle est disponible en libre accès, je l'ai téléchargé gratuitement sur Androïd, je vous invite à en faire autant. Les anglicistes qui ne connaissent pas encore ce texte auront un field day avec elle.
Parce qu'il faut, avant toute entreprise de Reconquista éventuelle, avant d'envisager tout plan d'action militaire contre l'ennemi qui commet aujourd'hui des massacres sur nos populations, juger de ses forces et de ses faiblesses et juger des nôtres,

Oui bien sûr..., mais tant que nous n'aurons pas réalisé l'union des patries et, pourquoi pas, transformé les Etats nationaux en zones impériales (l'amour du pays natal et la recherche d'un édifice impérial permettant de réconcilier les Européens), tout plan d'action militaire d'envergure restera lettre morte. Je pose la question : comment nous affranchir de nos conceptions pétrifiées ?, de nos haines, de nos mépris invétérés ? Comment faire de la victoire contre l'ennemi un bienfait pour tous ? Cette Europe qui dirait "oui à la guerre" supposerait des peuples ethniques (Volkeit) encore sains, à la foi affirmée. Qu'en est-il aujourd'hui ?... Nous n'avons hélas plus de temps à perdre. Les années - disons, la décennie - qui nous restent avant l'effondrement vont passer très vite. La tâche est immense.
I
Nous fîmes sa connaissance dans ces jours sans protection, quand nous étions contents de tenir dans nos mains nos vies et nos biens. Aucun de nous, je pense, n’a plus le moindre bien aujourd’hui, et j’ai ouïe dire que nombreux parmi nous ont aussi négligemment perdu la vie ; mais je suis sûr que les quelques-uns qui survivent n’ont pas la vue si émoussée pour que leur échappe, dans la respectabilité embrumée de leurs journaux, la nouvelle des divers soulèvements indigènes dont l’Archipel oriental est le théâtre (Ndt : Archipel oriental désigne ici ce qui est généralement appelé Archipel malais, qui fut colonisé par les Britanniques et les Hollandais et qui est occupé aujourd’hui principalement par la Malaisie et l’Indonésie – vaste territoire qui de sa frontière avec le Siam court par des milliers de terres insulaires et groupements d’îles jusqu’à la Papouasie-Nouvelle-Guinée et mord sur une partie de l’archipel philippin. L’islam y domine, même si sont nombreuses les poches de chrétienté. Le récit que contient cette nouvelle a pour unité de lieu une minuscule principauté de l’île de Mindanao, île non négligeable par la taille, aujourd’hui sise dans le territoire des Philippines et qui est le théâtre d’une insurrection islamiste par le Front de libération islamique Moro, et par le groupe Abu Sayyaf, lesquels nourrissent des projets de sécession d’avec la République des Philippines (où les chrétiens sont dominants) ; ce dernier groupe d’égorgeurs et de violeurs vient de faire parler de lui cette semaine en organisant une évasion dans une prison. Il a fait allégeance à l’Etat islamique dans l’été 2014. Wikipédia : [en.wikipedia.org]. Les femmes de Mindanao, et celles de Manado sur les Célèbes indonésiennes toutes proches, sont réputées pour leur beauté dans tout cet archipel).

Le soleil surgit entre les lignes de ces entrefilets de presse – le soleil et les flots scintillants. Un nom étrange réveille des souvenirs ; des mots imprimés émane faiblement l’atmosphère enfumée d’aujourd’hui, laquelle se fond au parfum subtil et pénétrant des brises terriennes soufflant à travers la lueur des étoiles des nuits passées ; le feu d’un signal luit comme joyau sur le haut front d’une falaise sombre ; de grands arbres, sentinelles avancées d’immenses forêts, se tiennent dressés, guetteurs immobiles loin au-dessus des dormantes étendues du flot ; une ligne blanche de vagues déferlantes produit sa canonnade sur une plage vide, les basses eaux sont écumantes sur les récifs ; et des îlots verdoyants disséminés dans le calme de midi se tiennent inertes sur la surface polie de la mer, comme une poignée d’émeraudes jetée sur le plat d’un bouclier d’acier.

Il y a aussi des visages – des faces sombres, truculentes, et souriantes ; les visages francs et audacieux d'hommes allant pieds-nus, bien armés et sans bruit. Des hommes qui se massaient sur toute la longueur des ponts de notre goélette, foule ornée et barbare, avec les couleurs variées de ses sarongs à damier, des turbans rouges, des jaquettes blanches, des broderies ; avec l’éclat brillant des fourreaux, des anneaux d’or, des charmes, des amulettes, des lames de lance, et des manches de leurs armes incrustés de pierreries. Ils avaient l’allure d’hommes indépendants, l’oeil résolu, des gestes retenus ; et il nous semble encore entendre leurs voix douces parlant de batailles, de voyages et d’évasions ; se vantant avec aplomb, plaisantant tranquillement ; parfois dans un murmure d’hommes bien élevés, ils faisaient l’éloge de leur propre valeur, ou de notre générosité ; ou encore célébraient avec loyal enthousiasme les vertus de leur chef. Nous nous souvenons des visages, des regards, des voix, et nous revoyons briller la soie et le métal ; nous percevons le remuement et le murmure de cette foule, éclatante et festive, et martiale ; et il nous semble ressentir encore le toucher des mains brunes données en amitié pour, à l’issue d’une poignée rapide, les voir retourner aussitôt se poser sur une garde d’épée. C’étaient les hommes de Karain, voués à le suivre et à l’accompagner. Leurs mouvements étaient suspendus à ses lèvres ; ils lisaient dans ses regards leurs propres pensées ; il leur murmurait nonchalamment ses paroles sur la vie et sur la mort, qu'ils acceptaient humblement, comme des dons du destin. C’étaient tous des hommes libres qui, lorsqu’ils s’adressaient à lui, disaient d’eux-mêmes « ton esclave». Sur son passage, les voix s’éteignaient, comme si ses déplacements avaient eu pour gardien le silence lui-même ; des chuchotements de respect et de crainte succédaient à ses pas. Ils l’appelaient « chef de guerre ». Il régnait sur trois villages dans une plaine étroite ; il était le maître d’une possession insignifiante sur la surface de la terre, une possession conquise dont le territoire, dessiné comme un croissant de lune, demeurait ignoré entre montagne et mer.
Ce que vous écrivez là est lumineux, et je salue la noblesse de vos efforts de traduction qui, régulièrement, transforment la fréquentation de ce forum en une véritable fête.

(En relisant Typhon au début de l'été je m'étais dis que Conrad était le plus grand descripteur d'hommes entrant en action ou "possédés" par elle.)
Du pont de notre goélette, ancrée au milieu de la baie, il indiqua par un geste théâtral du bras esquissant la silhouette dentelée des monts, la totalité de son domaine ; et ce mouvement ample semblait en repousser les limites, augmentant soudainement ce territoire en quelque chose de si immense et vague qu’un instant, ce domaine parut n’être plus circonscrit que par le ciel. Et en vérité, en considérant cet endroit, enclavé et fermé à la mer, et coupé des terres par les pentes vertigineuses des montagnes, il était difficile de croire à l’existence de quelque voisinage que ce fût. Cet espace était immobile, complet, inconnu et rempli d’une vie qui allait son cours furtivement en produisant un effet troublant de solitude ; une vie qui semblait être inexplicablement vide de toute chose susceptible d’animer des pensées, de toucher le cœur ou de livrer quelque indice de l’inquiétante suite des jours. Ce pays nous parut dépourvu de mémoire, de regrets et d’espérances ; un pays où rien ne saurait survivre à la venue de la nuit et où chaque lever de soleil, comme un acte éblouissant de création particulière, serait sans lien avec la veille ni le lendemain (NdT : la sauvagerie, les sociétés traditionnelles sont d’abord a-historiales, seuls épopées et mythes, et non le fil des jours et des nuits, y produisent toutes histoires, cf. par exemple les écrits de Mircea Eliade sur la « terreur de l’histoire » notamment dans Le Mythe de l’éternel retour).

Karain fit courir sa main sur ce monde. « Tout ça est à moi ! ». Et il frappa le pont de son long bâton ; la tête en or en fulgura comme une étoile filante ; se tenant très près derrière lui, un vieillard silencieux dans une veste noire richement soutachée de broderies fut seul de tous les Malais présents à ne pas suivre du regard le geste magistral. Il n’alla pas même jusqu’à lever les paupières. Il baissa la tête derrière son maître, et se tint sans broncher, la garde de son arme haut levée au-dessus de son épaule droite laissant voir la longue lame d’un fourreau d’argent. Il était là en service, mais sans montrer de curiosité, paraissant las, non point de par son âge mais de posséder l’encombrant secret de toute une existence. Karain, lourd et fier, arborait une pose auguste et respirait calmement. C’était le jour de notre première visite et nous regardions autour de nous avec curiosité.

Cette baie était comme un puits de lumière intense dépourvu de fond. La nappe d’eau aux contours circulaires reflétait un ciel lumineux et les pentes qui l’enserraient formaient un cirque de terre opaque flottant dans un vide fait de bleu transparent. Les hauteurs, terres arides couleur grenat, se dressaient lourdement contre le ciel : leurs sommets semblaient s’estomper dans un tremblement coloré comme sous l’effet d’une vapeur ascendante ; les flancs des monts étaient rayés de traits de verdure qui signalaient d’étroits ravins ; à leurs pieds s’étalaient rizières, enclos de plantain, sables jaunes. Un torrent serpentait comme un fil tombé sur le paysage. Des bouquets d’arbres fruitiers marquaient les villages ; de fins palmiers accordaient leurs hochements de tête au-dessus de maisons basses, les toits de palmes sèches brillaient au loin, comme s’ils eussent été couvertures d’or en arrière plan des sombres colonnades des troncs d’arbre ; des silhouettes humaines passaient, vives et vites évanouies ; la fumée des foyers s’élevait droit au-dessus des massifs en fleur, les clôtures de bambou étincelaient sous le soleil, courant en lignes brisées entre les champs. Un cri soudain sur la grève propagea une plainte dans le lointain, puis cessa abruptement, comme étouffé par le déversement de la lumière du soleil. La bouffée brève d’une brise inattendue fit s’assombrir un bref instant la surface des eaux lisses et nous parvint au visage, et fut sitôt oubliée. Rien ne bougeait. Le soleil coulait ses feux dans ce trou sans ombre fait de couleurs et d’immobilité.

(à suivre)
C'était là la scène où, vêtu avec splendeur pour y tenir son rôle, il arpentait fièrement les lieux, drapé d’incomparable dignité, rendu important par le pouvoir qui était le sien de susciter chez son public l’absurde expectative que quelque chose d’héroïque allait se produire – une action d’éclat ou l’éclat de quelque chant --- porté sur la tonalité vibrante d’une lumière solaire merveilleuse. Il était tout ornement et cela en était troublant, car on n’osait imaginer jusqu’à quelle profondeur pouvait aller le vide horrible qui exigeait d’être caché derrière une façade aussi richement élaborée. Il n’était pas masqué, car il y avait trop de vie en lui, et un masque est chose inerte, mais il se présentait comme acteur tenant un rôle : c’était tout l’être humain qui était déguisé avec agressivité. Le moindre de ses actes était préparé et inattendu ; ses discours étaient graves ; ses phrases chargées de sous-entendus menaçants, et compliquées comme des arabesques. Le respect qu’on lui témoignait s’accompagnait de solennité, celle-là même que l’Occident irrévérencieux n’accorde qu’aux monarques de scène, et il acceptait cet hommage profond avec un air de dignité soutenue que l’on ne voit jamais ailleurs que derrière les feux des rampes de théâtre et dans la fausseté que condense quelque situation dont le tragique est grossier. Il était presque impossible alors de se rappeler qui il était vraiment : rien d’autre qu’un chefaillon d’un recoin convenablement oublié de Mindanao, où nous pouvions, dans une relative sécurité, enfreindre la loi contre le trafic des armes et des munitions auprès des indigènes. Ce qui pouvait advenir si l’une des canonnières espagnoles à bout de souffle s’était soudainement galvanisée au point de revenir à la vie et de passer à l’action ne nous troublait guère une fois mouillé dans cette baie, c’est dire à quel point celle-ci paraissait hors d’atteindre de tout ce qui au monde pouvait perturber notre activité, et du reste, à cette époque, nous étions suffisamment imaginatifs pour considérer avec une sorte d’équanimité joyeuse tout risque de se retrouver tranquillement pendus quelque part à l’écart des voies qu’empruntent les remontrances diplomatiques. Quant à Karain, rien ne pouvait lui arriver si ce n’est ce qui arrive à tous : l’échec et la mort ; mais la qualité particulière du personnage était de paraître habillé de l’illusion de la réussite inévitable. Il semblait trop effectif, trop nécessaire en ce lieu, réalisant trop pleinement la condition indispensable à l’existence de sa terre et de son peuple, pour être détruit par quoi que ce soit si ce n’est un tremblement de terre. Il résumait sa race, son pays, la force élémentaire de la vie ardente, de la nature tropicale. De cette dernière il paraissait avoir emprunté la force luxuriante, son pouvoir de fascination et, comme elle, il portait en lui les graines du péril.

(à suivre)

[à ma modeste échelle, plongé ainsi dans cette prose remontée du fond du XIXe siècle pour aborder celui où fut créée la psychanalyse, je comprends le plaisir qu'à pu éprouver, par exemple, Baudelaire à traduire les Aventures d'Arthur Gordon Pym d'E. A. Poe, et le désir de traduction qui anima son ouvrage. On verra plus loin pourquoi ce texte de Conrad appelle le freudisme -- le personnage de Karain et son insondable vide, ou trop plein, s'agissant de son refoulé, donnent leur mesure commune (le vide comme le personnage) dans l'apparat fantastique mis en scène pour masquer et le vide et l'homme. C'est un des paradoxes récurrents chez cet auteur : l'homme vide et faux apparaît consubstantiel et indispensable à sa terre -- la terre ment et ne fait que ça ; la mer, elle, est plus ambigüe. On peut supputer qu'elle n'a pas le temps de mentir]

{question de langue : un kador de la grammaire peut-il me dire s'il mettrait un "s" à "mouillé" dans "Ce qui pouvait advenir si l’une des canonnières espagnoles à bout de souffle s’était soudainement galvanisée au point de revenir à la vie et de passer à l’action ne nous troublait guère une fois mouillé dans cette baie". Personnellement je fais la différence entre "être mouillé", qui prendrait l'"s" mais qui n'est pas le même verbe que "avoir mouillé", pour un vaisseau au mouillage, verbe qui, intransitif et conjugué avec l'auxiliaire avoir, devrait ici être invariable, ai-je conjecturé. Toute critique argumentée de ce choix serait bienvenue}
Au fil de nos nombreuses visites successives, l’aspect de cet amphithéâtre nous devint bien connu : l’hémicycle des montagnes violacées, les arbres minces penchés au-dessus des maisons, les sables jaunes, les coulées de verdure sur les pentes ravinées. Tout ceci présentait un mélange de couleurs crues, et l’adéquation de ce décor, elle-même presque excessive, conférait à l’ensemble l’immobilité suspecte d’une toile de scène peinte, qui enfermait si parfaitement le jeu d’acteur accompli de notre hôte dans ses simulacres étonnants que le reste du monde semblait à tout jamais évincé de cet opulent spectacle. Hors de ce lieu, rien ne pouvait exister. C’était comme si la terre avait continué ses girations en laissant seule dans l’espace cette miette de sa surface. L’homme semblait être coupé de tout hormis la lumière du soleil, et même celle-ci paraissait avoir été produite pour lui seul. On lui demanda un jour ce qu’il y avait de l’autre côté des montagnes. « Des amis et des ennemis -- de nombreux ennemis ; sinon pourquoi vous achèterais-je des fusils et de la poudre ? » Il était toujours ainsi : trouvant le mot juste dans son rôle, s’appliquant à le tenir dans la fidélité aux mystères et aux certitudes de ce qui l’entourait. « Amis et ennemis », rien d’autre. Voilà qui était impalpable et vaste. La terre s’était bien soustraite au-dessous du pays sien, et lui, et sa poignée d’hommes, se tenaient entourés d’un tumulte aussi silencieux que peut l’être la rivalité des ombres. Et il est bien vrai qu’aucun bruit ne parvenait de l’extérieur. « Amis et ennemis ! » et il aurait pu ajouter « et souvenirs », du moins en ce qui le concernait personnellement, mais il négligea alors de préciser cela. Et cette précision devait venir d’elle-même plus tard ; mais elle le fit après la représentation quotidienne, en coulisses pourrait-on dire, une fois éteintes les lumières de la rampe. En attendant il emplissait la scène de dignité barbare. Une dizaine d’années auparavant, il avait conduit son peuple – un ramassis de Bugis errants (*) dans la conquête de cette baie et à présent placés sous ses augustes soins ils avaient tout oublié du passé, et perdu tout souci du futur. Il leur dispensait sagesse, conseils, récompenses et châtiments, vie ou mort, avec une même sérénité dans l’attitude et dans la voix. Il connaissait l’irrigation et l’art de la guerre, les qualités des armes et l’art de construire les vaisseaux. Mieux qu’aucun des siens, il savait dissimuler ce qu’il portait dans le cœur, se montrer endurant, nager longtemps, piloter une pirogue ; il tirait au fusil plus droit qu’aucun homme de sa race qu’il me fut donné de connaître, et plus tortueusement que quiconque savait négocier une affaire. C’était un aventurier des mers, un paria et un chef – et mon très bon ami. Je lui souhaite de recevoir la mort en un éclair dans un combat livré debout, une mort en plein soleil. Jour après jour il paraissait devant nous, incomparablement fidèle aux illusions de la scène, et au coucher du soleil la nuit descendait sur lui avec précipitation, comme la tombée d’un rideau de théâtre. Les montagnes qui paraissaient cousues ensemble par leurs ravins devenaient de hautes ombres noires se découpant comme tours en contrepoint du ciel clair ; au-dessus de leurs sommets la confusion étincelante des étoiles ressemblait à un fol remous qu’un geste eût immobilisé (**); tous sons cessaient alors, les hommes s’endormaient, les formes s’évanouissaient, ne laissant demeurer pour seule réalité que celle de l’univers, chose émerveillante composée de ténèbres et de lueurs.


