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Sur un "tweet" de R. Camus

Envoyé par Pierre Anton 
06 septembre 2016, 22:01   Sur un "tweet" de R. Camus
Ici : [twitter.com]

Le fondement de la civilisation, c’est l’héritage. Il est capital qu’il y ait des riches, mais qui n’aient pas eu à gagner leur argent.

J'avoue que je ne saisis pas très bien le sens de la deuxième phrase. Certes le propos se veut sans doute provocateur en nos temps de nivellement par le bas forcené ; cependant, quelle "richesse" y-a-t-il à avoir de l'argent et, de plus, à en avoir sans avoir eu à le gagner ?

En élargissant la notion, on peut penser qu'un héritage va constituer une aristocratie. Mais, là encore, quels critères pertinents peuvent définir les "bien-nés", les aristoï ?

A mon sens, ce n'est sans doute pas le prestige social comme ce fut le cas pour la noblesse d'Ancien Régime. Encore, à une époque, cette noblesse a pu tenir un rôle "positif" : celui de bellatores comme on sait. Mais, regardez à partir de Louis XIV, cette noblesse ne cesse de se corrompre, de devenir un corps parasite dans le tissu social.

Je me souviens notamment du dîner auquel le narrateur assiste chez la duchesse de Guermantes (du côté de Guermantes, tome II) : on y voit les nobles dépeints presque tous comme des imbéciles (les Courvoisier, notamment, ou la Princesse de Parme) ; même ceux qui ont de l'esprit ne sont pas exempts des critiques les plus féroces. Franchement, qui voudrait mener la vie ennuyeuse et oisive de ces personnages, pourtant riches et "prestigieux" ? Dans le roman, celui qui semble avoir la part la plus belle, celui à la place de qui l'on voudrait être est sans conteste le narrateur lui-même : parce qu'il semble être le seul à comprendre ce qui se passe et à observer avec intelligence.

Pourtant, même s'il est issu d'une famille bourgeoise, on comprend bien qu'il n'a pas "hérité" de toutes les qualités dont il fait preuve et qui sont enviables du point de vue du lecteur : comme il le dit lui même, il connaît davantage les livres que le monde. C'est une culture qu'il a dû acquérir par son travail.

L'authentique richesse serait alors, selon moi, le dépassement de soi auquel on parvient par le travail. Certes, pour cela, il faut du temps, et donc de l'argent : ce dont ne disposent pas ceux qui ont des professions ingrates, pénibles et "mangeuses" de temps (par exemple, les ouvriers non qualifiés, les caissières de grands magasins, ...), et pour lesquels le travail sur soi, la possibilité de se cultiver sont quasi nuls...

On en revient donc à l'argent. Quelle que soit la manière dont on tourne les choses, les "pauvres" auront toujours du ressentiment envers les riches. S'il ne s'agit que de pauvreté intellectuelle, on peut répondre que tout un chacun qui a le désir de s'instruire le peut : ce n'est qu'une question de motivation (de désir) et de temps. Mais voilà, si l'argent fait défaut et que l'on doit passer une quantité considérable de temps à travailler pour gagner à peine de quoi se nourrir, on est comme aliéné à son labeur et on ne peut pas en sortir : sans être marxiste, je pense vraiment que certaines professions, comme celles que j'ai mentionnées, relèvent réellement de l'exploitation de l'homme par l'homme et que, dans ces cas précis, le ressentiment peut être tout à fait justifié.

Alors, que faire ? Est-ce vraiment une dignité pour une civilisation quelconque que certains ne puissent s'épanouir pour que d'autres le puissent ? Car c'est bien de cela dont il s'agit : lorsqu'un tel se cultive, il lui faut un temps (conséquent) qu'il ne consacre pas (car on ne peut faire deux choses en même temps) au travail lui permettant de nourrir son corps, de se maintenir en vie (le travail, la première des conditions de l'homme dans l'ouvrage d'H. Arendt) et ce travail doit donc nécessairement être accompli par un autre qui se trouve asservi au premier...

Peut-on sortir de ce cercle infernal... ?
"Peut-on sortir de ce cercle infernal... ?"