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* Musulmans, les Bugis reconnaissent qu'il n'y a qu'un seul Dieu, qu'ils nomment Puang Allataala ou Dewata Seuwae. Aux côtés de Dieu, les Bugis croient qu'il y a toutes sortes d'autres esprits ou dewata (mot d'origine sanscrite qui signifie "divinité") auxquels il faut rendre hommage afin qu'ils veuillent bien intercéder pour les hommes auprès de l'être suprême -- [fr.wikipedia.org]

** Le tableau de Van Gogh La Nuit étoilée avait été peint dix ans avant cette nouvelle de 1897. On pourrait le croire évoqué ici (the glittering confusion of stars resembled a mad turmoil stilled by a gesture)

II
Mais c’est la nuit qu’il s'ouvrait à nous, oublieux des exigences de la scène où il se tenait le jour, quand devaient se traiter les affaires d’Etat. Il y eut d’abord entre lui et moi la splendeur sienne, mes soupçons inavouables, et le grandiose panorama qui faisait intrusion dans le réel de nos vies de toute sa fantasmagorie de formes et de couleurs figées. Ses hommes se massaient autour de lui ; au-dessus de sa tête les lames larges de leurs lances formaient un halo hérissé de pointes de fer, et ils dressaient entre lui et l’humanité une haie de soies chatoyantes, d’armes rutilantes, bruissante de voix respectueuses et empressées. Avant le coucher du soleil, il prenait congé avec cérémonie, pour s’en aller s’asseoir sous une ombrelle rouge, dans une embarcation escortée d’une dizaine d’autres. Toutes les rames captaient alors d’un même mouvement l’éclat du couchant avant de heurter le flot à l’unisson dans de majestueuses gerbes, en produisant des coups sonores qui se répercutaient bruyamment dans la monumentale enceinte des monts. Un large train d’écume filait derrière la flottille. Les pirogues paraissaient très noires sur le chuintement blanc du flot qu'elles agitaient ; les têtes enturbannées oscillaient d’avant en arrière ; une multitude de bras incarnats et jaunes se levaient et retombaient ensemble ; les lanciers debout sur l’avant des pirogues portaient des sarongs aux couleurs variées et montraient des épaules luisantes comme celles de statues de bronze, les strophes ahanées des pagayeurs s’achevaient périodiquement dans un cri plaintif. Leur ensemble diminuait de taille dans le lointain, avant que leur chant ne cesse tout à fait ; ils envahissaient la plage prise dans les longues ombres des monts du couchant. Le soleil s’attardant sur les crêtes violacées, nous l’apercevions conduisant sa troupe vers l’enclos fortifié, silhouette massive, à présent décoiffée, marchant loin devant un cortège effiloché, et agitant dans un mouvement régulier un bâton d’ébène plus grand que lui. Les ténèbres s’épaississaient rapidement, on allumait des torches, qui brillaient comme il fallait avant de circuler derrière les massifs de végétation ; un ou deux longs appels traînant se faisaient entendre dans le silence du soir, et enfin la nuit étendait son voile fin et doux sur la grève, sur les lumières et sur les voix.

C’est alors que nous apprêtant à trouver le repos les vigies de notre goélette hélaient l’avancée de pagayeurs dans les ténèbres constellées de la baie ; une voix répondait dans des tons prudents et notre serang (*), passant la tête par le lanternon, nous informaient sans nous surprendre : « Ce Rajah, lui vient. Lui ici maintenant ». Et Karain apparaissait sans bruit à la porte de la petite cabine. Il était alors la simplicité même ; tout de blanc vêtu ; la tête protégée d’un turban et portant pour toute arme, un kriss (**) au manche des plus simples, en corne de buffle, qu’il dissimulait poliment dans un pli de son sarong avant de franchir le seuil de la cabine.



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(*) Serang : maître de quart asiatique dans un équipage de lascars. Attention à ce terme, lascar, qui derive de l’arabe al-askar, signifant garde ou soldat et qui désigne un marin ou un milicien d'Asie du Sud, du monde arabe ou de tous autres territoires situés à l'est du Cap de Bonne espérance, les lascars ayant été employés sur des navires européens du 16ème siècle au milieu 20ème (soit toute la période de la domination incontestable de l'Occident sur le monde) : The word (also spelled lashkar, laskar) derives from al-askar, the Arabic word for a guard or soldier. The Portuguese adapted this term to "lascarim", meaning an Asian militiamen or seamen, specifically from any area East of the Cape of Good Hope. This means that Indian, Malay, Chinese and Japanese crewmen were covered by the Portuguese definition. The British of the East India Company initially described Indian lascars as 'Black Portuguese' or 'Topazes', but later adopted the Portuguese name, calling them 'Lascar'. Lascars served on British ships under "lascar agreements." These agreements allowed ship owners more control than was the case in ordinary articles of agreement. The sailors could be transferred from one ship to another and retained in service for up to three years at one time. The name Lascar was also used to refer to Indian servants, typically engaged by British military officers. -- Wikipédia)

(**) Kriss : dague d’apparat portée à la ceinture par les nobles malais.

Le visage du vieux porteur de sabre, ce visage usé et en deuil, si couvert de rides qu’il semblait regarder à travers les mailles d’une fine résille noire, se montrait à proximité, au-dessus de ses épaules. Jamais Karain ne se déplaçait sans cet accompagnateur qui se tenait debout ou accroupi dans son dos. Il détestait avoir un espace libre derrière lui. Et c’était là plus qu’une détestation : cela ressemblait à de la peur, à une préoccupation nerveuse de ce qui se passait là qu’il ne pouvait voir. Cette manie, au vu de la loyauté aussi évidente que farouche des éléments qui l’entouraient, était inexplicable. Il était là, seul au milieu du cercle dévoué de ses hommes ; il était à l’abri de toute embuscade qu’on eût pu lui tendre dans les parages, protégé aussi de toutes ambitions qu’eussent pu concevoir des frères jaloux ; et pour autant, plus d’un de nos visiteurs nous assurèrent que leur chef ne supportait pas de se trouver seul. Ils affirmaient que « même quand il se restaure, même dans son sommeil, il lui faut quelqu’un qui veille sur lui, quelqu’un de fort et d’armé ». Et en effet il y avait toujours quelqu’un près de lui, bien que nos informants n’eussent aucune idée particulière de la force et des armes de ce gardien-là, lesquelles étaient à la fois obscures et terribles, ce que nous apprîmes, mais plus tard, quand toute l’histoire nous fut dévoilée. Pour l’heure, nous remarquions que, jusque dans les entretiens les plus importants, il arrivait que Karain sursautât et, interrompant son discours, lançât un bras vers l’arrière dans une volte-face soudaine, afin de s’assurer que le vieillard était bien là. Le vieillard, impénétrable et las, était toujours là. Il partageait sa nourriture, son repos, et ses pensées ; il connaissait ses plans, gardait ses secrets ; et, impassible en arrière-plan de l’agitation de son maître, sans broncher le moins du monde, murmurait au-dessus de sa tête sur un ton apaisant quelques paroles difficiles à saisir.

Ce n’est qu’à bord de la goélette, lorsque entouré de visages de blancs, et voyant et entendant des choses qui ne lui étaient pas familières, que Karain semblait oublier l’étrange obsession qui serpentait comme un fil noir dans les opulentes pompes de sa vie publique. Dans ces soirées, nous le traitions sans façons particulières, avec une liberté de ton qui ne se connaissait d’autre interdit que celui de lui donner des claques amicales dans le dos, car il est des privautés dont il faut se garder avec un Malais. Il affirmait que ces occasions n’étaient autres que celles de « visites privées effectuées par un gentleman rencontrant d’autres gentlemen », qu’il supposait aussi bien-nés que lui-même. Je crois pouvoir dire que jusqu’au bout il a cru que nous étions des émissaires d’un gouvernement, les hauts fonctionnaires d’une noire machination qui, commis par un Etat, poursuivaient quelque but occulte en usant du prétexte d’un trafic d’armes. Nos dénégations et protestations à ce sujet restèrent vaines. Il y répondait par des sourires d’une politesse discrète, et demandait des nouvelles de la Reine. Lors de toutes ses visites il commençait par s’enquérir de la souveraine. Il se montrait insatiable de détails ; il était fasciné par celle qui portait un sceptre dont l’ombre, s’étendant de l’occident sur la terre et sur les mers, filait très loin au-delà de l’empan de sa main où il tenait le sol qu’il avait conquis. Il multipliait les questions ; il n’avait jamais assez d’apprendre sur cette monarque dont il parlait avec émerveillement et un respect tout chevaleresque – sur un ton où se mêlait l’affection et l’effroi ! Par la suite, lorsque nous apprîmes qu’il était le fils d’une reine qui, de nombreuses années auparavant, avait régné sur un petit État bugis, nous suspectâmes que le souvenir de sa mère (qu’il évoquait avec enthousiasme) se mélangeât en quelque façon dans son esprit avec l’image qu’il essayait de former en lui de notre Reine lointaine, qu’il appelait grande, invincible, pieuse et fortunée. Nous dûmes bientôt inventer des détails afin de satisfaire sa gourmande curiosité ; et notre loyauté doit être pardonnée, car nous essayâmes de les rendre conformes à l’idéal, auguste et resplendissant, qu’incarnait selon lui la souveraine. Nous parlions. La nuit s’écoulait ainsi, elle glissait sur nous et la goélette immobile, sur la terre endormie, et sur la mer qui ne dort jamais, faisant retenir son tonnerre sur les récifs extérieurs de la baie. Ses rameurs, deux hommes dignes de confiance, dormaient dans le canot au pied de notre échelle d’abordage. Quant au vieux confident, libéré de ses obligations, il somnolait accroupi sur les talons, le dos appuyé à la porte du tambour latéral, et Karain était confortablement installé dans le fauteuil de bois du navire, sous les légères oscillations de la lampe de la cabine, un cheroot se consumant entre ses doigts bruns, un verre de limonade devant soi. Il s’amusait des bulles du breuvage, mais après une ou deux gorgées, laissait le gaz se dissiper et d’un signe courtois de la main, demandait une nouvelle bouteille. Il en décimait ainsi notre maigre stock ; mais nous ne lui en voulions pas, car, quand il était lancé, il montrait qu’il avait de la conversation. Il avait dû être un grand dandy bugis en son temps, car même alors (et quand nous le fréquentions il n’était plus jeune) sa splendeur était nette et sans tache ; sa chevelure était teinte en châtain. La paisible dignité de ses manières transformait le rouf mal éclairé de la goélette en une grande salle des audiences. Il parlait de la politique interinsulaire avec une ruse ironique et mélancolique. Il avait beaucoup voyagé, avait pas mal souffert, il avait intrigué, il avait combattu. Il connaissait les cours indigènes, les établissements de population européenne, les forêts, la mer, et, comme il le disait lui-même, il s’était en son temps entretenu avec nombre grands hommes. Il aimait me parler parce que j’en avais connu certains : il semblait penser que je pouvais le comprendre, et montrant sur ce point une belle assurance, avait bâti l’hypothèse que moi, au moins, je saurais reconnaître à quel point lui-même m’était supérieur. Mais son sujet de conservation préféré était son pays natal : un petit État bugis situé sur l’île des Célèbes. Comme je m’y étais rendu il y avait quelques temps déjà, il me pressait de questions pour avoir des nouvelles du pays. Quand des noms de personnes surgissaient dans la conversation, il commentait : « nous jouions à qui nagera le plus vite, lui et moi, quand nous étions garçons » ; ou « nous chassions le cerf ensemble – il savait manier la lance aussi bien que moi ». De temps en temps, ses grands yeux rêveurs roulaient avec agitation ; il fronçait les sourcils ou souriait, ou devenait pensif, et, fixant un point dans le silence, hochait la tête légèrement un court instant, comme en un signe adressé à quelque vision regrettée du passé.


(à suivre)

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Les Célèbes (aujourd'hui Sulawesi) où se trouvait alors Makassar, vous savez, le Makassar de "Toi qui pâlis au nom de Makassar" (à moins que ce ne soit Vancouver, peu importe, l'effet est le même) :

[fr.wikipedia.org]
Sa mère avait dirigé un petit Etat semi-indépendant sur le littoral de la péninsule du golfe de Boni (*). Il parlait d’elle avec fierté. Elle avait été femme résolue tant dans les affaires de l’Etat que dans les affaires de cœur la concernant. Après la mort de son premier mari, nullement perturbée par l’opposition turbulente de ses chefs, elle épousa un riche marchand, un homme de Korinchi (**) n’appartenant à aucune famille. Karain était le fils né de ce second mariage, mais cette ascendance malheureuse n’avait apparemment rien à voir avec son exil. Il ne dit rien des causes de ce dernier, même s’il laissa une fois échapper dans un soupir « Ah ! mon pays ne ressentira plus jamais le poids de mon corps sur son sol ». Mais il relatait volontiers l’histoire de ses errances, et nous raconta exhaustivement la conquête de la baie. Faisant allusion aux populations se trouvant par-delà les monts, il confia dans un murmure, s’accompagnant d’un mouvement de main désinvolte, « ils ont franchi les montagnes une fois pour venir ici nous affronter, mais ceux qui ont pu en réchapper ne sont plus revenus. » S’abandonnant à ce souvenir, il s’interrompit brièvement, sourit à ses pensées : « très peu purent se sauver », ajouta-t-il, fier et serein. Il chérissait les souvenirs de ses victoires ; montrait un goût exultant et empressé pour l’action ; dans ces moments de la conversation, il était guerrier, chevaleresque et édifiant. Il n’y avait rien d’étonnant à ce que son peuple l’admirât. Nous le vîmes une fois allant dans la lumière du jour parmi les maisons du village. Sur le seuil des paillotes, des groupes de femmes le suivaient pour mieux le voir, babillant doucement, les yeux brillants ; des hommes en armes se tenaient debout à distance de ses pas, droits et soumis ; d’autres s’approchaient par les côtés, courbant l’échine pour s’adresser à lui avec humilité ; une vieille tendait vers lui un bras maigre drapé de hardes : « Bénie soit ta tête ! » s’écria-t-elle depuis l’entrée sombre d’une habitation ; un homme à l’œil farouche au-dessus de la clôture basse d’un carré de bananiers plantains, montrant un visage ruisselant et une poitrine nue marquée de deux cicatrices, se prit à lui hurler à en perdre le souffle : « Que Dieu donne la victoire à notre maître ! ». Karain marchait vite, à grandes enjambées fermes ; il répondait aux saluts à droite et à gauche par des regards rapides et perçants. Les enfants accouraient d’entre les maisons pour le précéder ou épier peureusement aux coins des murs ; les garçons l’accompagnaient dans son périple, lui faisaient cortège en se glissant entre les massifs de broussailles : leurs yeux brillaient dans les sombres frondaisons. Le vieux porteur de sabre, le grand fourreau d’argent attaché à son dos, hâtait le pas sur les talons de son maître, la tête fléchie, le regard vers le sol. Et au cœur de cette grande agitation, tous deux allaient, prompts et absorbés, comme deux hommes se dépêchant au travers d’une grande solitude.

(à suivre)

(*) Le golfe de Boni : les Célèbes sont une île immense en forme d'araignée. Ce golfe, dans le sud de l'île sépare deux grandes pattes de l'araignée. Cet Etat bugis a existé. Les Bugis ne se convertirent à l'islam que tardivement, après l'arrivée des Hollandais. Ce fait est important pour éclairer ce récit de Conrad. Cette islamisation n'a donc pas été le fruit d'une conquête militaire de l'islam dans cette partie de l'Archipel mais un choix politique de résistance aux pressions hollandaises de la part des élites locales : les premières expéditions hollandaises aux Célèbes datent de 1603, et l'élite bugis se convertit à l'islam entre 1604 et 1611. Il s'agit d'un "réflexe" classique de populations menacées qui embrassent une religion autre que celle de leurs conquérants dans le but de contrecarrer leurs menées. Même phénomène face à l'islam de conquête dans cet archipel où l'on voit les communautés chinoises embrasser le christianisme (protestantisme) par résistance et désir identitaire d'affirmer sa singularité.

(**) Korinchi : vallée dans l’ouest de Sumatra, explorée pour la première fois en 1800 par Charles Campbell.

Dans la salle sans mur de son conseil il était entouré par la gravité des chefs en armes, cependant que deux longs rangs de vénérables habillés de cotonnades se tenaient assis sur leurs talons, leur bras inoccupés posés en équilibre sur leurs genoux. Sous le toit de chaume supporté par des trumeaux aux surfaces lisses, dont chacun avait coûté la vie à un jeune palmier à tige fine, la senteur embaumante des haies en fleurs se diffusait par effluves, chaudes et intermittentes. Le soleil déclinait. Dans la cour ouverte les porteurs de suppliques qui en avaient franchi le seuil levaient au-dessus de leur tête penchée leurs moins jointes, alors qu’ils se trouvaient encore à une certaine distance, en se courbant profondément dans l’espace ensoleillé. Les jeunes filles, porteuses de gerbes de fleurs dans leur giron, se tenaient assises sous un grand arbre à vastes rameaux. Le filet de fumée bleue d’un feu de bois se dissipait en brume fine au-dessus des toits à forte pente, couvrant des habitations dont les murs extérieurs en roseaux tissés brillaient au soleil, et elle baignait les piliers de bois grossièrement équarris qui soutenaient les avant-toits incurvés. Il dispensait la justice dans la pénombre ; installé dans un siège surélevé il émettait ordres, conseils, remontrances. De temps à autre, le grondement sourd des approbations grossissait, et des porteurs de lance inoccupés, se tenant négligemment appuyés à un poteau en regardant les filles, tournaient alors la tête lentement. A aucun autre homme il n’avait été donné l’abri que procurent à ce degré le respect, la confiance et l’admiration mêlée d’effroi. Et pourtant, de temps à autre, on le voyait se pencher en avant pour paraître tendre l’oreille à l’écho lointain d’une note de discorde, comme s’il s’attendait à percevoir le son d’une voix faible, le bruit d’un pas léger ; il lui arrivait encore de se lever à demi de son siège, comme si une main l’avait familièrement touché à l’épaule. Il jetait en arrière un regard chargé d’appréhension ; son vieux compagnon alors lui chuchotait à l’oreille quelque parole inaudible ; les chefs détournaient le regard en silence, car le vieux sorcier, l’homme qui pouvait commander aux fantômes et diriger les esprits malins contre les ennemis, parlait à voix basse à leur maître. Dans la quiétude de ce lieu ouvert, les arbres bruissaient faiblement, les rires doux des jeunes filles jouant avec les fleurs s'élevaient en des éclats nets, des retentissements de joie. Au bout des lances et des piques dressées, les longues touffes de crin teintes en rouge flottaient comme de la gaze dans les sautes de vent ; et par-delà le brasier floral des haies le ru aux eaux limpides et précipitées se faufilait, invisible et bruyant sous le tapis des hautes herbes couchées de ses berges, produisant un grand murmure, aimable et passionné.