Ah ! Si seulement nous avions su créer des machines, des robots, pour nous servir d'esclaves, remplacer les caissières et les ouvriers non qualifiés, la question ne se poserait pas. Seulement voilà, notre génie n'a pas su créer une seule de ces machines qui feraient à notre place ces tâches ingrates. Il ne s'est absolument rien passé depuis que Rousseau écrivait : " L'argent qu'on possède est l'instrument de la liberté ; celui qu'on pourchasse est celui de la servitude." Nous sommes au XVIIIè siècle non ?
07 septembre 2016, 02:49   Re : Sur un "tweet" de R. Camus
L'authentique richesse serait alors, selon moi, le dépassement de soi auquel on parvient par le travail. Certes, pour cela, il faut du temps, et donc de l'argent : ce dont ne disposent pas ceux qui ont des professions ingrates, pénibles et "mangeuses" de temps (par exemple, les ouvriers non qualifiés, les caissières de grands magasins, ...), et pour lesquels le travail sur soi, la possibilité de se cultiver sont quasi nuls...

Supposer pour commencer que les fonctions "caissière" ou "assembleur-ajusteur dans un atelier" soient dissociables des personnes, qu'il n'y ait pas de "femme caissière" ou d'"homme ouvrier". J'ai travaillé en usine, quelques semaines dans ma vie, mais je n'ai jamais risqué d'être ouvrier. Parce que je ne le désirais pas. Ne tolérer d'incarner une fonction que lorsque celle-ci est choisie pour l'occasion de perfectibilité qu'elle fournit : devenir un bon agriculteur, architecte, artiste peintre, photographe, décorateur, ou même électronicien ou informaticien etc. voilà des désirs qui peuvent faire s'associer personne et fonction dans un parcours de perfectionnement qui peut durer la vie entière.

En revanche, il est impossible, et si pour certains cela est possible, ç'en devient parfaitement méprisable, de désirer se voir en "ouvrier modèle", "dactylo accomplie", "caissière incomparable", etc. Celui ou celle qui assume, une saison ou deux, voire quelques années, pareilles fonctions non perfectibles, doit, s'il est homme ou femme, tout faire pour en sortir afin de renouer prise avec sa durée et un parcours personnel de progrès cumulé et ouvert. Il y a cinquante ans, c'était moins facile qu'aujourd'hui (recyclages, formation professionnelle continue, etc.). Je suis convaincu qu'en 2016 en France, avec la généralisation de l'intérim et ce que les Français appellent l'ubérisation, il n'y a déjà plus "d'ouvriers à vie". Je crois que ça n'existe plus. En Europe, toute la problématique orientée par le marxisme "d'exploitation de l'homme par l'homme" s'en trouve grandement invalidée, caduque. Et cette dissociation fonction vs personne est à porter au crédit du triomphe du libéralisme depuis le tournant des années 80 du siècle dernier.

Ceux qui restent dans ce type de salariat où "on perd sa vie à la gagner" le font généralement sous les effets conjoints de la carotte de la retraite et du bâton du crédit. Je ne me suis toujours pas remis d'avoir vu des jeunes gens en France, qui pour la plupart n'avaient encore jamais travaillé, manifester pour leurs retraites ! il y a quelques années. Même Alfred Jarry ne l'avait pas imaginé.
Utilisateur anonyme
07 septembre 2016, 19:07   Re : Sur un "tweet" de R. Camus
Ah, ma bonne dame, ce monde rempli de caissières et d'ouvriers non qualifiés qui, au fond, ne rêvent que de lire Proust et consorts, mais qui ne le peuvent pas, à cause des grands méchants riches qui les en empêchent, c'est terrible...
07 septembre 2016, 20:52   Re : Sur un "tweet" de R. Camus
Je reconnais que c'est plus compliqué que ça...

Le fait est que nous n'existons pas tout seul : notre "soi" le plus intime ne cesse de se modifier perpétuellement à la faveur du réseau interpersonnel dans lequel nous évoluons. C'est une illusion que de se croire souverain en nous-mêmes : nous sommes comme des grains de raisin englués dans un pudding où chacun détermine l'autre et est déterminé par l'autre.