(à suivre)

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Cette traduction est une occasion de "mouiller la chemise neuronale" comme on en fait peu. J'ai évoqué Hugo (celui des Travailleurs de la Mer) dans l'introduction supra à propos de la prose conradienne, ce qui est incontestablement le cas de Typhoon, par exemple, mentionné ici par P.J. Comolli, mais dans cette nouvelle, Conrad serait plutôt Flaubert, le Flaubert de Salambô, m'avisè-je à présent que nous entamons le deuxième tier de la nouvelle, où la problématique du récit se noue (enfin !). La traduction de ce type de pic littéraire qu'est une nouvelle conradienne est pour moi un exercice de maintien et de rafraîchissement de notre langue, le français. Autant dire de rafraîchissement de tout notre être, une figure de yoga, un parcours en montagne de trois journées d'où l'on rentre émerveillé et léger.
Après le coucher du soleil, loin dans les champs et de l’autre côté de la baie, on voyait brûler des torches en grappes sous les hautes toitures qui abritaient le conseil. Des flammes rouges à l’épaisse fumée oscillaient au bout de longues perches, et des lueurs d’incendie clignotaient sur les visages, se fixaient sur les troncs lisses des palmiers, allumaient de vives étincelles sur les disques de métal des plats disposés sur des supports au-dessus de nattes minces. Cet obscur aventurier festoyait comme un roi. De petits groupes d’hommes se tenaient en cercles, allongés autour de services en bois ; des mains brunes survolaient les monticules neigeux du riz qui y était servi. Il se tenait assis sur une couche d’aspect sommaire à l’écart de tous, s’appuyant sur un coude, la tête inclinée ; près de lui un jeune improvisait sur une haute tonalité un chant qui célébrait sa valeur et sa sagesse. Le chanteur se balançait deci-delà, roulant des yeux fous ; des vieilles s’affairaient en transportant des mets, et les hommes, accroupis ou à même le sol, levaient la tête pour écouter gravement sans cesser de manger. Ce chant de triomphe vibrait dans la nuit, et les stances en roulaient, chagrines et enflammées, comme les pensées d’un ermite. D’un signe, il intima le silence au chanteur. « Suffit ! » Une chouette hulula dans le lointain, exultant du plaisir de se trouver dans les ténèbres profondes de denses frondaisons ; au-dessus des têtes un lézard courut dans le chaume d’attap (*), en poussant de petits cris ; un bruissement se fit entendre dans les feuilles sèches du toit ; la rumeur des voix mêlées enfla tout à coup. Après un coup d’œil jeté alentour avec effarement, comme un homme prenant abruptement conscience d’un danger, il se jetait en arrière, et sous l’œil surplombant du vieux sorcier, reprenait, les yeux grand ouverts, le fil ténu de sa rêverie. Tous contemplaient ses variations d’humeur ; la rumeur grossie de propos animés s’estompait alors et mourait comme une vague sur la pente douce d’une plage. Le chef est pensif. Et au-dessus des voix étouffées qui propagent leurs chuchotements, seuls émergeaient un cliquetis d’armes entrechoquées, ou une parole jetée avec force, distincte et isolée, ou le son métallique et grave d’un grand plateau de laiton.

III

Pendant deux ans, nous lui rendîmes visite à intervalles réguliers. Nous finîmes par le tenir en affection, par lui accorder notre confiance, et presque lui vouer une admiration. Il complotait et se livrait avec patience à des préparatifs de guerre ; il nourrissait des visions anticipatrices – et montrait un dévouement à ses fins et une constance à les poursuivre dont je l’aurais cru racialement incapable. Il semblait ne rien craindre de l’avenir, et ses plans étaient calculés avec une sagacité qui n’était limitée que par sa profonde ignorance du reste du monde. Nous essayâmes de l’éclairer, mais nos tentatives en ce sens, et nos efforts pour lui faire mesurer la nature irrésistible des forces qu’il désirait stopper, échouèrent à freiner son ardeur à leur porter des coups au nom de ses idées primitives. Il ne nous comprenait pas, et nous répliquait par des arguments dont la ruse puérile nous portait presque au désespoir. Il devenait absurde et lui répondre était impossible. Parfois il se montrait habité d’une fureur sombre et incandescente, et d’un désir de violence concentré, ce qui est dangereux chez un indigène. Il délirait comme un possédé. Une fois, après lui avoir parlé dans son campong (**), il se leva d’un bon. Un grand feu clair brasillait dans le bosquet ; lueurs et ombres portées dansaient ensemble entre les fûts ; dans la nuit calme les chauve-souris au vol furtif entraient et sortaient des ramées comme des flocons virevoltant, dont la matière n’eût été autre la noirceur même, d’un degré plus dense que les ténèbres du sous-bois. Il s’empara du sabre des mains du vieillard, le fit glisser hors du fourreau dans un sifflement métallique, et en planta la pointe dans la terre. Sur la fin lame verticale ainsi mise au clair la garde d’argent oscilla devant lui comme une créature vivante. Il fit un pas en arrière, et dans une voix d’outre-tombe fit à la lame vibrante cette déclaration féroce : « S’il y a de la vertu dans le feu, dans le fer, dans la main qui t’a forgée, dans les paroles prononcées sur toi, dans le désir de mon cœur, et dans la sagesse de ceux qui t’ont forgée, nous serons victorieux ensemble ! ». Il retira la lame, en contempla le fil. « Prend ! » lança-t-il par-dessus son épaule au vieux porteur de sabre. L’autre, sans quitter sa position accroupie, assis sur ses jarrets, essuya la pointe de l’arme d’un coin de son sarong, et renfila la lame dans son fourreau, et, toujours assis, lui apporta des soins dans son giron sans lever les yeux une seule fois. Karain, ayant soudainement retrouvé tout son calme, se rassit avec dignité. Nous cessâmes nos remontrances envers lui, et le laissâmes aller son chemin vers un honorable désastre. Tout ce que nous pouvions faire pour lui était de veiller à ce que sa poudre soit de bonne qualité pour l’argent qu’il versait, et ses fusils, quoiqu’anciens, en état de tirer.

Mais le jeu finissait par devenir trop risqué ; et si nous, qui avions assez souvent été confronté au danger, n’y prêtions pas cas autre mesure, il fut décidé pour nous, par quelques gens fort respectables assis en toute sécurité dans leurs maisons de comptabilité, que les risques étaient trop grands, et que l’on ne pourrait effectuer encore qu’un seul et dernier voyage. Après avoir donné, comme d’habitude, de nombreuses indications trompeuses sur notre destination, nous nous dérobâmes, et après une traversée très rapide, pénétrions de nouveau dans cette baie. C’était très tôt le matin, et avant même que d’avoir jeté l’ancre de notre goélette, nous nous trouvâmes entourés de bateaux.

La première nouvelle qui nous parvint fut que le mystérieux porteur de sabre de Karain était mort quelques jours auparavant. Nous n’attachâmes pas grande importance à l’événement. Il était certes difficile d’imaginer Karain sans son inséparable accompagnateur ; mais l’homme était âgé, il ne nous avait jamais adressé la parole, nous n’avions guère entendu le son de sa voix ; et nous en étions venus à le considérer comme un être inanimé, un élément de l’apparat d’Etat dont s’entourait notre ami, comme pouvait l’être le sabre qu’il avait porté, ou l’ombrelle rouge à franges mise en évidence dans les processions officielles. Karain ne nous rendit point visite dans l’après-midi comme il en avait coutume. Un message de bienvenu et un présent de fruits et de légumes nous furent dépêchés avant le coucher du soleil. Notre ami nous réglait ses achats comme un banquier, mais nous traitait en prince. Nous attendîmes son apparition jusqu’à minuit. Sous le grand auvent de toile de l’arrière, Jackson, à la grande barbe, faisait sonner une vieille guitare et chantonnait, dans un exécrable accent, des rengaines d’amour espagnoles, tandis que le jeune Hollis et moi-même, étalés sur le pont, enchaînions les parties d’échec à la lumière d’une lanterne de soute. Karain ne venait pas. Le lendemain, nous nous affairions au débarquement des marchandises quand nous apprîmes que le Rajah était souffrant. L’invitation attendue d’une visite à terre ne venait point. Nous adressâmes des messages d’amitié mais, craignant de gêner de manière intrusive quelque conseil secret, nous restâmes à bord. Dans la matinée du troisième jour, nous avions achevé de débarquer la poudre et les fusils, et un aussi un canon de bronze six-pounder (***) avec son affût-traineau, pour l’achat duquel nous nous étions cotisés afin de l’offrir à notre ami. L’après-midi était maussade. Des nuées noires aux contours déchirés au-dessus des monts épiaient les contrebas, et d’invisibles orages électriques tournaient alentour, grondant comme des fauves. Nous entamèrent les préparatifs de l’appareillage, ayant l’intention de partir le lendemain matin aux premières lueurs du jour. Toute la journée un soleil sans pitié darda sur la baie, féroce et pâle, brasillant comme chauffé à blanc. Rien de bronchait à terre. La plage était déserte, les villages semblaient abandonnés ; les arbres dans le lointain demeuraient dressés sans bouger, en bouquets immobiles, comme peints ; la fumée blanche de quelque feu de brousse invisible s’étalait dans les bas-fonds et sur la grève de la baie comme une nappe de brouillard qui ne se lèverait point. Plus avant dans la journée, trois des chefs de Karain, vêtus de leurs plus beaux atours, et armés jusqu’aux dents, apparurent dans une pirogue, apportant une caisse de dollars. Leur expression était sombre et parurent languides ; ils nous dirent qu’ils n’avaient pas vu leur rajah depuis cinq jours. Personne ne l’avait vu ! Nous dressâmes et réglèrent les comptes, et après s’être serré la main tour à tour, et dans un silence profond, ils descendirent les uns après les autres dans leur embarcation pour être acheminés à terre par leurs rameurs. Nous les vîmes s’éloigner, serrés dans la pirogue, attifés de couleurs vives, et tête basse ; les broderies dorées de leurs vestes jetaient des feux éblouissants au fur et à mesure qu’ils glissaient sur la surface lisse des eaux, et pas un d’eux ne jeta un regard vers l’arrière. Avant le coucher du soleil les nuées grondantes basculèrent au-dessus des crêtes et s’effondrèrent sur les pentes intérieures des monts. Tout disparut ; de noires vapeurs tourbillonnantes emplirent la baie, et parmi elles, la goélette fut jetée deci-delà dans les bourrasques tournantes. Un coup de tonnerre unique retentit dans le creux avec une violence qui parut pouvoir faire éclater en petits morceaux le cirque des monts, et un déluge chaud descendit sur nous. Le vent faiblit et cessa. Nous suffoquions dans la cabine fermée, nos visages étaient ruisselants ; la baie au-dehors paraissait bouillonner par les bruissements de sa surface ; l’eau s’y abattait en traits perpendiculaires lourds comme le plomb. Notre lampe épuisait son huile. Hollis, torse nu, était étalé de tout son long sur les placards, les yeux fermés et ne bougeait pas, comme un cadavre dépouillé ; à sa tête Jackson faisait doucement sonner les cordes de la guitare, et soupirait une oraison mélancolique où il était question d’amour sans espoirs et d’yeux comme les étoiles. Se fit alors entendre dans le bruit de la pluie des éclats de voix, des sursauts de surprise sur le pont, des pas précipités au-dessus de nos têtes, et tout à coup, Karain apparut dans l’entrée de la cabine. Sa poitrine dénudée et son visage luisant dans la lumière ; son sarong trempé, collé à ses cuisses ; il tenait de la main gauche son kriss dans un fourreau ; et des mèches de cheveux mouillés, s’échappant de dessous son foulard rouge, lui barraient les yeux et s’attachaient à ses joues. Il pénétra dans la pièce d’une longue enjambée, en regardant par-dessus son épaule comme un homme poursuivi. Hollis se tourna aussitôt et ouvrit les yeux. Jackson referma d’un coup sa grande main sur les cordes dont les vibrations se turent aussitôt. Je me redressai.

« Nous n’avons pas entendu votre bateau se faire annoncer », m’exclamè-je.

« Bateau ! Cet homme est venu à la nage », articula Hollis depuis les placards. « Regardez-le donc ! »

Karain respirait péniblement, lançait des regards éperdus, tandis que nous le considérions en silence. Il s’égouttait devant nous, une flaque sombre se formait à ses pieds, et filant dans des méandres sur tout le sol de la cabine. Nous entendîmes la voix de Jackson, qui était sortis éloigner nos matelots malais du tambour d’entrée de la cabine ; il proférait des jurons menaçants dans le tintamarre de la pluie, et il y avait un grand remue-ménage sur le pont. Les veilleurs, rendus fous de terreur pour avoir entrevu une silhouette, ou une ombre, bondissant par-dessus le bastingage, hors de la nuit elle-même, eût-on pu dire, avait alarmé tout l’équipage.

Puis Jackson, des gouttes d’eau brillantes dans la chevelure et la barbe, revint l’air contrarié, et Hollis qui, étant le plus jeune d’entre nous, prenait des airs de supériorité indolente, déclara dans broncher, « qu’on lui donne un sarong sec … donnez-lui le mien !, il est accroché dans la salle de bains. » Karain déposé le kriss sur la table, la garde vers l’intérieur, et murmura quelques mots d’une voix étranglée.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Hollis qui n’avait pas entendu.
« Il présente ses excuses d’être venu une arme à la main », répondis-je étourdi.
« Mendiant cérémonieux. Dis-lui que nous pardonnons à un ami… par une nuit pareille », enchaîna Hollis avec flegme. « Alors qu’est-ce qui se passe ? »

Karain enfila le sarong sec en y glissant d’abord la tête, fit tomber le sarong mouillé à ses pieds et s’en dégagea d’un pas. Je désignai de la main le fauteuil de bois, son fauteuil. Il s’assit très droit, fit « Ha ! » d’une voix forte ; une sorte de frisson secoua son grand corps. Il jeta un regard inquiet derrière lui, se tourna comme pour nous adresser la parole, mais ne fit que regarder fixement, d’une curieuse manière d’aveugle, et de nouveau, regarda derrière lui. Jackson tonna à toutes forces « surveillez bien le pont là-haut ! », obtint une réponse de dessus, donnée d’une voix faible, et referma la porte de la cabine d’un grand coup de pied.

« C’est bon maintenant », dit-il.
Karain remua les lèvres légèrement. L’orage jeta un éclair vif et soutenu qui fit briller les deux hublots arrière comme une paire d’yeux cruels et phosphorescents. La flamme de la lampe parut s’étioler en une poussière brune pendant ce court instant, et le miroir au-dessus de la tablette d’appoint bondit de derrière son dos en jetant un plan de lumière livide et lisse. Le roulement du tonnerre se rapprochait, et s’écrasa sur nous ; la goélette trembla, et la grande voix continua de rouler, terriblement menaçante, dans le lointain. Pendant moins d’une minute une ondée furieuse tambourina sur les ponts. Karain regardait nos visages, allant lentement de l’un à l’autre, puis le silence devint si profond que nous pûmes tous entendre distinctement les deux chronomètres de ma cabine, produisant leur tic-tac, jouant l’un contre l’autre dans une course effrénée.

Et nous trois, étrangement émus, ne pouvions détacher notre regard de cet homme. Il était devenu énigmatique et touchant, en vertu de cette cause mystérieuse qui l’avait poussé dans la nuit et dans l’orage à aller trouver refuge dans le rouf de la goélette. Aucun de nous ne doutait que l’homme que nous avions sous les yeux était un fugitif, aussi incroyable que cela pût nous paraître.

(à suivre)

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(*) attap : en Asie du Sud-Est, couverture de chaume faite de frondes de palmes séchées.

(**) Campong : dans le monde malais, sa campagne, son village, son bled ; ici, la petite retraite campagnarde du Rajah, sa "datcha". Possiblement de la même racine sanscrite que notre "campagne".

(***) Six-pounder : type de canon tirant des boulets de six livres.
Il était hagard, comme s’il n’avait pas dormi pendant des semaines ; il avait maigri, comme s’il n’avait rien mangé depuis des jours. Ses joues étaient creusées, ses yeux enfoncés dans les orbites, les muscles de sa poitrine et de ses bras être pris de tremblements, comme après une épuisante compétition. Bien entendu il avait dû nager longtemps depuis le rivage ; mais sur son visage se lisait un autre genre de fatigue : la lassitude du tourment, la colère et la peur que suscite une lutte contre une pensée, une idée – quelque chose qui ne peut être saisi, qui ne connaît pas de répit, une ombre, un rien, qui ne saurait être conquis et sur lequel la mort n'aurait pas de prise, une chose qui fait de la vie même une proie. Nous le savions comme s’il nous l’avait crié. Sa poitrine se dilatait de temps en temps, comme si elle ne pouvait contenir les battements de son cœur. Un moment, il montra la puissance d’un possédé – la force de réveiller chez autrui le questionnement, la douleur, la pitié et le sentiment de se trouver en présence de choses invisibles, de choses sombres et tues, qui entourent la solitude de l’humanité. Ses yeux tournèrent dans tous les sens un bref instant puis son regard se posa. Il dit avec effort :
« Je suis venu ici… je me suis sauvé de l’enceinte fortifiée comme à l’issue d’une défaite. J’ai couru dans la nuit. L’eau était noire. Je l’ai laissé continuer de m’appeler au bord de l’eau noire… Je l’ai laissé seul sur la grève. J’ai nagé… il m’a rappelé… j’ai nagé… ».
Il était à présent secoué de tremblements de la tête aux pieds, se tenant assis le buste très droit, le regard fixé sur un point devant lui. Laissé seul qui ? Qui l’appelait ? Il ne savait pas. Il ne comprenait pas. Je dis à tout hasard :
« Ressaisissez-vous. »

Le son de ma voix parut raidir sa posture, mais hormis cela, il ne prêta pas cas à mon injonction. Il sembla tendre l’oreille, dans l’expectative, un bref instant, puis reprit :
« Il ne peut pas se rendre ici, c’est pourquoi je suis venu chez vous. Vous les visages blancs qui méprisez les voix de l’invisible. Il ne peut subjuguer votre incroyance et votre force. »

Il demeura silencieux un moment, puis s’exclama doucement :
« Ah ! la force de ceux que la croyance n’atteint pas ! »
« Il n’y a personne ici. Personne d’autre que vous, et que nous trois », dit Hollis calmement. Il s’allongea, la tête soutenue dans une main, le coude appuyé sur la couche, et ne bougea plus.
« Je sais, dit Karain, il ne m’a jamais suivi jusqu’ici. Mon vieux sage n’était-il pas toujours avec moi ? Mais depuis sa mort, lui qui connaissait mon mal, j’entends la voix toutes les nuits. Je me suis enfermé seul, pendant de nombreux jours, dans le noir. Je pouvais percevoir le murmure éploré des femmes, le chuchotement du vent, des eaux vives ; les éclats des armes dans les mains de mes hommes fidèles, leurs pas, et… la voix ! Tout près… là ! dans mon oreille ! Je la sentais tout près. Son souffle sur ma nuque. J’ai bondi hors de ma retraite sans un cri. Tout autour, les hommes dormaient en silence. J’ai couru à la mer. Il filait à côté de moi sans émettre aucun bruit de course, chuchotant, chuchotant des paroles anciennes… me chuchotant à l’oreille dans sa voix d’autrefois. J’ai couru dans l’eau de la mer ; j’ai nagé jusqu’à vous, mon kriss entre les dents. Moi, armé, j’ai fui devant un souffle, pour vous rejoindre. Emmenez-moi dans votre pays. Le vieux sage est mort, et avec lui est mort le pouvoir de ses paroles et de ses charmes. Et je ne peux dire cela à personne. Personne. Il n’y a personne ici qui soit assez fidèle et assez sage pour savoir cela. Ce n’est que près de vous, les mécréants, que mon trouble se dissipe comme une brume sous l’œil du jour. »
Il tourna la tête dans ma direction.

« Avec vous je veux partir ! s’écria-t-il d’une voix contenue, avec vous, qui connaissez tant des nôtres. Je veux quitter ce pays, quitter mon peuple… et lui, là ! »
Il désigna d’un doigt tremblant un espace vague au-dessus de son épaule. Il nous était difficile de supporter l’intensité de cette détresse qui se livrait ainsi. Hollis le regarda durement. Je demandai avec gentillesse :
« Mais où se trouve le danger ? »
« Partout en-dehors de ce lieu, répondit-il plaintivement, en tout lieu où je me trouve. Il m’attend sur le chemin, sous les arbres, là où je dors, partout sauf ici. »

Son regard fit le tour de la petite cabine, s’arrêta sur les poutres peintes, sur le vernis terni des cloisons ; il regardait autour de lui comme pour en appeler à toute l’étrangeté mesquine des choses qui composaient ce décor, à ce fatras désordonné qui appartenait à une vie inconcevable faite de tensions, de force, d’entreprise et de mécréance – il en appelait à la vie forte de l’homme blanc, qui va roulant, irrésistible et dure sur les bords des ténèbres de l’au-delà. Il tendit les bras comme pour embrasser cela, et nous avec. Nous patientâmes. Le vent et la pluie avaient cessé, et le calme de la nuit autour de la goélette était aussi muet et complet que si un monde mort avait été enterré dans un tombeau de nuages. Nous attendions qu’il parlât de nouveau. Son besoin de parler lui tordait les lèvres. Certains prétendent que l’indigène ne s’ouvre pas à l’homme blanc. Erreur. Aucun homme n’adresse facilement la parole à son maître ; mais à un voyageur et ami, à celui qui ne vient ni pour instruire ni pour régner, à celui qui ne demande rien et accepte toutes choses, la parole vient auprès d’un feu de camp, dans la solitude partagée du séjour en mer, dans les villages au bord des rivières, dans les clairières du repos -- des paroles sont échangées qui ne tiennent point compte de la race et de la couleur de peau. Un cœur s’épanche, un autre écoute ; et la terre, et la mer, et le ciel, et le vent qui ne fait que passer, et la feuille d’arbre qu’il agite, écoutent eux-aussi le récit futile du fardeau de l’existence.

Il parla enfin. Il est impossible de transcrire l’effet qu’eut son histoire. Elle nous marqua d’une empreinte indélébile. Mais elle n’est autre que celle d’un souvenir, et son éclat particulier ne peut être rendu aux tiers mieux que l’on pourrait le faire des émotions tangibles éprouvées dans un songe (*). Il faut avoir été témoin de sa splendeur naturelle, il faut l’avoir connu et vu ce qu’il était alors. La pénombre se retirant peu à peu de la petite cabine ; l’immobilité suffocante du dehors, d’où seul nous parvenait le léger bruit de clapotis sur les flancs de la goélette ; la pâleur du visage de Hollis, aux yeux sombres qui soutenait le regard ; la tête forte de Jackson, tenue entre ses deux grandes paumes, la longue touffe jaune de sa barbe s’étalant sur les cordes de la guitare couchée sur la table ; la pose immobile de Karain, le buste droit, le ton de sa voix, tout ceci créait une impression que l'on ne saurait oublier. Il nous faisait face au-dessus de la table. Sa tête mate et son torse couleur de bronze se tenaient au-dessus de cette dalle de bois ternie mais reflétant toujours la lumière comme si elle eût été d’acier moulé. Seules remuaient ses lèvres, et ses yeux jetaient des lueurs, s’éteignaient, s’embrasaient de nouveau, ou se fixaient dans un regard mélancolique. Ses expressions provenaient directement de son cœur tourmenté. Son flot de paroles émis à voix basse faisait un murmure triste et continu comme l’eau vive ; parfois ses paroles résonnaient bruyamment comme retentit le heurt d’un gong de guerre, et parfois elles adoptaient un débit lent et traînant comme se traînent les pas des voyageurs las, et d’autre fois encore, elles étaient livrées précipitamment, avec l’empressement de la peur.

IV
Voici, imparfaitement rapporté, ce qu’il nous dit :


(à suivre)

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(*) prégnance de l’inconscient indestructible et intemporel, et du traumatisme dont le souvenir n’est plus émergeant que dans les rêves – cf. ce que je disais supra des signes avant-coureurs du freudisme dans cette nouvelle de Conrad, lequel trouva un terreau fertile dans l’étude des tabous dans les sociétés primitives, précisément. Définition "conradienne" de l'inconscient immarcescible et immune à l'usure historiale: quelque chose qui ne peut être saisi, qui ne connaît pas de répit, une ombre, un rien, qui ne saurait être conquis et sur lequel la mort n'aurait pas de prise, une chose qui fait de la vie même une proie.
Définition "conradienne" de l'inconscient immarcescible et immune à l'usure historiale: quelque chose qui ne peut être saisi, qui ne connaît pas de répit, une ombre, un rien, qui ne saurait être conquis et sur lequel la mort n'aurait pas de prise, une chose qui fait de la vie même une proie.

Superbe !

Ce qui nous invite à prendre conscience qu'au delà du fait d'un passé "simplement" historique, domestiqué par la mémoire, la raison, le langage, quelque chose d'autre, quelque chose qui ne peut être saisi, nous a précédé, a fabriqué et continue de modeler nos représentations (celle que nous avons de notre temps individuel par rapport au Temps, commun à toute l'Humanité, par ex.).

Une sorte d'avant originaire. La mémoire la plus lointaine, préhumaine. Prévalence de l'archéologique.
» Définition "conradienne" de l'inconscient immarcescible et immune à l'usure historiale

Y a-t-il une raison particulière d'utiliser en l'occurrence l'épithète "historiale" plutôt qu'"historique" ?
Je pose la question non par seul souci de pinaillage mesquin, mais parce que ce qualificatif d'"historial" est très connoté à la distinction heideggerienne — encore qu'on le puisse éventuellement employer dans d'autres contextes, je suppose — qui le réserve à tout ce qui a trait à l'être précisément, au regard de l'historique, de l'existentiel, de l'ontique, qui sont eux dévolus aux très marcescibles étants : or justement, l'être et ses déclinaisons ne s'usent pas, me semble-t-il, ils ne le peuvent, n'étant pas comme tout étant dans le temps, mais participant de la structure même de la survenue des étants dans le temps.
À ce titre, l'"historial" aurait bien plutôt à voir avec ce qui est dit bellement de l'inconscient ensuite, structure sous-jacente et antéposée conditionnant ce qui est dans l'histoire concrète : "quelque chose qui ne peut être saisi, qui ne connaît pas de répit, une ombre, un rien, qui ne saurait être conquis et sur lequel la mort n'aurait pas de prise, une chose qui fait de la vie même une proie".
C'est pourquoi, simple remarque, dans ce sens l'"usure historiale" m'apparaissait contradictoire...
Y a-t-il une raison particulière d'utiliser en l'occurrence l'épithète "historiale" plutôt qu'"historique" ?
Je pose la question non par seul souci de pinaillage mesquin, mais parce que ce qualificatif d'"historial" est très connoté à la distinction heideggerienne — encore qu'on le puisse éventuellement employer dans d'autres contextes, je suppose — qui le réserve à tout ce qui a trait à l'être précisément, au regard de l'historique, de l'existentiel, de l'ontique, qui sont eux dévolus aux très marcescibles étants : or justement, l'être et ses déclinaisons ne s'usent pas, me semble-t-il, ils ne le peuvent, n'étant pas comme tout étant dans le temps, mais participant de la structure même de la survenue des étants dans le temps.


L'inconscient résiste à l'histoire dans tout ce qu'elle peut avoir d'historial. Sa loi d'être, sa constitution (l'inconscient ne connaît ni passé ni futur) ne varie pas dans le plan ontique. J'entends bien que le terme "historial" dans le vocabulaire heideggerien répond à la distinction (historial / historique) que vous exposez si diligemment. Mais n'étant pas ici chez Heidegger, je me suis permis d'user de historial afin de capter l'attention du lecteur de cette note. Car le terme "historique" en français courant renvoie à une superposition, voire à une confusion de concepts qui eurent ici noyé le propos -- historique pouvant désigner ce qui est "passé" en français, comme aussi ce qui est "perdurant" (le peuple historique, le canal historique, etc.) qui sont des attributs vulgaires de la temporalité et ne renvoient pas au "principe actif" de l'histoire que j'entendais désigner ici.

Cette traduction me fournit l'occasion de me pencher sur l'histoire de ce quartier de l'archipel malais (le sud des Celèbes) et d'y découvrir que dans les permières années du XVIIe siècle, la configuration des forces (Hollandais, Makassarais non encore islamisés, Bugis animistes, etc.) politiques et religieuses, le grand jeu des puissances puissances occidentales de la péninsule ibérique, très présentes à Malacca pour les Portugais, aux Philippines pour les Espagnols, étaient stictement identiques à ceux que connaissait l'île japonaise de Kyushu où se trouve Nagasaki.

Makassar avait, comme au Japon, un homme fort mais politiquement balançant entre une alliance commerciale et politique avec ces puissances et leur éviction de son île. Aux Célèbes cet homme fort se nommait Karaeng Matoaya (et je me suis laissé dire que le nom du héros de cette histoire "Karain" ne pouvait pas ne pas être en écho à celui de ce personnage historique) ; au Japon il se nommait Ieyasu et devint le shogun Tokugawa Ieyasu. Tous deux jouèrent à leur profit des rivalités religieuses et commerciales entre Hollandais et Ibères, et montrèrent mêmement et en même temps un remarquable sens de l'opportunisme politique et religieux (Matoaya se convertit à l'islam avant de forcer à cette conversion, sans vraiment livrer bataille, la confédération de micro-Etats bugis, par pur choix géostratégique). L'un comme l'autre, à la faveur des incursions occidentales sur leur territoire, devinrent les unificateurs politiques et religieux d'un territoire d'importance géostratégique majeure (unification politico-religieuse anti-monothéiste dans le cas du Japonais, monothéiste dans le cas du Malais), unification et homogénéisation si solides qu'elles se sont maintenues jusqu'à aujourd'hui. En d'autres termes nous sommes en présence de microcosmes géohistoriques (Kyushu d'une part, le sud des Célèbes d'autre part entre 1600 et 1615) en lesquels des figures (tant dans le dramatis personae que dans le cours des événements) sont mises en abymes dans la simultanéité. C'est à dire qu'il n'y eut entre elles aucune harmonisation par l'expérience et la connaissance (l'enseignement). Autrement dit la machine historiale est indifférente aux liens de cause à effet : ces choix stratégiques simultanés ne prirent nullement exemple les uns sur les autres et ne furent pris dans aucun enchaînement causal commun (tous les facteurs causaux étaient, ici comme là, d'ordre local). Des figures synchronisées se forment ainsi comme dans un ballet, elles prennent forme chorégraphiquement. Je les nommerais volontiers historiales pour la raison que vous exposez : comme l'inconscient, elles sont engendrées et appartiennent à un être impérissable et in-causé dans la temporalité vulgaire. S'agissant de l'insconscient (tant celui des sociétés que celui des individus), "qui n'a pas d'histoire" pour être maçonné dans l'être-de-l'histoire, ces observations m'amènent à poser la conjecture suivante (je dis bien "conjecture", comme en mathématique, et non théorème, ni thèse ou hypothèse) : l'histoire des sociétés humaines se comporte comme un monde quantique où la relation de cause à effet est au mieux anecdotique, au pire (pour les historiens) une vue de l'esprit vulgaire comme peut l'être "l'écoulement du temps"

Ma référence pour l'histoire des Celèbes au XVIIe siècle : Charting the Shape of Early Modern Southeast Asia de Anthony Reid : [www.amazon.com]
[suite de la traduction française de Karain, A Memory, par Joseph Conrad, 1897]


C’était après l’époque des grands troubles, quand se brisa l’alliance des quatre Etats de Wajo (*)

Nous nous combattions, les uns contre les autres, et les Hollandais nous regardaient faire de loin, jusqu’à ce nous fussions las. Alors la fumée de leurs navires armés de bouches à feu se fit voir dans l’embouchure de nos rivières, et leurs grands hommes vinrent à nous dans des bateaux remplis de soldats pour nous parler de protection et de paix. Nous leur répondîmes avec prudence et sagesse, car nos villages avaient été brûlés, nos forts endommagés, le peuple était las, et nos armes émoussées. Ils firent des allers venues ; il y eut force pourparlers, mais quand ils furent partis, tout sembla redevenir comme avant, si ce n’est que leurs navires restaient en vue de nos côtes, et tout bientôt leurs marchands se présentèrent à nous en nous priant de leur promettre sécurité. Mon frère régnait, et il fut de ceux qui donnèrent ainsi leur parole. J’étais jeune alors, et j’avais fait la guerre, et Pata Matara avait combattu à mon côté. Nous avions partagé la faim, les dangers, la fatigue et la victoire. Ses yeux savaient discerner aussitôt tout danger me menaçant, et par deux fois mon bras avait préservé sa vie. C’était son destin. Il était mon ami. Et il était parmi nos plus valeureux, un de ceux qui étaient proches de mon frère, le monarque. Il prenait la parole dans les conseils, son courage était grand, il était le chef de plusieurs villages autour du grand lac au milieu de notre pays, comme le cœur est au milieu du corps humain. Quand son sabre était acheminé dans un campong afin d’y précéder sa venue, les jeunes filles chuchotaient entre elles des propos admiratifs à son sujet sous les arbres fruitiers, les hommes riches se consultaient dans les ombrages, et la fête se préparait avec réjouissances et chants. Il avait la faveur du monarque et l’affection des pauvres. Il aimait la guerre, la chasse au cerf, et les charmes des femmes. Il possédait des joyaux, des armes porte-bonheur, et recueillait le dévouement des hommes. C’était un caractère indomptable, et je n’avais pas d’autre ami que lui.

« J’étais le chef du fort dans l’estuaire du fleuve, et j’encaissais l’octroi pour mon frère auprès des bateaux qui empruntaient ce passage. Un jour, je vis un navire marchand hollandais remonter le fleuve. Il était escorté de trois navires, et aucun octroi ne leur fut exigé car la fumée des bâtiments de guerre hollandais s’élevait en haut filet au-dessus de la mer, à distance de là, et parce que nous étions trop faibles pour faire fi des traités. Il franchit l’octroi sous la promesse que sa sécurité serait assurée, et mon frère lui accorda protection. Le marchand hollandais déclara qu’il venait faire commerce. Il écouta nos voix, car nous sommes hommes qui parlons ouvertement et sans peur ; il dénombra nos lances, il examina les arbres, les eaux vives, les herbes de nos berges, les pentes de nos montagnes. Il remonta jusqu’au pays de Matara et obtint permission d’y construire une maison. Il fit commerce et établit des plantations. Il méprisait nos joies, nos pensées, et nos peines. Son visage était rouge, sa chevelure comme le feu, et ses yeux pâles, comme la brume d’une rivière ; il se déplaçait avec lourdeur, et parlait d’une voix caverneuse ; il riait bruyamment comme un idiot, et ne connaissait aucune courtoisie dans ses propos. C’était un homme gros et méprisant, qui dévisageait les femmes et posait la main sur l’épaule d’hommes libres comme s’il avait été un chef de noble extraction. Nous en prîmes notre parti et le supportâmes ainsi. Le temps passa.

« C’est alors que la sœur de Pata Matara s’enfuit du campong et alla s’installer dans la maison du Hollandais. C’était une grande jeune femme qui avait décidé de n’en faire qu’à sa tête. Je l’avais vue une fois portée haut sur les épaules d’esclaves parmi son peuple, le visage découvert, et j’avais entendu tous les hommes dire que sa beauté était extrême, que cette beauté réduisait la raison au silence et ravissait les cœurs de tous ceux qui la contemplaient.

(à suivre)

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(*) Wajo : pour en savoir plus sur ces Etats et pour un bref historique de cette partie des Célèbes, voir l’Encyclopédie Britannica : "South Sulawesi". Encyclopædia Britannica. Encyclopædia Britannica Online.
Encyclopædia Britannica Inc., 2016. Web. 04 sept.. 2016
[www.britannica.com].).

ou, en indonésien, la page Wikipédia sur les Bugis, notamment le paragraphe Kolonialisme Belanda (colonisation hollandaise) : [id.wikipedia.org]
que l'on pourra passer à Google Translate pour l'avoir en une langue européenne.
Le peuple fut accablé ; le visage de Matara fut assombri par la disgrâce subie, car la femme savait qu’elle avait été promise à un autre homme. Matara se rendit à la maison du Hollandais, et dit : « abandonne-là pour qu’elle meure, elle est fille de chefs ». L’homme blanc refusa et s’enferma, tandis que ses serviteurs montèrent la garde nuit et jour avec des armes chargées. Matara enragea. Mon frère convoqua un conseil. Mais les navires hollandais étaient dans les parages, et observaient notre côte avec gourmandise. Mon frère dit : " s’il meurt maintenant, notre pays devra payer le prix du sang versé. Laissons-le faire jusqu’à ce que nous soyons plus forts et que les navires soient partis". Matara était sage ; il attendit et observa. Mais l’homme blanc craignait pour la vie de sa compagne et il partit.

Il quitta sa maison, ses plantations, et ses biens ! Il s’en alla, armé et menaçant, et quitta tout… pour elle ! Elle avait ravi son cœur ! De mon fortin, je le vis prendre la mer dans un grand bateau. Matara et moi observâmes ce départ depuis la plateforme des combats derrière la ligne des pointes de défense. Il était assis les jambes croisées, son arme dans les mains, sur le toit du château arrière de son prau (*). Le baril de son arme reflétait le soleil d’un rai oblique sur sa grosse face rouge. Le grand fleuve s’étalait sous lui, plan, lisse et brillant, comme une plaine d’argent ; et son prau, paraissant très petit et très noir depuis le rivage, glissa sur la plaine d’argent pour atteindre le bleu de la mer.

Par trois fois Matara, debout à mon côté, l’appela en criant son nom avec douleur, sur le ton de l’imprécation. Il me fendit le cœur. Mon cœur bondit par trois fois ; et trois fois je vis par les yeux de l’esprit dans la pénombre de l’intérieur du prau une femme à la chevelure opulente s’éloignant de sa terre et de son peuple. J’étais furieux, et malheureux. Et puis je criai moi aussi et proférai insultes et menaces. Matara dit : « à présent qu’ils sont partis, leurs vies m’appartiennent. Je les suivrai et je les frapperai, et le prix du sang, je le paierai tout seul ! ». Un grand vent balayait la surface déserte du fleuve dans la direction du couchant. Je m’écriai : « à ton côté, j’irai ! ». Il baissa la tête en signe d’assentiment. C’était son destin. Le soleil s’était couché, et les arbres balançaient leurs rameaux avec grand bruit au-dessus de nos têtes.

La troisième nuit nous quittâmes le pays tous deux à bord d’un prau marchand.