Ce que nous nommons "Je" est un édifice construit par une multitudes de préjugés que nous devons à nos parents, à notre éducation, à notre vécu. Et ces préjugés déterminent souvent un destin : je sais bien qu'on n'est plus à l'époque de Bourdieu, dans les années 1950, années dans lesquelles il a écrit Les Héritiers mais, malgré tout, si on interrogeait, à notre époque, de jeunes adolescents sur leur vécu du caractère de possibilité d'entreprendre telles études ou d'envisager telles professions, on aurait des résultats très différents en raison des milieux sociaux-culturels : pour le fils d'un médecin, devenir médecin lui-même est peut-être même au-delà du possible : c'est "banal" (parce que c'est la tradition familiale, etc.). On obtiendra sans doute une réponse bien différente dans le cas d'un adolescent dont les préjugés hérités lui font vivre cette vocation comme "extraordinaire".

Bien sûr, et heureusement, nous avons tout de même un petit pouvoir sur nos pensées : par le fait que nous pouvons nous les représenter et les critiquer, nous pouvons, dans une certaine mesure, remettre en question ce qu'on a toujours tenu pour acquis sans l'avoir critiqué. On modèle alors son "Je" d'une autre façon. Mais, même cela, ne peut se faire seul ; cela se passe toujours dans un espace social dans lequel nous subissons et agissons tout à la fois.

(Merci, au passage, à M. Marche pour sa très intéressante réponse dans ce fil de discussion).
Votre dernier message, cher Anton, a cette caractéristique de quantité de messages qui portent sur les thèmes que vous abordez : on pourrait les lire comme si rien mais absolument rien, ne s'était passé du côté de la technologie ces trente dernières années; comme si les thèmes de l'héritage, du travail, de la richesse ou de la pauvreté n'étaient affectés que très accessoirement (ou plutôt pas du tout) par les nouvelles conditions d'existence que nous font les-dites technologies.
08 septembre 2016, 03:09   Re : Sur un "tweet" de R. Camus
Ce que nous nommons "Je" est un édifice construit par une multitudes de préjugés que nous devons à nos parents, à notre éducation, à notre vécu

C'est à dire que "le vécu" dans l'édifice du "Je" tient une place tout de même autre et autrement plus tangible, et de nature à faire revendiquer par le "je" une liberté que ne peuvent conférer au même titre ses composantes héritées (parents, éducation).

L'expérience est souveraine en ce sens qu'elle ouvre dans la durée une porte vers l'affranchissement critique de l'héritage du sujet. Par essence confrontée au "reçu", l'expérience est en soi un acte critique car cette confrontation ouvre l'esprit au constat d'une différence fondamentale, quelle que soit l'ampleur de cette dernière, et ne fût-elle attribuable qu'au seul mouvement ou au seul "changeant naturel" induit par et dans le passage du temps, entre le dit qui aura été reçu et le réel constatable. L'héritage des parents est toujours déjà caduc et c'est avec cette caducité, constatée par l'expérience, que le sujet doit agir et se développer, et par le truchement de laquelle il conquiert, bon gré mal gré et cahin-caha, sa souveraineté. Ne pas vouloir qu'il en soit ainsi, et se conformer strictement à ce qu'on été, à ce qu'on dit et qu'on fait les parents est sans doute possible, mais cela fera du sujet un freak complet, en complet décalage avec le réel. Le petit Glucksmann (fils de feu André) offre un cas d'école à cet égard : il est un clone parfait de son père ou de l'image qu'il s'en est faite, le résultat est un petit singe assujetti, vassalisé, méprisable, un non-sujet, dont toute l'expérience existentielle est rentrante dans la figure du père. L'animal, qui n'existe pas dans la temporalité humaine (n'ayant pas conscience de sa mort future) est cela même : son bel idéal existentiel est la conformité, la fidélité ontologique totale à ses parents.

L'expérience, dès lors qu'elle est identifiée comme telle par le sujet humain, est critique du reçu, écart à l'héritage, main tendue vers la souveraineté personnelle.