La mer nous accueillit – la mer spacieuse, sans chemin tracé, et sans voix. Un prau voguant n’y laisse aucune trace. Nous fîmes route vers le sud. C’était la pleine lune ; et en levant la tête au ciel, nous nous dîmes l’un l’autre, « Quand la prochaine lune brillera comme celle-ci, nous serons sur le chemin du retour et ils seront morts ». C’était il y a quinze ans. Nombreuses depuis lors ont été les pleines lunes qui se sont succédé avant que de décroître, et je n’ai toujours pas revu mon pays. Nous voguâmes vers le sud ; nous dépassâmes de nombreux praus ; nous inspectâmes les embouchures des rivières et les baies ; nous vîmes la fin de notre côte, de notre île – un cap dressé sur un détroit agité, où dérivent les ombres des praus échoués et où les noyés appellent dans la nuit. La vaste mer nous entourait à présent de toutes parts. Nous vîmes une grande montagne se consumant entourée des flots ; nous vîmes des milliers de d’îlots éparpillés comme des bouts de fer tirés d’un grand canon ; nous vîmes une longue côte faite de montagnes et de plaines s’étendant au loin dans le soleil, d’ouest en est. C’était Java. Nous nous dîmes, « ils sont là. Leurs jours sont comptés, et nous nous en retournerons bientôt, ou nous mourrons lavés de notre déshonneur. »

Nous débarquâmes. Qu’y a-t-il de bon dans ce pays ? Les chemins y sont tracés droits et la route est dure et poussiéreuse. Des campongs de pierre, remplis de visages blancs, sont entourés de champs fertiles, mais chaque homme qu’on y croise est un esclave. Les maîtres y vivent sous le fil d’une épée étrangère. Nous gravîmes des montagnes, traversâmes des vallées ; au soleil couchant nous pénétrions dans les bourgs. Nous demandions à tous « avez-vous vu un Blanc ? ». Certains nous regardaient hébétés ; d’autres riaient ; les femmes nous donnaient de la nourriture, parfois, avec crainte et respect, comme si nous avions été égarés dans ce pays pour y avoir été enjoint par une visitation divine ; mais certains n’entendaient pas notre langue, et d'autres nous maudirent et d'autres encore, en baillant, nous demandaient avec mépris les raisons de notre quête. Une fois, alors que nous nous remettions en route, un vieillard nous cria : « Renoncez ! ».

Nous continuâmes. Dissimulant nos armes, nous nous écartions humblement devant les cavaliers sur la route ; nous nous courbions bas dans les cours des demeures de chefs qui ne valaient pas mieux que des esclaves. Nous perdîmes notre chemin dans les champs, dans la jungle ; et une nuit, dans une forêt à la végétation inextricable, nous arrivâmes en un endroit où de vieux murs délabrés s’étaient écroulés parmi les arbres, et où d’étranges idoles de pierre -- des statues de démons ayant de nombreux bras et jambes, aux corps emmêlés de serpents, ayant vingt têtes et tenant une centaines d’épées, semblaient être en vie et nous menacer dans la lumière de notre feu de camp. Rien ne nous ébranlait. Et sur la route, auprès de chaque feu, dans les haltes de repos, nous ne faisions que parler d’elle et de lui. Leur heure approchait. Nous ne parlions de rien d’autre, jamais ! ni de la faim, ni de la soif, ni de la fatigue et de nos cœurs près de défaillir. Non ! pas d’elle et de lui... mais d’elle seulement ! Et nous pensions à eux, à elle ! Matara s’enfermait dans ses pensées près du feu. Je restais assis et je pensais et pensais, jusqu’à ce que tout à coup, m’apparaissait l’image d’une femme, belle, et jeune et grande, et fière, et tendre, s’éloignant de son pays et de son peuple. Matara dit : « Quand nous les trouverons, nous la tuerons elle en premier, pour laver notre honneur, puis l’homme doit mourir. ». Je répondais : « Ce sera fait ainsi ; tu dois être vengé ». Il me regarda longuement de ses grand yeux creusés.

Nous retournâmes sur la côte. Nos pieds étaient ensanglantés, nos corps émaciés. Nous dormions dans des haillons à l’ombre des enclos de pierre ; nous nous traînions, salis et maigres, près des grandes grilles des cours des demeures des Blancs. Leurs chiens chevelus nous aboyaient, et leurs serviteurs nous criaient de loin « fichez le camp ! ». Des misérables de basse extraction, qui surveillaient les rues des campongs de pierre, nous demandaient qui nous étions. Nous mentions, nous nous hérissions dans la gêne, nous donnions des sourires la haine au cœur, et nous ne cessions de les chercher ici, et là, lui le Blanc à la chevelure de feu et elle, la femme qui avait brisé la foi que nous avions en elle, et qui donc devait mourir. Nous cherchions des yeux, et à force de chercher, dans tout visage de femme, je croyais voir le sien. Nous courions à toute vitesse. Et ce n’était pas elle ! Parfois Matara chuchotait : « Voilà notre homme ! » et nous l’attendions, tapi dans l’ombre. Nous nous rapprochions. Et ce n’était pas l’homme. Ces Hollandais se ressemblent tous. Nous souffrions l’angoisse de nous tromper. Dans mon sommeil, je voyais son visage, et j’étais à la fois joyeux et malheureux.. Pourquoi ? Il me semblait entendre un murmure tout près de moi. Je faisais volte-face. Et elle n’y était pas ! Et alors que nous marchions péniblement de ville de pierre en ville de pierre, il me semblait ouïr un pas léger à proximité. Un temps vint où je percevais ce bruit de pas sans arrêt. Et je m’en trouvais content. Je me mettais à penser, en titubant de lassitude sous le soleil des pistes dures de l’homme blanc, je pensais : elle est ici, avec nous !... Matara était sombre. Nous avions continuellement faim.

« Nous vendîmes les étuis ouvrés de nos kriss, des étuis d’ivoire aux motifs à férules dorées. Nous vendîmes les gardes des épées serties de pierres précieuses, mais nous conservâmes les lames… pour eux. Les lames qui jamais ne touchent rien ni personne qu’elles ne tuent. Nous conservâmes les lames pour elle. Pourquoi ? Elle était toujours à nos côtés .. Nous étions affamés. Nous mendiâmes. Nous quittâmes Java enfin.

Nous allâmes vers l’ouest, nous allâmes vers l’est. Nous vîmes de nombreux pays, des foules de visages étranges, des hommes qui habitent les arbres, et des hommes qui mangent leurs anciens. Nous moissonnâmes le rotin en forêt pour une poignée de riz, et pour assurer notre pitance, nous avons balayé les ponts des grands navires et entendu les jurons et les malédictions pleuvoir sur nos têtes. Nous avons loué nos bras dans les villages ; nous avons erré sur les mers avec le peuple Bajau, qui n’a pas de pays (**). Nous avons combattus pour de l’argent ; nous nous sommes fait recruter pour travailler pour les hommes de Goram (***) et nous avons été floués ; et sous les ordres de blancs brutaux nous avons été pêcheurs de perles dans des baies sans végétation, au rivage de sable et de désolation, festonné de rochers noirs. Et partout nous scrutions, nous tendions l’oreille, et questionnions les gens, les marchands, les voleurs, les Blancs. Nous endurâmes railleries, lazzis, menaces, recueillirent réactions d’incrédulité et paroles condescendantes. Nous ne connûmes point de repos ; nous ne pensions pas à notre pays, car notre tâche n’était pas accomplie. Une année s’écoula, puis une autre. Je cessai bientôt de dénombrer les nuits, les lunes, les années. Je surveillais Matara. Je lui donnais ma dernière poignée de riz ; s’il ne restait de l’eau que pour un seul, c’est lui qui la buvait ; je le couvrais quand il était tremblant de fièvre ; et quand il était saisi d’un coup de chaud, je passais la nuit à veiller sur lui en lui éventant le visage. C’était un homme farouche et c’était mon ami. Il parlait d’elle avec fureur aux heures du jour, et avec peine et chagrin le soir venu ; il se souvenait d’elle quand il allait bien comme quand il était souffrant. Je ne disais rien mais… je la voyais tous les jours – et toujours ! Aux premiers temps, je ne voyais d’abord que sa tête, comme celle d’une femme qui irait marchant dans une nappe de brume basse sur le bord d’une rivière. Puis, elle apparaissait assise à notre feu, je la voyais ! Je la contemplais ! Elle avait des yeux doux et tendres et un visage ravissant. Je lui murmurais des paroles dans la nuit. Matara parfois m’interpellait d’une voix engourdie par le sommeil : « Mais à qui parles-tu ? Qui est là ? » Je répondais avec précipitation , « personne », et c’était un mensonge. Elle ne me quittait jamais. Elle partageait la chaleur de notre feu, elle s’allongeait sur mon lit de feuilles, elle nageait dans la mer pour me suivre… Je la voyais ! Je vous dis que je voyais sa longue chevelure noire qui s’étalait dans son dos sur l’eau où se reflétait la lune alors qu’elle nageait de ses bras nus au flanc de notre prau filant sur l’onde. Elle était belle, elle était fidèle et dans le silence des pays étranger elle me parlait à voix très basse dans la langue de mon peuple. Personne ne la voyait, personne n’entendait sa voix : elle n’était qu’à moi ! Dans la journée elle allait sur les chemins de fatigue devant moi, d’une démarche fluide et balancée ; sa silhouette était droite et souple comme la tige fine d’un grand arbre ; ses talons étaient ronds et polis comme des coquilles d’œuf ; de ses bras ronds elle faisait des signes. A la nuit tombée, elle me regardait de face. Et elle était triste ! Son regard était tendre et apeuré ; sa voix douce et suppliante. Une fois, je lui murmurai : « Tu ne mourras point », et elle sourit… et après cela, toujours… elle sourit ! Elle me donna le courage d’affronter la fatigue et les privations. Dans les heures douloureuses, elle m’apaisait. Nous menions notre recherche dans une errance patiente. Nous avons connu la tromperie, les faux espoirs, et enduré la captivité, la maladie, la soif, le malheur et le désespoir … et puis … Las ! Nous les avons trouvés !... »

Il lança ces derniers mots dans un cri, et fit une pause. Son visage était impassible, et il demeurait figé comme un homme pris de transe. Hollis se dressa rapidement, et s’appuya d’un coude sur la table. Jackson eut un mouvement brusque, et toucha accidentellement la guitare. Toute la cabine résonna d’un son amer et plaintif fait de vibrations confuses et qui mourut lentement.

(à suivre)

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(*) prau ou proa : du malais perahu, attesté à la fin du XVIe siècle. Désigne un type de voilier commun dans l’Archipel malais, pouvant naviguer dans la direction de l’un ou l’autre bout du vaisseau, le plus souvent équipé d’une grande voile triangulaire et de gréements extérieurs (tangons, etc.)

(**) Bajau : pour en savoir plus sur les populations Sama-Bajau, souvent appelées « gitans des mers » : [en.wikipedia.org]

(***) Goram : désigne l’archipel des Gorong, qui fait partie des Moluques. Pour en savoir plus : [en.wikipedia.org]
06 septembre 2016, 11:45   Conrad cité par Leys
Je trouve dans Les idées des autres/ idiosyncratiquement compilées par Simon Leys/ Pour l'amusement des lecteurs oisifs (Plon 2005), ceci, de Joseph Conrad :

"The penetrating power of his mind acting like a corrosive fluid had destroyed his ambition."

Traduit par Leys :

"La force pénétrante de son esprit, agissant comme un fluide corrosif, avait détruit son ambition."
06 septembre 2016, 13:16   Re : Conrad cité par Leys
C'est curieux je pensais à Simon Leys, aujourd'hui, justement. Sans l'avoir jamais prémédité, mes activités avec les textes, la critique historique et un peu la pensée, se résument à faire comme lui, l'ambition détruite en prime.

J'ai appris par hasard, en lisant le Saint Paul d'Alain Badiou, que celui-ci rêvait depuis longtemps de produire un ouvrage sur Joseph Conrad l'écrivain, comme il l'a fait sur Saint Paul.

Conrad est incomparable : un Fennimore Cooper qui aurait lu Freud et Lacan. Par le plus grand des hasards, j'ai toujours hanté, là aussi sans l'avoir jamais prémédité, les mondes fréquentés par Conrad. Ayant pendant près de 25 ans travaillé pour un organisme qui s'occupait de forêts et de bois tropicaux, j'ai vu le Congo qu'il a décrit, mais aussi la Colombie (où se situe l'action de Nostromo) et bien sûr le monde malais (Malaisie et Indonésie) où je me trouve encore. Quand en 1994 je me suis arrêté à Londres après avoir quitté Hong Kong, pour m'employer dans un autre organisme, l'Organisation Maritime Internationale, me rendant à ses bureaux, passant par Gillingham Street près de la gare Victoria, je voyais sa plaque, apposée là par le National Heritage Trust qui rappelait qu'en 1896, Conrad quittait sa carrière de marin pour s'échouer dans un petit appartement de cette rue où il acheva d'écrire son premier roman. Mais ce n'est pas tout : choisissant d'élire résidence définitive à Hyères pour des raisons diverses sans rapport avec la littérature, j'apprenais que Conrad avait eu une fiancée française (!) à Hyères, la fille d'un de ses amis, qu'il avait quittée avant de prendre les mers. La jeune fille avait mis fin à ses jours en se jetant d'un rocher dans une île de la passe de Giens. Et le dernier roman de Conrad, The Rover (Les Frères-de-la-Côte) a pour théâtre cette passe et la presqu'île de Giens, visible de ma fenêtre. Du premier au dernier de ses écrits, je ne sais lequel de nous deux aura suivi l'autre jusqu'au bout. Moi le tardif ou bien lui le fantôme précurseur qui s'amuse à apparaître partout où je vais.

André Gide, qui avait traduit Shakespeare, le tenait pour un très grand et contribua à le faire connaître en France. Personnellement, je le situe sur le même plan que Shakespeare.
(Gide qui lui-même traduisit Conrad: je relis sa version de "Typhon".)
[un mot avant de continuer cette traduction : le personnage de Karain, inventé et remémoré par Conrad il y a cent vingt ans est brûlant de NOTRE actualité. La venue en France des hommes des montagnes d'Afghanistan a crû en nombre de 970 pour cent cette année, apprenait-on il y a quelques jours. Or ces hommes qui encombrent désormais les rues de nos bourgs, nos gares et nos jungles de Calais, en 2016 ont l'esprit, la mentalité et les moeurs de ce malais musulman rencontré à Mindanao par Conrad il y a 150 ans. Autrement dit, et je vous invite à mesurer cela : cet invraisemblable Karain, névrosé comme une bête, attiré par l'Occident comme la feraille par un aimant, chers amis français, est votre futur voisin de palier ! Apprenez à le connaître, lisez Conrad, c'est urgent ! et si j'ose : il en va de votre survie]
Alors Karain reprit la parole. Son ton de voix, farouche mais retenu, semblait s’élever comme une voix venue de l’extérieur, comme chose tue mais entendue ; elle emplissait la cabine et enveloppait dans son mumure intense et écrasé le personnage sans mouvement, s'étant carré dans sa chaise :

« Nous faisions route vers l’Atjeh (*) où une guerre faisait rage. mais le vaisseau s’échoua sur un banc de sable, et nous dûmes débarquer à Delli. Nous avions gagné un peu d’argent et avions acheté un petit canon auprès d’un marchand de Selangore ; un canon unique, qui tirait par l’étincelle d’une pierre à feu ; c’est Matara qui le portait. Nous débarquâmes. De nombreux Blancs étaient installés là, plantant du tabac dans des plaines conquises, et Matara… mais passons. Nous le vîmes, lui, le Hollandais … enfin ! …Nous rampâmes et observâmes. Il avait une maison -- une grande maison dans une clairière au milieu des champs ; des fleurs et des massifs croissaient alentour ; il y avait d’étroits sentiers de terre jaune qui serpentaient dans l’herbe coupée, et d’épaisses haies qui retenaient les intrus à l’extérieur. La troisième nuit nous vînmes armés, et nous nous tapîmes derrière une haie.

(à suivre)


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(*)l’Aceh actuel. Puisqu’il y a une entrée de l’Universalis sur ce lieu, profitons-en : Province indonésienne, située à l'extrémité nord-ouest de l'île de Sumatra et dont la population s'élevait à 4 486 500 habitants au recensement de 2010, Atjeh s'étend entre l'océan Indien et le détroit de Malacca. Ce pays montagneux culmine à 3 380 mètres, au mont Leuser. Les Acehnais, qui se concentrent surtout dans le delta de l'Atjeh, dans la plaine au sud de Sigli et dans le bassin de la Tripa, sont essentiellement riziculteurs. Mais ils cultivent aussi le cocotier, le giroflier et le muscadier. Le ladang (culture temporaire semi-nomade) est à peu près inconnu, mais la présence de savanes à alang-alang (Imperata cylindrica) sur les pentes témoigne de défrichements antérieurs à l'arrivée des actuels Acehnais. La capitale, Banda Atjeh (anciennement Kutaradja), est un port situé à l'extrémité nord-ouest de la province. Caoutchouc, poivre et coprah sont les exportations principales, avec le pétrole de la baie d'Aru.
Les habitants de l'Atjeh sont surtout des Malais, mais comptent aussi des éléments arabes et indiens. L'islam a pénétré cette province très tôt puisqu'on fait quelquefois remonter son entrée à Sumatra au XIIIe siècle. Le sultanat d'Atjeh date du XVIe siècle. La foi musulmane est encore très vivace, et les docteurs de la loi (ulémas) jouent un rôle important dans la société acehnaise. Un mouvement séparatiste, le Gerakam Atjeh Merdeka (G.A.M., Mouvement pour un Atjeh libre), apparu dans les années 1970, mène une guérilla qui a fait 15 000 morts en trente ans. Après le tsunami qui a ravagé les côtes de l’océan Indien le 26 décembre 2004 et a touché principalement la région d’Atjeh, la guérilla et le gouvernement indonésien signent un accord de paix, en août 2005 à Helsinki, qui accorde une certaine autonomie à la province pour la gestion de ses affaires internes ; en décembre, les rebelles déposent les armes et l’armée indonésienne se retire. Un gouverneur et un vice-gouverneur, tous deux anciens membres du G.A.M., sont élus dans la province en décembre 2006.
On retiendra, toujours en parcourant l’ouvrage d’Anthony Reid précité, que ce sultanat d’Atjeh était un phare de l’islam en bordure de cet Archipel (Atjeh, comme Nagasaki au Japon, est le territoire le plus à l’Ouest de l’archipel auquel il ouvre accès) quand l’avenir se jouait dans ce tournant de l’histoire que représente la première décennie du XVIIe siècle : Makassar (aux Celèbes, en position centrale dans l’Archipel malais) avait besoin de commerçants malais comme de commerçants portugais (même conjoncture qu’à Nagasaki au Japon, entrepôt de commerce et interface culturelle, marchandises et idées transitant alors par les mêmes voies maritimes dans l’archipel malais et dans l’archipel nippon) et la ville apprenait beaucoup de ces deux sources. Les systèmes calendériques chrétiens et musulmans étaient usités à la cour makassaraise, et la décision de Matoaya (voir mes notes précédentes sur ce personnage) en faveur de l’islam est elle-même datée dans l’ordre calendérique chrétien au 22 septembre 1603 (bien que la plupart des commentateurs aient réinterprété cette date comme 1605 ou 1606). Matoaya lui-même se montrait étudiant assidu de toutes connaissances qu’il pouvait glaner des marchands portugais, hollandais et anglais, comme de leurs homologues musulmans. Certains auteurs dont Peltras (1977) affirment que le père de Matoaya était un chrétien converti, ce qui est en l’état difficilement attestable dans les sources makassaraises, mais il est cependant incontestable que sa famille était frottée d’idées chrétiennes. La conquête spirituelle de l’âme de Makassar fit l’objet d’une … course entre navigateurs ! C’est ainsi que la population européenne de Makassar en fait état dans sa tradition, dès les années 1640 : cette chronique rapporte en effet que les maîtres de la ville ne pouvant s’accorder sur la foi nouvelle à adopter, et craignant les effets d’une division spirituelle dans la cité, décidèrent d’inviter Atjeh à envoyer un théologien musulman et Malacca (établissement portugais) un théologien chrétien, et d’adopter la foi du premier des deux qui parviendrait à toucher terre à Makassar ! Celui-là serait jugé avoir la faveur de Dieu lui-même. Malacca perdit cette course ; la bureaucratie jésuite portugaise ayant été moins rapide à appareiller que les mollahs d’Atjeh, et c'est ainsi que cette place pivot dans le dispositif du sud-est asiatique qu’était Makassar embrassa l’islam sur la bouche, sans en démordre encore aujourd'hui.

Les curieux du livre d’Anthony Reid d'où je tire cette histoire pourront prendre connaissance de sa recension en français par Henri Chambert-Loir, ici : [www.persee.fr]
[Nous atteignons les derniers épisodes de cette nouvelle. Ce chapitre clôt le récit de Karain]

« Une rosée abondante semblait avoir trempé notre chair et glacé nos entrailles. Les herbes, les brindilles, les feuilles, couvertes de grosses gouttes étaient grises sous la lune. Matara, dormant en chien de fusil dans l’herbe, frissonnait dans son sommeil. Je claquais des dents si fortement que je craignais que le bruit n’en réveillât tout le pays. Au loin, les gardiens de la maison du Blanc actionnaient des claquoirs de bois et poussaient des exclamations dans le noir. Et, comme toute les nuits, je la voyais à mon côté. Mais elle ne souriait plus !... Les feux de l’angoisse brûlaient dans ma poitrine, et elle me chuchotait des paroles avec compassion, avec pitié, doucement, comme le font les femmes ; elles apaisait la douleur de mon esprit ; elle penchait son visage sur moi – le visage d’une femme qui embrase les cœurs et intime au silence la raison des hommes. Elle était toute à moi et personne ne la voyait – aucun vivant ne la voyait ! Les étoiles brillaient sur sa gorge, par sa chevelure flottant dans les airs. Je fus dévoré par le regret, la tendresse et le chagrin. Matara dormait… Et moi, avais-je dormi ? Matara me secoua par l’épaule. Le feu du soleil avait séché les herbes, les buissons, les feuilles des arbres. Il faisait grand jour. La brume s’attardait par lambeaux entre les branches des arbres.
« Faisait-il encore nuit ou déjà jour ? Je ne vis rien avant que d’entendre le souffle court de Matara là où il se tenait tapi, et devant la maison, je la vis. Je les vis tous les deux. Ils étaient sortis. Elle s’assit sur un banc près du mur, et les brins d’une treille haute chargées de fleurs festonnaient sa tête, frôlaient sa chevelure. Elle tenait une boîte sur ses genoux, et regardait à l’intérieur, comptant le nombre de ses perles. Le Hollandais se tenait debout près d’elle et contemplait l’opération, en lui souriant, montrant l’éclat de ses dents blanches ; le poil sur sa lèvre était comme deux flammes tressées. Il était grand et gras, et joyeux, sans peur aucune. Matara versa un peu de poudre nouvelle dans le creux de sa main, gratta le silex de l’ongle du pouce, et me tendit l’arme. À moi ! Je la pris… Ô destin !

« Il me chuchota à l’oreille, couché sur le ventre : “ je vais me rapprocher en rampant.. et une fois à leur portée, je ferai l’amok… elle mourra de mes propres mains. Toi, tu vises le gros porc là. Je veux qu’il me voit effacer ma honte de la surface de la terre --- et puis… tu es mon ami : règle bien ton tir et tue-le net ”. Je ne répondis rien ; il n’y avait plus d’air dans ma poitrine – il n’y avait plus d’air respirable au monde. Matara soudain, était parti ; il n’était plus à côté de moi. Je vis les hautes herbes bouger par endroit. Puis un massif de végétation bruissa. Elle leva la tête.
« Je la voyais ! la consolatrice de mes nuits sans sommeil, de mes journées de lassitude ; la compagne de mes années troublées ! Je la voyais ! Elle regardait droit sur l’endroit où je me tenais tapi. Elle était là comme je l’avais vue pendant des années, la voyageuse fidèle et sans destination à mon côté. Elle regardait avec des yeux tristes et ses lèvres esquissaient un sourire : elle était tournée vers moi, un sourire aux lèvres ! Ne lui avais-je pas promis qu’elle ne mourrait point !

« Elle était à une certaine distance mais je la sentais tout près. Elle me touchait et me caressait et sa voix disait au-dessus de moi, tout autour de moi, “qui sera ta compagne, qui t’apportera consolation si je meurs “? Je vis un massif fleuri à sa gauche bouger un peu… Matara était prêt… Je criai à tue-tête : “Reviens !“
« Elle se leva d’un bon ; la boîte chut ; les perles roulèrent et se répandirent à ses pieds. Le grand Hollandais à son côté fit courir un regard menaçant sur les alentours baignés d’un soleil immobile. J’épaulais l’arme. Un genou posé à terre, je ne tremblais point, j’étais plus ferme que les arbres, que les rochers, que les montagnes. Mais face au fût droit et long, et fermement tenu, les champs, la maison, la terre, le ciel, balançaient en tous sens comme les ombres dans la forêt un jour de grand vent. Matara fit éruption hors du taillis ; devant lui des pétales de fleurs arrachées volèrent comme sous l’effet d’une tempête. J’entendis un cri ; je la vis se précipiter en tendant les bras vers l’homme blanc. Elle était femme de mon pays et de sang noble. Ils sont là ! l’entendis-je s’exclamer dans un cri strident d’angoisse et de peur. Et tout s’immobilisa ! Les champs, la maison, la terre, le ciel se figèrent, tandis que Matara bondissait sur elle le bras levé. Je tirai la gâchette de l’arme, il y eut un éclair, je n’entendis rien ; je reçus un jet de fumée en recul sur le visage, puis je vis Matara rouler la tête en avant et gésir inerte les bras en croix à ses pieds. Ha ! pour sûr, j’avais bien visé ! Le soleil sur mon cou était glacé comme une eau courante. Bien tiré ! Je jetais l’arme après ce tir. Le couple se tenait debout, contemplant le mort comme s’ils avaient été ensorcelés par un charme. Je lançai à la femme, à toute force “Vis et souviens-toi !“ Puis, pendant un moment, je titubai dans des ténèbres froides.

« Derrière moi il y eut des appels à grands cris, j’entendis le pas de plusieurs personnes accourant; des étrangers m’entouraient, me criaient au visage des mots dépourvus de sens, me poussaient, me traînaient, me soutenaient… On me plaça devant le grand Hollandais : il me regarda comme s’il avait perdu la raison. Il voulait savoir, il parlait rapidement ; il me dit sa gratitude, il m’offrit de me restaurer, m’offrit le gîte, me proposa de l’or – il posait mille questions. Je lui ris au nez. Je lui dit : “je suis un voyageur de Korinchi venu ici de Perak, et je ne sais rien de cet homme mort. Je marchais le long du chemin quand j’entendis un coup de feu, et vous gens insensés vous êtes précipités sur moi et m’avez traîné ici.“ Il leva les bras au ciel, d’étonnement et de confusion, il n’y croyait pas, il ne comprenait pas, s’exclamait-il dans sa langue à la cantonade. Elle gardait les bras refermés autour du cou de l’homme et par-dessus son épaule me fixait de ses grands yeux, la tête tournée. Je souris et la regardai ; je souris et j’attendis d’entendre le son de sa voix. L’homme blanc lui demanda soudain, “Tu connais ce type ? “. Je tendis l’oreille – ma vie était dans mes oreilles ! Elle me regarda longuement, elle me regarda sans cligner des yeux, et déclara à haute voix “Non ! je n’avais jamais vu cet homme ! “… Quoi ! Jamais vu ? Avait-elle déjà oublié ? Était-ce possible ? Déjà oublié ! après tant d’années de vagabondage ensemble, de compagnonnage étroit, de troubles, de mots tendres ! Déjà oublié !... Je me dégageais des mains qui me tenaient et partis sans souffler mot… Laissez-moi m’en aller.

« J’était las. Avais-je dormi ? Je n’en sais rien. Je me souviens d’avoir marché le long d’un grand chemin sous des cieux constellés ; et ce pays étranger paraissait si grand, les rizières si vastes, que, contemplant tout cela, j’en eus la tête légère par peur de tout cet espace. Puis j’avisai une forêt. La gaîté lumineuse des étoiles pesait trop sur mes épaules. Je quittai le chemin et pénétrai dans la forêt, qui était très sombre et très triste. »
[avant-dernière livraison, où le dénouement approche]

V
La voix de Karain nous parvenait de plus en plus atténuée, comme s’il s’était éloigné de nous, jusqu’à ces derniers mots, prononcés faiblement mais distinctement, comme on hèle quelqu’un par temps clair à une grande distance. Il ne bougeait pas. Il fixait du regard la tête immobile de Hollis, qui lui faisait face, aussi calme que lui. Jackson s’était tourné de côté, le coude sur la table, se couvrant les yeux de la paume de la main. Et je regardais, surpris et ému ; je regardais cet homme, fidèle à une vision, trahi par son rêve, dédaigné par le fruit de son illusion, et venant à nous, mécréants dépourvus de toute croyance, à la recherche d’une aide… contre les assauts de ses pensées. Le silence était profond ; mais il paraissait rempli de fantômes allant sans bruit, de choses douloureuses et tristes, et qui gardaient le silence, en l’invisible présence desquelles le battement pulsé des deux chronomètres du navire, égrenant avec constance les secondes de l’heure Greenwich, m’était une protection et un soulagement. Karain paraissait pétrifié ; et considérant sa posture rigide, je pensais à ses errances, à cette obscure odyssée d’une vengeance, et à tous les hommes qui errent dans leurs illusions ; des illusions aussi privées de repos que les hommes qui en sont porteurs ; des illusions emplies de foi comme celles qui en sont dépourvues ; des illusions qui procurent de la joie, qui donnent du chagrin, qui font souffrir, qui apportent la paix ; des illusions invincibles qui peuvent faire paraître la vie et la mort sereines, fécondes, tourmentées ou ignobles.

Un murmure se fit entendre ; cette voix paraissait provenir d’un espace extérieur, être émise depuis un monde onirique pour se faire entendre ici, dans le rond de lumière de la lampe de la cabine. Karain reprit son récit.

« Je demeurai dans la forêt ».
« Elle ne revint plus à moi. Jamais ! Pas une seule fois ! Je vécus seul. Elle avait oublié. C’était très bien ainsi. Je ne voulais plus d’elle. Je trouvai une maison abandonnée dans une vieille clairière. Personne ne passait par là. Parfois, j’entendais dans le lointain les voix de gens allant sur un chemin. Je me reposais ; il y avait un champ de riz sauvage, et l’eau d’un ruisseau qui courait là… et la paix ! Toutes les nuits, je restais assis près du petit foyer devant mon logis. Ne nombreuses nuits ont passé au-dessus de ma tête.

« Puis, un soir, alors que j’étais assis près du feu après avoir mangé, je regardai le sol devant moi et me souvins de mes errances. Je levai la tête. Je n’avais perçu ni bruit, ni mouvement dans la végétation, ni aucun pas, mais je levai la tête. Un homme venait vers moi en traversant la petite clairière. J’attendis. Il s’approcha dans me saluer et se plaça accroupi dans la lumière du feu. Enfin il tourna le visage vers moi. C’était Matara. Il me fixa d’un air farouche avec ses grands yeux enfoncés dans les orbites. La nuit était froide. Je me levai et quittai les lieux, le laissant près de ce feu qui ne donnait aucune chaleur.
« Je marchai dans la nuit, tout le lendemain, et le soir, je fis un grand feu et m’assis, et l’attendis. Il ne vint pas dans la lumière. Je l’entendais dans les frondaisons, ici et là, murmurant, murmurant. Je perçus enfin les paroles de ce murmure ; je les avais déjà entendues : « Tu es mon ami.. règle bien ton tir.. »

« Je supportai cela aussi longtemps que je pus – puis d’un bond, je m’enfuis, comme je me suis enfui cette nuit-ci de mon fortin pour nager jusqu’à vous. Je courus, courus, pleurant comme un enfant laissé seul loin des maisons. Il courut à mon côté, sans que ses pieds n’émissent le moindre bruit d'une foulée, chuchotant, chuchotant, invisible mais audible. Je cherchai la compagnie des hommes – j’avais besoin d’hommes autour de moi ! d’hommes qui n’aient pas trépassé ! Et de nouveau, lui et moi vagabondâmes. Je recherchai le danger, la violence, et la mort. Je combattis dans la guerre d’Atjeh, et ce peuple de braves s’étonna de la vaillance de cet étranger dans le combat. Mais c’est que nous étions deux ; il me protégeait des coups …. Pourquoi ? Je voulais la paix, non la vie ! Et personne ne le voyait ; personne ne savait. Je n’osais en parler à personne. De temps en temps, il me laissait, mais jamais pour longtemps ; il réapparaissait bientôt, et chuchotait ou me fixait du regard. Mon cœur était déchiré par une étrange peur, mais il ne pouvait mourir. C’est alors que je rencontrai un vieillard.

« Vous l’avez tous connu. Les gens d’ici l’appelle mon sorcier, mon serviteur et mon porteur de sabre ; mais pour moi il était un père, une mère, ma protection mon refuge et ma paix. Quand je fis sa connaissance il rentrait de pèlerinage, et je l’entendis entonner une prière à la tombée du jour. Il s’était rendu au lieu saint avec son fils, l’épouse de son fils et un petit enfant ; et lors du voyage retour, par la faveur du Très-haut, tous moururent : l’homme dans la force de l’âge, la jeune mère, le petit enfant, tous périrent. Et le vieillard regagnait son pays tout seul. C’était un pèlerin serein et pieux, très sage et très seul. Je lui racontai tout. Pendant un temps, nous vécûmes ensemble. Il m’adressait des paroles de compassion, de sagesse, et des prières. Il veillait à ce que l’ombre que projettent les morts ne se pose sur moi. Je le suppliais de me remettre un charme qui garantirait ma sécurité. Longtemps il rejeta ma demande ; puis enfin, dans un soupir et avec un sourire, il m’en donna un. A n’en pas douter, il commandait à un esprit plus puissant que l’agitation de mon ami mort, et de nouveau, je connus la paix. Mais je m’étais déshabitué du repos et de la quiétude et j’étais devenu amoureux des troubles et du danger. Le vieillard ne me quitta plus. Nous voyageâmes ensemble. Nous fûmes accueillis par les grands de ce monde ; sa sagesse et mon courage ont marqué les mémoires là où votre force, ô hommes blancs, est oubliée ! Nous nous mîmes au service du sultan de Sula. Nous guerroyâmes contre les Espagnols. Il y eut des victoires, de l’espérance, des revers, de la peine, du sang, et des larmes de femmes… Et pour quoi donc ?... Nous désertâmes. Nous réunîmes des hommes errants d’une race guerrière et nous vînmes ici pour combattre de nouveau. La suite, vous la connaissez. Je suis souverain d’un pays conquis, amoureux de la guerre et du danger, combattant et conspirateur. Mais le vieil homme est mort, et je suis redevenu l’esclave des morts. Il n’est plus ici désormais pour éloigner les ombres reprochantes, pour intimer le silence aux voix sans vie ! La puissance du charme qu’il m’avait remis s’en est allée avec lui. Et je connais la peur ; et j’entends le chuchotement, « tue ! tue ! tue ! » N’ai-je donc pas tué assez ?

Pour la première fois de cette nuit une soudaine convulsion de folie et de rage parcourut son visage. Il darda des regards chavirants dans toutes les directions comme ceux d'oiseaux pris dans un orage. Il se leva d’un bon, et s’écria :
« Par les esprits qui boivent le sang : par les esprits qui crient dans la nuit : par tous les esprits de la fureur, de l’infortune et de la mort, je le jure… un jour je frapperai dans chaque cœur qui se présentera à moi… Je .. »
Il eut l’air si dangereux que nous sautâmes tous les trois hors de nos places et fûmes debout en un clin d’œil, et Hollis, d’un revers de main, fit voler le kriss loin de la table. Je crois bien que nous criâmes ensemble. Nous fûmes pris de peur mais un très bref instant seulement, car il se rassit aussitôt et retrouva ses esprits, entouré de trois hommes blancs se tenant debout dans une attitude assez ridicule. Nous eûmes un peu honte de nous-mêmes. Jackson ramassa le kriss et, après m’avoir jeté un regard interrogateur, le lui remit. Il le reçut avec une inclination de la tête toute protocolaire et l’enficha dans le nœud de son sarong, en prenant un soin méticuleux à donner à son arme un biais pacifique. Il nous toisa avec un sourire austère. Nous fûmes penauds comme des réprouvés. Hollis prit place à la table en se tournant de côté, le menton dans une paume, le scrutant dans un silence pensif. Je dis :

« Vous devez obéir à aux volontés de votre peuple. Il a besoin de vous. Et dans la vie, il y a une chose qui s’appelle l’oubli. Les morts eux-mêmes finissent un jour par cesser de parler.

- Suis-je donc une femme, pour oublier toutes ces années avant qu’une paupière ait eu le temps de battre deux fois ? » s’exclama-t-il avec ressentiment et amertume.
Il me surprit. C’était étonnant. Pour lui, sa vie – ce cruel mirage d’amour et de paix – paraissait aussi réelle, aussi indéniable, que le serait la vie de l’un de nos saints, ou de nos philosophes ou celle de l’un de nos fous, aux yeux de l’intéressé. Hollis marmotta :
« Tu ne vas pas l’apaiser avec tes platitudes. »

Karain s’adressa à moi :
« Vous nous connaissez. Vous avez vécu avec nous. Pourquoi ? Nous n’en savons rien, mais vous comprenez nos peines et nos pensées. Vous avez vécu avec mon peuple, et vous comprenez nos désirs et nos craintes. Avec vous, j’irai. Je veux aller dans votre pays, vers votre peuple. Vers votre peuple qui vit sans croyance ; pour qui le jour est le jour, et la nuit est la nuit, et rien de plus, parce que vous avez l’intelligence de toutes choses visibles, et parce que vous méprisez toutes celles qui ne le sont pas ! Dans votre pays d’incroyance, où les morts ne parlent pas, où chaque homme est sage, et seul … et en paix ! ».