Exemple de ceux chez qui s'est manifesté un rejet de la fonction critique de toute expérience par rapport au donné : les racailles incarcérées pour meurtres et pour viol dont les avocats font valoir que leurs actes leur furent dictés "par la société" ou "l'environnement social défavorisé". L'a-criticisme et "le vécu-vécu-comme-pur-héritage" conduisent directement en prison ou en traitement psychiatrique, ou à la morgue si on est dealer de quartier à Marseille.
08 septembre 2016, 03:32   Re : Sur un "tweet" de R. Camus
Un mot au passage sur "la carotte de la retraite et le bâton du crédit" chez ceux qui ont abdiqué leur durée, qui ont renoncé à la conquête lente de leur souveraineté dans et par leur durée propre, qui se sont fait "ouvrier" ou "caissière" ou "prof de lycée" à vie, dans un retour constant des jours, qui se sont résolus à une existence de cheval de manège : la récompense différée (sur quatre décennies ou plus) de la retraite et la récompense anticipée que procure la "vie à crédit", par leur jeu sur le temps (retardement par la retraite et avancement par le crédit) brouillent la temporalité existentielle, naturelle et expérimentale qui sont les armes de la souveraineté du sujet.
08 septembre 2016, 14:06   Re : Sur un "tweet" de R. Camus
Nietzsche avait comparé le vautour rongeant le foie de Prométhée à cette amère arrière-pensée empreinte de culpabilité, qui est l'évidence de la nécessité de l'esclavage afin qu'un nombre restreint d'Olympiens puisse se consacrer à l'art.
La maxime camusienne adjoint, dans les modes de production et de création de richesses contemporains, à la masse des besogneux utiles les actuels nouveaux riches, avec en plus l'avantage de n'en pas éprouver de remords particulier, car il semble qu'on tend généralement, à tort ou à raison, à se soucier moins du sort des parvenus, aussi méritants soient-ils, que de celui des gens de peu survivant péniblement dans l’horreur économique des sociétés modernes.

Soit dit en passant, je trouve qu'il est une certaine dignité par défaut à persévérer dans les emplois les plus subalternes, purement alimentaires, ceux qui n'impliquent en réalité aucune vocation, mais bien au contraire démontrent qu'on est bien déterminé à ne rien accomplir, et aucunement s'accomplir soi-même, par le travail, marque ennoblissante s'il en est du total mépris qu'on lui voue.
On doit à cet égard avoir une pensée émue pour Jakob von Gunten, dont le créateur avoua être positivement "épouvanté" à l'idée même d'avoir quelque succès professionnel dans la vie, et qu'il "se foutait royalement du monde d'en haut".
08 septembre 2016, 14:23   Re : Sur un "tweet" de R. Camus
S'accomplir dans ou par, ou contre, le travail n'exclut nullement le viscéral et royal mépris "du monde d'en haut". Dans le genre Jakob von Gunten il y a l'Ignatius Relly de ce jeune auteur de la Nouvelle-Orléans, John Kennedy Toole, qui se suicida en 1969 parce qu'il s'était jugé aussi nul que son héros, et dont le roman (The Conspiracy of Dunces) fut publié après sa mort et devint un best-seller. J'ai entendu dire que la ville de la Nouvelle-Orléans lui a érigé une statue (Kennedy Toole est devenu un peu à la Nouvelle-Orléans ce que James Joyce est à Dublin) dans un supermarché !

Le titre de ce roman est devenu en français La Conjuration des imbéciles.

Ne pas se supporter insignifiant : voilà qui est noble. C'est peut-être ainsi que commence et finit la noblesse.
08 septembre 2016, 18:19   Re : Sur un "tweet" de R. Camus
Ce doit être une question de tempérament, ou de conviction : d'aucuns vous diront que n'éprouver en aucune circonstance le besoin de se justifier, de rendre des comptes, de renchérir encore sur son rang en ayant à fournir les preuves de son mérite à l’occuper, voilà qui est noble ; enfin, une forme de suffisance seigneuriale érigée en vertu, et en guise de paratonnerre contre les casse-pieds utilitaristes ou jaloux.
Bien entendu, ce n'est guère sympathique.