« Description capitale » ironisa Hollis à voix basse, avec un sourire bref.

Karain baissa la tête.
« Je peux travailler dur, et combattre – et être fidèle, » murmura-t-il sur un ton de lassitude, « mais je ne peux pas retourner vers lui qui m’attend sur le rivage. Non ! Prenez-moi avec vous … ou bien, donnez-moi un peu de votre force, de votre incroyance … un charme !... »

Il parut complètement épuisé.

(à suivre)
Avant d'aborder le dénouement de cette nouvelle, on notera cette inversion, bien dialectique : il y a cent cinquante ans, -- et non cent vingt car le personnage de Karain est présenté dans le souvenir des aventures de jeunesse de Conrad, remontant à une époque où l'auteur devait être jeune trentenaire, ou pré-trentenaire --, le colonisé musulman est aspiré par le pays fantasmé du colonisateur blanc, dans l'espoir de lui prendre de sa force, de son pouvoir sur le monde visible et de se mettre à l'école de son mépris pour les mondes invisibles. Aujourd'hui, l'ancien colonisé est mêmement attiré vers le pays du Blanc mais il est animé d'une ambition et d'une démarche inverses : celles d'imposer au mécréant sa croyance au lieu de vouloir à son contact s'en débarrasser. Et inversement, l'ancien colonisateur séduit par ces croyances, multiplie à domicile ses conversions subjuguées et fantasme de se joindre aux croyants dans leur pays de prédilection, entre Syrie et Irak. Voilà la preuve, s'il en fallait une, que la colonisation a inversé son cours, que la relation prédicative coloniale s'est maintenue intacte en intervertissant ses relata.

Donc, ce qu'il faudrait nommer l'absolu de la période coloniale (comme il y a en mathématique des valeurs numériques absolues indifférentes à leur signe positif ou négatif ou à toute direction de vecteur) se perpétue par et dans les actuelles migrations de populations porteuses de pareilles exigences sur les pays qu'elles abordent. Cette perpétuation du colonialisme dans son absolu continue de produire des ravages anciens, mais, dans sa phase actuelle, ceux-ci se voient transposés en Europe. Elle a aussi pour effet recul (comme on le dit d'une arme à feu) de vider les pays des colonisateurs de leurs jeunesses qui n'aspirent plus qu'à les déserter, et de détourner celles-ci de tout destin ou progrès indépendant à domicile. Tensions politiques et sociales, et ravages culturels, sociaux et économiques et insécurité en Europe ; désertification, dépendance économique et arriération en Afrique et en Orient. Tels sont les fruits de la version 2.0 du colonialisme dont les exploits sont nourris des politiques folles des régimes au pouvoir en Europe occidentale. Mme Merkel, chef de l'Allemagne, pays qui ne sut jamais coloniser durablement hors de ses frontières, est la figure de proue de ce colonialisme 2.0, qui se conduit à domicile, et s'auto-fantasme avantageusement, se travestit de bienfaits économiques supposés ("ils paieront nos retraites", etc.), chez les Européens.
« Oui, emmène-le avec toi », dit Hollis, à voix très basse, comme dans un débat avec lui-même. Ce serait une solution. Les fantômes là-bas sont au sein de la société, et parlent affablement aux dames et aux messieurs, et méprisent les humains qui vont tout nus, comme notre ami princier … nu …et fracassé ! Je dois dire. Désolé pour lui. Impossible, bien sûr. Comment tout ça finira… » continua-t-il en nous regardant « je vais vous le dire : il un jour il se précipitera dans l’amok sur ses fidèles sujets et en enverra ad padres un nombre indéterminé jusqu’à ce qu’ils se décident à se montrer suffisamment déloyal envers lui pour l’occire d’un coup derrière la tête. »

J’approuvai d’un hochement de tête. J’estimais plus que probable que la fin de Karain serait celle-là. Il était évident qu’il avait été pourchassé par ses pensées jusqu’aux limites de toute endurance humaine, et qu’il ne faudrait guère plus de pression sur lui pour le voir verser dans la forme de folie particulière à sa race. La période de répit dont il avait joui tant que le vieil homme était en vie rendait le retour de ses tourments insupportable. Voilà au moins qui était incontestable.
Il leva la tête d’un coup, ce qui nous fit supposer qu’il s’était assoupi.
« Accordez-moi votre protection… ou de votre force ! s’écria-t-il. « Un charme… une arme ! »
Et de nouveau son menton retomba sur sa poitrine. Nous le regardâmes, puis nous nous regardâmes, dans cet échange de regards entre nous, l’effroi du doute, comme des hommes qui se trouve de manière inattendue sur le lieu d’une catastrophe mystérieuse. Il s’était livré à nous. Il venait de remettre entre nos mains ses erreurs et son tourment, sa vie et sa paix ; et nous ne savions que faire de ce problème issu de ténèbres qui nous étaient extérieures. Nous, trois hommes blancs, regardant ce Malais, étions incapables, à nous trois, de prononcer la moindre parole qui réponde aux circonstances, pour autant qu’il existât une parole susceptible d’apporter à ce problème une solution. Nous nous creusions la cervelle et étions désemparés. Nous nous trouvions tous trois comme si nous avions été appelés aux portes des régions infernales afin de juger et de statuer sur le sort d’une âme errante soudainement échappée d’un monde où règnent un grand soleil et de fortes illusions.

« Par Jupiter, il semble se faire une idée grandiose de notre puissance ! » chuchota Hollis en ajoutant du dérisoire au désespérant. Et de nouveau, le silence se fit. Le bruit faible du clapotis, le tic-tac constant des chronomètres. Jackson, croisant ses bras nus, s’appuya de l’épaule contre la cloison de la cabine. Il courbait la tête sous la poutre du pont ; sa barbe blonde s’étalait magnifiquement sur sa poitrine ; il avait l’air colossal, ineffectif et doux. Il y avait quelque chose de lugubre dans l’aspect de la cabine ; l’air qui l’emplissait paraissait se charger lentement du froid cruel de l’impuissance, où rode la colère sans pitié de l’égoïsme contre toute forme incompréhensible de douleur pénétrée par effraction. Nous n’avions aucune idée de ce que nous devions faire ; nous commencions à ressentir amèrement la dure nécessité d’avoir à nous débarrasser de lui.

Hollis s’interrogeait, rêveur ; il marmonnait soudainement dans un rire bref, « Force… Protection… Charme. » Il se détacha de notre cercle autour de la table et quitta le rouf sans nous adresser un regard. Cela ressemblait à une vile désertion. Jackson et moi échangeâmes un regard d’indignation. Nous l’entendions fouiller dans sa cabine pigeonnier. Hollis allait-il vraiment se coucher ? Karain soupira. Ca devenait intolérable !
Puis Hollis réapparut, tenant des deux mains la petite boîte en cuir. Il le déposa délicatement sur la table et se tourna vers nous en haletant étrangement, comme si, par l’effet d’une cause inconnue, il avait perdu l’usage de la parole pendant un instant, ou se trouvait dans un dilemme moral s’agissant de présenter cette boîte. Mais en un rien de temps, la sagesse insolente et sûre de sa jeunesse lui en donna le courage. Il déclara en déverrouillant le boîtier à l’aide d’une clé minuscule : « Ayez l’air aussi solennel que vous pourrez, les gars. »
Il est probable que notre air alors ne fût autre que surpris et stupide car il jeta un œil derrière lui, et dans un mouvement d’humeur, nous intima :
« Ce n’est pas un jeu ! Je vais faire quelque chose pour l’aider. Ayez l’air sérieux bon sang ! Vous ne pouvez donc pas mentir un peu… pour un ami ! »
Karain semblait ne pas prêter cas à cet échange, mais quand Hollis renversa le couvercle de la boîte, il se jeta en avant pour saisir des yeux son contenu, et nous fîmes de même. Le satin pourpre molletonné de l’intérieur de la boîte faisait une tache de couleur violente dans la pénombre ambiante : voilà une chose positive qui s’offrait au regard, voilà qui était fascinant.

VI
Hollis versa un regard dans l’intérieur de la boîte en arborant un sourire. Il avait récemment effectué une brève visite au pays en empruntant le Canal (*). Il avait été absent pendant six mois et nous avait rejoints juste à temps pour effectuer ce dernier voyage. Nous n’avions jamais vu cette boîte. Ses mains la survolaient, et s’il s’adressait à nous d’un ton ironique, son visage devenait aussi grave que si nous avions prononcé une incantation aux vertus puissantes au-dessus des choses formant son contenu.
« Chacun de nous, dit-il avec des pauses qui étaient en quelque façon plus offensantes que ses paroles, chacun de nous, admettons-le, a été hanté par une femme… et … pour ce qui est de nos amis … en visite impromptue… eh bien… je vous laisse en juger… «
Il fit une pause. Karain fixa la scène du regard. Un grondement sourd se fit entendre en dessous du pont. Jackson interjeta avec sérieux :
- Ne sois donc pas cynique à ce point.
- Ah ! tu ne sais pas ruser, fit Hollis tristement. « Mais tu apprendras… En attendant, ce Malais est notre ami… »
Il répéta, sur un ton pénétré, « Ami… Malais. Ami, Malais, » comme soupesant ces mots à l’aune l’un de l’autre, puis poursuivit avec plus d’engouement :
« Un type bien – un gentleman à sa manière. Nous ne pouvons, pour ainsi dire tourner le dos à ses confidences et à la foi qu’il a mise en nous. Ces Malais sont des êtres impressionnables – tout en nerfs, vous voyez ce que je veux dire – par conséquent… »
Il fit volte-face dans ma direction.
C’est toi qui le connais le mieux, dit-il en affectant le ton d’un esprit pratique. « Tu le crois fanatique… je veux dire très strict dans sa foi ? »
Je bégayai, profondément surpris d’être ainsi interpelé, que « non, je ne pensais pas ».
« C’est par rapport au fait que cette chose est une représentation, un portrait gravé » murmura Hollis qui se faisait énigmatique et en se tournant vers la boîte. Il y plongea les doigts. Les lèvres de Karain s’entrouvrirent et ses yeux brillèrent. Nous regardâmes dans la boîte.
Il y avait là deux bobines de fil de coton, un paquet d’aiguilles à coudre, un bout de ruban de soie, bleu sombre ; un cliché pris dans un cabinet de photographe, sur lequel Hollis jeta un œil avant de le poser sur la table pour n’en montrer que le verso. Le portrait d’une jeune fille, avais-je eu le temps de voir. Il y avait parmi un assortiment de divers petits objets, un bouquet de fleurs, un gant blanc très étroit garni de nombreux boutons, un mince paquet de lettres lié avec soin. Les amulettes des hommes blancs ! Leurs charmes et leurs talismans ! Les charmes qui les maintiennent dans la droiture et qui les conduisent à faire des coups tordus, qui ont le pouvoir d’accabler un homme jeune de soupirs et de faire sourire les vieillards. Ces choses puissantes qui provoquent et procurent des rêves de joie, des pensées de regrets ; qui attendrissent les cœurs endurcis, et qui peuvent tremper ceux qui sont trop tendres pour les durcir comme l’acier. Cadeaux du ciel – choses de la terre.

Hollis fouilla dans la boîte.
Et il me sembla, pendant cette attente, que l’atmosphère de la cabine de la goélette fût parcourue d’un frémissement invisible et vivant, qu’elle fût animée de souffles subtils. Tous les fantômes chassés de l’Occident incroyant par des hommes qui se prétendent sages et seuls, et en paix – tous les esprits sans domicile d’un monde privé de croyances – apparurent soudainement autour de la personne de Hollis penchée au-dessus de cette boîte ; toutes les ombres exilées et charmantes de femmes aimées ; tous les fantômes beaux et tendres des idéaux perdus et rappelés à la mémoire, oubliés, chéris, exécrés ; tous les fantômes rejetés et porteurs de reproches d’amis admirés, dignes de confiance, calomniés, injustement accusés, trahis, et laissés pour mort au bord du chemin – ils semblaient tous provenir des régions inhospitalières de la terre pour s’être donné rendez-vous et paraître ensemble dans la pénombre de cette cabine, comme si celle-ci leur avait été un refuge et, dans tout le monde incroyant, qu’elle fût l’unique lieu accueillant aux croyances vengeresses. Cela dura une seconde et tout disparut. Hollis seul se tenait devant nous en faisant scintiller un objet minuscule au bout de ses doigts. Cela semblait être une pièce de monnaie.
« Ah ! la voici ! » fit-il.
Il l’a montra dans un mouvement d’élévation. C’était une pièce de six pence, un six-pence Jubilée de la Reine (**)

La pièce était dorée ; et comportait un opercule près de son bord. Hollis regarda Karain.
« Un charme pour notre ami », dit-il en se tournant vers nous. « L’objet que vous avez là possède un grand pouvoir – celui de l’argent, pour commencer – et frappera son imagination. Un vagabond loyal ; il suffit que son puritanisme ne le détourne pas d’adopter ce qui est une représentation… » (***).
Nous restions interdits. Nous ne savions pas si nous devions être scandalisés, ou amusés, ou soulagés. Hollis avança vers Karain, qui se leva en un sursaut, puis, tenant haut la pièce, s’adressa à lui en Malais.

« Voici une image de la Grande Reine, et qui est aussi l’objet le plus puissant que connaissent les hommes blancs », énonça-t-il, solennel.
Karain couvrit de la main le manche de son kriss en une marque de respect, et fixa le regard sur la tête couronnée.
« L’Invincible, la Pieuse », murmura-t-il.
- Elle est plus puissante que Soliman le Sage qui commandait aux génies, comme vous savez. (****). Elle est à vous désormais. »
Hollis tenait la pièce dans sa paume, et la contemplant pensivement, s’adressa à nous en anglais.
« Elle commande un esprit, aussi – l’esprit de sa nation ; qui est un diable qui possède toutes les maîtrises, consciencieux, sans scrupules, et inexpugnable … et qui fait beaucoup le Bien – incidemment … beaucoup le Bien .. quelquefois – et qui ne tolérera pas, du meilleur fantôme qui soit, le moindre ennui causé au prétexte d’un événement aussi minuscule que le coup de feu donné par notre ami. Ne prenez pas cet air ahuri les gars. Aidez-moi plutôt à le lui faire croire. Tout ne tient qu’à ça.

- Son peuple en sera heurté, aventurai-je dans un murmure. »
Hollis regarda Karain fixement, lequel était l’« excitation immobile » faite homme. Il se tenait debout, rigide, la tête jetée en arrière, les yeux roulant, jetant des flammes, les narines dilatées, frémissantes.
« Eh attendez un peu, dit enfin Hollis, c’est un brave type. Et je lui fais cadeau d’une chose qui me manquera pour de bon. »
Il prit le ruban dans la boîte, eut un sourire condescendant en contemplant la chose, puis à l’aide d’une paire de ciseaux coupa un bout de la paume du gant.
« Je vais lui confectionner une de ces choses que portent les paysans italiens, vous allez voir. »
Il cousit la pièce dans le cuir délicat, cousit ensuite le cuir au ruban, dont il noua les deux bouts. Il oeuvrait avec hâte. Karain ne quittait pas des yeux ses doigts affairés.
« Voilà donc, dit-il, puis il fit un pas vers Karain. Il se regardèrent l’un l’autre de très près. Les yeux de Karain fixaient le vide, mais le regard de Hollis parut s’assombrir et se faire dominateur et intimidant. Il y avait un violent contraste dans l’expression des deux hommes : l’un immobile et couleur de bronze, l’autre d’une blancheur éblouissante, les bras levés, où les muscles puissants roulaient imperceptiblement sous une peau satinée. Jackson se rapprocha avec l’air d’un homme se rapprochant d’un camarade dans une situation délicate. J’intervins pour impressionner, disant en pointant du doigt Hollis :
« Il est jeune mais il est sage. Vous pouvez prêter foi à ses paroles ! »
Karain baissa la tête. Hollis lui passa lestement le ruban bleu marine autour du cou et s’éloigna de quelques pas.
« Oubliez tout et allez en paix ! » criai-je.
Karain parut se réveiller d’un rêve (*****). Il fit « Ha ! », se secoua comme pour s’ôter un fardeau du corps. Il regarda autour de lui avec assurance. Sur le pont on retirait le couvercle du lanternon en le traînant, et la lumière inonda la cabine. C’était déjà le matin.
« Il est temps d’aller sur le pont » dit Jackson.
Hollis enfila un surtout et quitta la cabine en direction du pont, précédé de Karain.
Le soleil s’était levé derrière les hauteurs, qui projetaient de longues ombres dépassant au loin les limites de la baie, dans une lumière de perle. L’air était pur et clair, et frais. Je montrai la ligne incurvée des sables jaunes :

« Il n’est pas là, dis-je avec emphase à Karain. Il ne vous attend plus. Il est parti pour toujours ».
Un rai de soleil, éblouissant et chaud, traversa la baie depuis les sommets de deux monts, et l’eau tout autour comme par magie étincela en une immense gerbe.
« Non ! il n’est pas à m’attendre, dit Karain après avoir attardé son regard sur la plage, je ne l’entends pas, continua-t-il lentement, non !.
Il se tourna vers nous.
« Il est reparti. A jamais ! » s’écria-t-il.
Nous approuvâmes véhémentement, de manière répétée et sans y mettre la moindre affectation.
Le plus important était de l’impressionner avec force ; d’induire en lui le sentiment d’une sécurité absolue : la fin de tous ses troubles. Nous fîmes de notre mieux ; et j’espère que nous avons affirmé notre foi en la puissance des charmes de Hollis de manière suffisamment efficace pour avoir réglé la question sans plus l’ombre d’un doute. Nous faisions retentir nos voix joyeusement autour de lui dans l’air calme, et au-dessus de sa tête le ciel, pellucide, pur, immaculé, s’arquait de bleu tendre d’un rivage à l’autre de la baie, comme pour envelopper les eaux, la terre, et l’homme dans la caresse de sa lumière.
L’ancre était levée, les voiles étaient larguées et une demi-douzaine de gros bateaux étaient visibles sur la baie qui se préparaient à nous remorquer hors d’elle. Les rameurs dans le premier qui se présenta levèrent la tête et virent leur chef se tenant parmi nous. Un bas murmure d’étonnement se fit entendre, suivi d’un hourra d’acclamation.
Il nous quitta, et parut tout de suite pénétrer des deux pieds dans la glorieuse splendeur de la scène qui était la sienne, en se drapant dans l’illusion de la réussite inévitable. Pendant un court instant il se tint debout, un pied sur la passerelle de débarquement, une main sur la garde de son kriss, dans une pose martiale ; et soulagé de la peur des ténèbres de l’au-delà, il se tint la tête haute, parcourant d’un œil serein le territoire minuscule de ses conquêtes terrestres. Les équipages des bateaux dans le lointain saluèrent sa venue d’acclamations ; une vaste clameur roula sur les eaux ; les monts s’en firent l’écho, et parurent lui renvoyer par ricochet ces vœux de longue vie et de victoires.