Quoi qu'il en soit, Walser, qui s'est bel et bien complu dans d'improbables rôles de bonne à tout faire, était tout de même tout sauf insignifiant...
Utilisateur anonyme
09 septembre 2016, 14:00   Re : Héritiers, oui
Soit dit en passant, je trouve qu'il est une certaine dignité par défaut à persévérer dans les emplois les plus subalternes, purement alimentaires, ceux qui n'impliquent en réalité aucune vocation, mais bien au contraire démontrent qu'on est bien déterminé à ne rien accomplir, et aucunement s'accomplir soi-même, par le travail, marque ennoblissante s'il en est du total mépris qu'on lui voue.

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Merci pour ces quelques lignes. "Ça m'parle", comme on dit.
10 septembre 2016, 00:16   Re : Sur un "tweet" de R. Camus
Citation
Thomas Rothomago
Votre dernier message, cher Anton, a cette caractéristique de quantité de messages qui portent sur les thèmes que vous abordez : on pourrait les lire comme si rien mais absolument rien, ne s'était passé du côté de la technologie ces trente dernières années; comme si les thèmes de l'héritage, du travail, de la richesse ou de la pauvreté n'étaient affectés que très accessoirement (ou plutôt pas du tout) par les nouvelles conditions d'existence que nous font les-dites technologies.

Votre message m'a donné à réfléchir. Il est vrai que j'ai fait abstraction des nouvelles conditions de vie qu'a dessinées le formidable essor de la technologique depuis le début du XXème siècle. L'apparition de la mécanique quantique, notamment, qui nous permet actuellement d'avoir tous ces gadgets numériques. Mais pas seulement : qu'on pense aux innovations médicales et aux problèmes soulevés par la bioéthique.

J'avoue que je ne suis pas assez calé pour comprendre comment s'articulent tous ces concepts.

Qu'est-ce d'abord, précisément, un héritage ? C'est quelque chose qui nous est transmis à notre naissance et qui fait que nous ne sommes pas entièrement neuf, que nous ne venons pas de rien. Nous venons dans un monde qui a déjà existé avant nous et dont nous devons tenir compte (sauf à être des nihilistes comme dans le roman Pères et fils de Tourgueniev - mais ça ne fonctionne évidemment pas).

Bref, que l'on soit un grand ou un petit, nous naissons tous avec un héritage : d'abord celui de nos parents, ensuite (quoi qu'on puisse modifier l'ordre) celui de la nation dans laquelle on vient au monde.

L'avis de quelqu'un qui soit instruit en ethnologie serait bienvenu : il me semble, naïvement, que toutes les sociétés s'organisent en classes hiérarchisées.

Le point qui me dérange et m'interroge, c'est le rapport moral/éthique que les inférieurs vont entretenir vis-à-vis des supérieurs, et vice versa. Pourquoi quelqu'un d'inférieur devrait-il accepter sa condition sans broncher ? Le mépris est-il la seule modalité du regard que peuvent/doivent porter les supérieurs sur les inférieurs ? Une telle organisation sociale peut-elle être harmonieuse : a priori, au vu de l'histoire universelle, ça n'a jamais marché (pas plus que la dystopie communiste d'ailleurs)... Ici, peut-être devrais-je faire part de mon expérience personnelle qui éclaire dans une large mesure mon point de vue sur ces questions. Pour ma part, je suis d'extraction modeste. Il s'est trouvé qu'à l'époque de mon adolescence, j'ai fait la connaissance d'un jeune patricien qui fréquentait, comme moi, le Conservatoire. C'était vraiment un représentant de la plus pure bourgeoisie locale (fils de vétérinaires extraordinairement riches et cultivés, le haut du gratin). Au départ, on était plutôt amis. Puis, les années passant, il est devenu absolument "puant". Ce n'étaient que vexations sur vexations : lorsqu'il se gaussait d'une lettre qu'on lui avait adressée, pleine de fautes d'orthographe, il me disait " montre les moi pour que je sois sûr que tu ne fais pas semblant de les voir " ; un jour que qu'il me parlait d'un certain courant pictural et que je lui demandais duquel il s'agissait, il me répondit " ce n'est pas la peine, tu ne connais pas". Ou alors, allant chez lui et me montrant un CD : " Mon Dieu, comme il y a de la poussière, la bonne ne fait vraiment rien." J'arrête là, je pourrais continuer la liste sans problème. Mais, ce qu'il y a de plus accablant (enfin, pour moi) c'est que lui, et sa famille, se présentaient comme des gens de "gauche". Il manifestait bruyamment son antiracisme : un jour qu'il était avec sa mère dans un bureau de tabac où le buraliste avait éconduit un peu virilement un de nos remplaçants, il avait dit bien fort : sortons, maman !. Ou encore, il faisait des mines absolument invraisemblables à propos de tous ceux qui souffraient, de la pauvreté, du racisme, de que sais-je encore, tout en me traitant comme le dernier de ses laquais : il était un peu comme cette dame, dont je ne me souviens plus le nom, dans Les frères Karamazov, qui dit au Staretz qu'elle aime l'humanité en général mais que dès qu'elle s'approche d'un homme concret, bien réel, il lui répugne. Enfin, bref, aux dernières nouvelles que j'ai eues de lui, c'est un parfait "bobo".