Il descendit dans un canoë, et dès qu’il fut détaché du bord, nous lui adressâmes trois hourras, qui parurent faibles et bien sages après le tumulte tapageur de ses loyaux sujets, mais c’était le mieux que nous puissions faire. Il resta debout dans le bateau, leva les deux bras, puis désigna du doigt l’infaillible charme. Nous l’acclamâmes de nouveau ; et les Malais des bateaux observèrent en silence – très déroutés et impressionnés. Je me demandais ce qu’ils pouvaient bien penser ; ce que lui pouvait bien penser ; … ce qu’en pense le lecteur ? (******).
Nous fûmes remorqués lentement. Nous le vîmes débarquer et, de la plage, suivre notre manœuvre du regard. Un personnage s’approcha de lui, humblement mais ouvertement, point du tout comme le ferait un fantôme chargé de doléances. Nous vîmes d’autres hommes accourir vers lui. Peut-être est-ce qu’il leur avait manqué ? Quoi qu’il en soit il y eut un grand remue-ménage. Un groupe se forma rapidement autour de lui, et il progressa à pied le long de la grève sablonneuse, suivi d’un cortège grossissant qui avançait presque à la même vitesse que la goélette. À l’aide de nos lunettes, nous aperçûmes le ruban bleu à son cou et une tache claire sur sa poitrine brune. La baie se réveillait. La fumée des foyers matinaux s’élevait en faibles convolutions au-dessus des têtes des palmiers ; les gens allaient et venaient d’une maison à l’autre ; une troupe de buffles galopa lourdement sur une pente verte ; de fines silhouettes de jeunes garçons gambadaient dans les hautes herbes ; une colonne colorée de femmes, portant des bambous d’eau sur la tête, marchait en se balançant dans un maigre bosquet d’arbres fruitiers. Karain s’arrêta au milieu de ses hommes et fit un geste de la main ; puis, se détachant du groupe bariolé, se rendit seul sur la grève et agita la main de nouveau. La goélette gagna la mer entre les deux promontoires escarpés qui encadrent l’accès à la baie, et en cet instant Karain sortit de notre vie pour toujours.

(épilogue à suivre)


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(*) vraisemblablement le Canal de Suez, qui avait été inauguré par l’impératrice Eugénie le 17 novembre 1869

(**) En 1887, en célébration du Jubilée d’or (cinquantième anniversaire de l’accession au trône de la Reine Victoria), eut lieu une émission de monnaie. Celle-ci comportait une pièce d’argent de six pence montrant l’effigie de la reine d’un côté et les armoiries de la monarchie britannique de l’autre. Il se trouve que cette pièce, qui était de valeur relativement faible, ressemblait fortement par sa taille et son dessin, à un demi-souverain d’or, qui était de valeur relativement forte, si bien que les faux-monnayeurs doraient cette pièce pour la faire confondre avec un demi-souverain. Par un redoublement d’ironie, la pièce de six pence dorée paraît de plus grande valeur qu’elle n’en a véritablement : cette pièce représente ainsi une double tromperie.

(***) Deuxième allusion à l’aniconisme musulman, soit l’interdit de représentation des figures humaines dans le sacré islamique, de la part de Hollis dans cette scène, qui redoute que si Karain est musulman de stricte obédience, il ne juge idolâtre l’image talismanique de la reine et rejette l’offre.

(****) Bien « le Sage » et non « le Magnifique » : Soliman le sage, qui commandait aux esprits : le Coran (Sura XXXIV) mentionne que Soliman le Sage (Salomon) était servi par les esprits (les djinns ou les génies) qui « faisaient pour lui tout ce dont il avait envie ». Il ne s’agit donc pas de la puissance séculière ou mondaine de la reine d’Angleterre dans ce passage mais bien de la puissance « spirituelle » investie dans l’objet.

(*****) Impossible de ne pas relever la parenté de cette scène avec une séance d’hypnose, très en vogue à l’époque où fut produite cette nouvelle et dont le freudisme et ses avatars littéraires ultérieurs (surréalisme, etc.) devaient faire l’usage que l’on sait une quinzaine d’années plus tard. Il ne vous aura pas non plus échappé qu'au terme de cette séance de divan, véritable scène à la Hitchcock dans le rouf de la goélette, Karain repart avec sur la poitrine le transfer symbolique de l'image de sa mère, dont le récit de Conrad note qu'elle fut reine et que Karain tend à confrondre son image idéalisée avec celle qu'il se fait de la reine des Anglais. C'est en retrouvant sa mère perdue qu'il chasse ses démons et les fantômes du double assassiné par ce coup de feu coupable, geste qui fut lui-même, semble-t-il, paragon d'acte manqué.

(******) Très rare interpellation directe du lecteur par l’auteur au cœur d’une fiction de Conrad.
[Dernières pages formant épilogue à la nouvelle de Conrad Karain, un souvenir]

Mais le souvenir demeure. Des années plus tard, je rencontrai Jackson par hasard, sur le Strand (*). Il était aussi magnifique que toujours. Sa tête dominait la foule de haut. Sa barbe était dorée, son visage rouge, ses yeux bleus ; il portait un chapeau gris à large bord mais ni faux-col ni gilet ; il donnait l’inspiration ; il venait de rentrer au pays. Il avait débarqué le jour même ! Notre rencontre forma un obstacle, des remous et un contre-courant dans le flot d’humanité qui se trouvait là. Des gens pressés nous heurtaient dans leur course, nous contournaient d’un pas de côté puis se retournaient pour jeter un œil sur ce géant. Nous essayâmes de compresser sept années de vos vies dans sept exclamations ; puis, nos effusions soudainement calmées, nous marchâmes d’un pas paisible, se donnant l’un à l’autre des nouvelles de l’époque passée. Jackson jetait des regards alentour, comme un homme cherchant des repères, puis s’arrêta devant la devanture de Bland (**). Il avait toujours nourri une passion pour les armes à feu ; il s’arrêta net et contempla les armes exposées en rangs, parfaites et sévères, alignées derrière un vitrage aux cadres noirs. Je restai près de lui. Il dit tout à coup :
« Tu te souviens de Karain ? »
Je répondai positivement d’un hochement de tête.
« Ce qu’on voit là me fait penser à lui », continua-t-il le visage près de la vitrine… Et je vis un autre homme, fort et barbu, l’épiant avec la même intensité depuis les ombres et parmi les tubes fourbis qui peuvent faire guérir de tant d’illusions.

« Oui, ça me fait penser à lui, reprit-il lentement. J’ai vu un article de journal ce matin ; ils ont recommencé à se battre là-bas. Il doit en être, pour sûr. Ca va chauffer pour les caballeros (***). Eh bien, bonne chance à lui, le pauvre diable ! Il était parfaitement éblouissant. »

Nous continuâmes notre promenade.
« Je me demande si le charme a produit son effet sur lui – tu dois te souvenir du charme que lui avait donné Hollis. S’il a eu l’effet escompté, jamais une pièce de six pence n’aura été gâchée avec meilleur profit ! Pauvre diable ! Je me demande s’il s’est débarrassé de cet ami qui l’accompagnait partout. J’espère bien en tout cas… Tu sais, parfois je me dis que… »
Je restai immobile, le regard tourné vers lui.
« Oui, je veux dire, je me demande si l’affaire était si.. tu comprends… si tout ce qu’il nous a raconté lui était réellement arrivé… Qu’est-ce que tu en penses ?
- Mon vieux, m’écriai-je, tu es resté loin du pays trop longtemps. Quelle question ! Il suffit de voir tout ça. »

Un éclair de soleil aqueux fusa depuis le couchant entre deux longs murs ; puis la confusion de toits pressés, avec leurs longs pots de cheminée, les lettres d’or étalées au-dessus des établissements de commerce, le sombre poli des fenêtres, demeurèrent résignés et fâchés dans l'obscurité qui gagna ensuite l’espace. L’avenue dans toute sa longueur, profonde de perspective comme un puits, étroite comme un couloir, fut pleine d’une agitation sombre et incessante. Nos oreilles étaient remplies du bruit des foulées décidées et précipitées des passants et d’un bourdonnement en arrière-fond – une rumeur vaste, produite à bas-bruit, pulsatile, comme celle d’un corps hors d’haleine, faite des battements des cœurs, de voix étouffées ou à bout de souffle. Des yeux innombrables fixaient droit devant eux, les pieds se dépêchant ; les visages pâles passaient en coulées; les bras oscillaient. Au-dessus, un ruban dentelé et étroit de ciel enfumé serpentait entre les hautes toitures, prolongées et immobiles, comme un grand navire à vapeur volant par-dessus une cohorte en déroute.
« Ouiiiii » fit Jackson sur un ton méditatif.

Les grandes roues des cabriolets Hansom tournaient lentement le long des bordures de trottoirs ; un jeune homme au teint pâle marchait, abattu de fatigue, à côté de sa canne, les pans de son manteau lui battant doucement les talons ; les chevaux posaient les sabots avec prudence sur le pavé gras, en secouant la tête ; deux jeunes filles passèrent, se parlant avec vivacité et les yeux brillants ; un vieil homme qui portait beau passa le torse droit, la face rouge, caressant sa moustache blanche ; et une file d’hommes porteurs de panneaux jaunes montrant des inscriptions en bleu approcha de nous lentement, les panneaux haut levés les uns derrière les autres, comme s’ils étaient les éléments d’une épave dérivant sur un fleuve de chapeaux.

« Ouiiiii » répéta encore Jackson. Ses yeux bleu clair regardaient alentour, hautains, amusés et durs, comme les yeux d’un jeune garçon. Une chaîne maladroite d’omnibus rouges, jaunes et verts passa en bringuebalant, monstrueux et tapageurs ; deux enfants mal attifés traversèrent l’avenue ; une grappe d’hommes sales portant un foulard rouge autour de leur gorge nue avançait en titubant, en entretenant une discussion sordide ; un vieil homme en haillons montrant une face de désespéré, les pieds dans la boue, hurlait horriblement le nom d’un journal ; tandis que loin de là, parmi les chevaux secouant la tête, les éclats luisant des harnais, le désordre des panneaux vernissés et des capotes des cabriolets, on pouvait voir un policier, casqué et sombre, étirant un bras rigide à un croisement de rues.
« Oui, je vois bien », fit Jackson lentement. « C’est là, ça s’essouffle, ça trotte, ça roule et ça court ; c’est de la force et c’est de la vie ; et ça vous écraserait si vous n’y faites pas attention ; mais je veux bien être pendu si tout ça est aussi réel que… l’autre chose…, par exemple, l’histoire de Karain. »

Je pense qu'en effet, il était resté trop longtemps loin du pays.

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(*) Grande avenue de Londres, anciennement sur les berges de la Tamise, d’où son nom.

(**)Thomas Bland & Sons, armuriers à Londres, maison fondée en 1840. Existe toujours. Leur devise : « The Goal is to Die with Memories, not Dreams », ce qui pourrait récapituler tout le message de cette histoire s’agissant du seul cas Karain ! – extrait de leur page web, donnant des informations sur leur établissement du Strand : In 1872 the firm expanded even further, Thomas Bland Junior the son of the founder opened a branch at 105 Strand London and in 1886 they also acquired additional premises at 430 Strand. The original London premises were then closed.)

(***) Caballeros désigne ici les Espagnols et les Philippins. Et dire que ça chauffe encore pour les Philippins, pas plus tard que la semaine dernière, le vendredi 2 septembre 2016, le groupe Abou Sayaff a encore frappé à Davao, qui est la capitale de l’île de Mindanao où s’est établi Karain dans cette histoire. Impossible de ne pas constater que l’histoire pour ces gens, ne bouge pas, qu’elle ne progresse en rien, et que les dingues musulmans qui frappent en France en 2016 sont bien « les hommes de Karain » qui ont troqué le sarong pour le training à capuche, la sandale de cuir pour la paire de Nike, la vieille pétoire anglaise de contrebande pour la kalach tout autant de contrebande, et le smartphone qui va avec, et le kriss pour le schlass opinel dont ils usent sur les chairs humaines avec la même libéralité que les hommes de cette histoire. Quand je dis que les récits de Conrad des années 1890 sont d’une actualité brûlante dans la France et le monde de 2016, ce n’est pas par un effet de manches mais bien parce que la stricte réalité du quotidien, tel que nous l'ont concocté les maîtres de l'Empire Mol à Bruxelles et à Berlin, nous impose ce constat.

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Voilà, c'est fini.

Ca vous a intéressé ?

Je vois des fautes d'orthographe énormes ici ou là que je ne peux plus corriger, le logiciel du forum ne le permettant plus après un jour ou deux. Tant pis. Cette contrainte technologique a l'avantage de nous pousser à la rigueur, dans l'écrit de production instantané et d'archivage permanent (ou long, du moins espérons-le).
Intéressé?! Il est fou, ce Marche (prononcé avec l'accent de l'Estaque)... Plus sérieusement, j'ai imprimé la chose après m'être patiemment débrouillé pour lui donner l'apparence, la forme d'un livre (il m'est impossible de lire longuement sur un écran). Un grand merci.
Superbe. Nous avons désormais tous le même voisin de pallier.
Passionnant jusqu'au bout. Normalement je lis Conrad en anglais mais là je me suis laissé tenter et ne l'ai pas regretté.

Merci.
Tout le plaisir a été pour moi, cher Marcel.

Le personnage de Karain est celui du bâtard shakespearien (Richard III, voire Hamlet), qui non content de trahir et de rater tout ce qu'il entreprend ou se fait figure d'entreprendre, de mentir et de dissimuler ses échecs, de bafouer et de prendre le contrepied de toutes les valeurs que son peuple a mises en lui, et sur lesquelles ce peuple a misé en lui lorsqu'il lui confia la mission de châtier la félone échappée, ne parvient pas même à se faire rénégat accompli et rate jusqu'à sa désertion à l'ennemi -- les Blancs athées du rouf de la goélette. Pis encore : non content de ça, ce sont les Blancs eux-mêmes qui, le prenant en pitié, le renvoient aux seules origines dont le bâtard peut être sûr : sa mère, figurée par la reine des Blancs (la reine des ennemis !), dont l'effigie, désormais, va battre sur sa poitrine en y épongeant sa honte et en éteignant les activités reprochantes de son âme.

Lorsque Karain, s'étant débarrassé de son arme dans les buissons, se rend au grand Hollandais qu'il n'a pas eu le courage viril d'occire (ayant su en mobiliser néanmoins assez pour tuer, en lieu et place de ce Hollandais, son meilleur et seul ami), il lui déclare en lui mentant qu'il ne connaît pas l'homme dont le cadavre gît à leurs pieds, qu'il n'est pas le justicier, le tireur qui vient de sauver la vie de la femme en trucidant l'exécutant des volontés de son roi dont il est le frère cadet, et il lui précise ce fait très révélateur qu'il n'est "qu'un voyageur venant de Korinchi".

Or nous avons déjà rencontré ce toponyme dans le deuxième chapitre de la nouvelle: il désigne le pays d'où est originaire le père de Karain ! : Sa mère avait dirigé un petit Etat semi-indépendant sur le littoral de la péninsule du golfe de Boni. Il parlait d’elle avec fierté. Elle avait été femme résolue tant dans les affaires de l’Etat que dans les affaires de cœur la concernant. Après la mort de son premier mari, nullement perturbée par l’opposition turbulente de ses chefs, elle épousa un riche marchand, un homme de Korinchi n’appartenant à aucune famille. Karain était le fils né de ce second mariage, mais cette ascendance malheureuse n’avait apparemment rien à voir avec son exil.

Autrement dit, le mensonge que Karain livre au Hollandais dont il vient d'épargner la vie consiste à décliner le nom du pays de provenance de son père, celui de l'ascendance malheureuse, et méprisée. Mentir et dissimuler un acte et s'en disculper en revendiquant un lieu de provenance fallacieux qui se trouve être le point d'origine d'une ascendance méprisée, celle du père inférieur, presque un beau-père, voilà qui fait de Karain une figure hamletienne.

"Je suis un voyageur de Korinchi", ment-il à l'homme dont il vient de sauver la compagne et d'épargner la vie, et cette ascendance malheureuse se trouve être, au final, le motif profond de son exil, de ses errances et de son abonnement à l'échec, dont seule pourra l'extraire l'effigie magique d'une sur-mère qu'il portera au cou, lui rappelant, comme l'albatros de Beaudelaire, son meurtre fratricide -- Pata Matara était l'homme de confiance, le mandataire et le supplétif du roi, frère aîné de Karain -- et sa trahison, mais aussi assurant sa rédemption et sa protection contre les puissances du reproche et du mépris de soi.

Le génie littéraire et artistique se manifeste dans ce miracle : tout livrer (de soi) dans une histoire engendrée par un accident. Mon sentiment en effet est que l'origine de cette nouvelle, qui articule et condense bien des drames autobiographiques de son auteur, celui pour commencer de l'identité troublée d'un transfuge (presque un renegat, Conrad ayant quitté la marine marchande française pour l'anglaise) ne pouvant produire une oeuvre -- et qu'elle oeuvre ! -- que dans une troisième langue, à l'apex d'un prédicat, d'une triangulation dans laquelle les deux autres (le polonais et le français) sont intimées de se taire et de n'avoir d'autre rôle que celui de service d'intendance de la langue anglaise, que cette origine, dis-je, est accidentelle et triviale et que cet accident déclencheur nous est dévoilé dans l'épilogue, dans la scène d'échange de souvenirs avec Jackson devant l'armurier Brand, sur le Strand de Londres.

La vue d'armes à feu à la devanture de l'armurier induit chez Conrad et Jackson le souvenir du trafic d'armes qui formait le mobile des visites faites à Karain par les deux hommes et Hollis une quinzaine d'années plus tôt, elle rappelle le souvenir de Karain, -- on notera à ce propos la mise en abyme et l'ambiguïté que comporte le titre de cette nouvelle : Karain, un souvenir, ce terme de souvenir faisant doublement référence au souvenir de Karain dans la mémoire de Conrad comme de la mémoire ou du souvenir (le mot est le même en anglais) que Karain lui-même abrite et entretient de ses déboires, meurtres et trahisons, l'intitulé de la nouvelle faisant ainsi argument du souvenir d'un homme qui se souvient --, mais c'est la devise de l'armurier Brand qui paraît engendrer à elle seule la "morale existentielle" qui se donne pour leçon de vie en filigrane du récit des "illusions" de Karain, homme qui projette au quotidien le message de "l'inévitabilité de ses succès" pour n'avoir commis partout et toujours que des échecs et des désastres, et qui a pour deux mots clés mémoire/souvenir et illusions/rêves.

Et du reste, le narrateur ne livre-t-il pas un indice de cela en nous disant que Jackson, rencontré par hasard sur le Strand ce jour-là, était "inspirant" (inspiring) ? adjectif qui, en soi, à ce moment du récit, ne s'explique guère et semble venir là "comme un cheveu sur la soupe".

C'est ainsi que la genèse d'un des récits sur les origines, la filiation et l'identité trahies les plus accomplis et les plus exemplaires de la littérature de langue anglaise aura eu pour déclencheur (pour gachette) le plus trivial des viatiques qui soient, inscrit au linteau d'un armurier de Londres : The Goal is to Die with Memories, not Dreams -- le but est de mourir avec des souvenirs, et non des rêves.
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