Enfin voilà, c'était ma petite histoire pour dire que, dès qu'on me parle de bourgeois, de supérieurs, d'héritier, c'est à lui que je pense et me les figure tous comme lui.

Je me rends compte que cela doit biaiser mon jugement.

Pour en revenir au message de M. Rothomago, je perçois bien que nous ne vivons plus au XIXème siècle : ce n'est plus Germinal. Cependant, je n'arrive pas à comprendre de quelle façon les innovations technologiques ont modifié à ce point ces concepts de classes sociales, d'héritage, de hiérarchie sociale. Pouvez-vous, s'il vous plait, m'en dire plus à ce sujet ?
11 septembre 2016, 16:02   Re : Héritiers du présent
Les générations d'appareils d'usage quotidien, massif et pour ainsi dire obligatoire se renouvellent beaucoup plus vite que les générations humaines. Les nouvelles et incessantes pratiques que ces objets font naître court-circuitent entre parents et enfants la transmission de gestes, d'attitudes, de souvenirs communs qui forment une bonne part de ce fameux héritage ou bien inversent cette transmission : c'est le petit-fils qui apprend toujours plus de choses au grand-père, lequel ne retrouve rien ou presque de sa propre expérience à travers celle de sa descendance. Le fossé se creuse de plus en plus vite. Sept ans de différence entre un frère et une sœur et ce n'est déjà plus tout à fait la même enfance. A la place du temps forcément long de l'héritage, les individus vivent sous la pression d'une perpétuelle "mise à jour". Par définition, l'héritage est incompatible avec le "présentisme" inhérent à la technologie.

D'autre part, pour en revenir au "tweet" en discussion, permettez-moi d'observer que si la civilisation c'est l'héritage, cela ne va pas sans héritiers, c'est-à-dire sans procréation. Dire que le fondement de la civilisation c'est l'héritage, revient à dire que le fondement de la civilisation c'est la famille et que dans une telle civilisation ceux qui ne procréent pas, quoi qu'il puisse en être de leur orientation sexuelle ou de leur volonté, doivent rester très marginaux et se résigner à être mal vus.
11 septembre 2016, 19:53   Re : Héritiers du présent
Pas mieux.
 
11 septembre 2016, 20:40   Re : Sur un "tweet" de R. Camus
"Soit dit en passant, je trouve qu'il est une certaine dignité par défaut à persévérer dans les emplois les plus subalternes, purement alimentaires, ceux qui n'impliquent en réalité aucune vocation, mais bien au contraire démontrent qu'on est bien déterminé à ne rien accomplir, et aucunement s'accomplir soi-même, par le travail, marque ennoblissante s'il en est du total mépris qu'on lui voue. "
Certes, le concept est tentant. Mais je rencontre tous les jours des travailleurs d'emplois subalternes, pénibles, ennuyeux,
mal payés qui vont au boulot comme s'ils allaient se pendre et dont l'horizon le plus exaltant est la retraite. Je rencontre aussi des gens qui vont tous les matins faire un métier qui leur plaît.
Le gars qui ne veut pas jouer le jeu ou rentrer dans le système ça a son petit côté "romantique" et rebelle mais aussi des limites.
30 septembre 2016, 00:31   Héritiers augmentés
Pour l'anecdote, ce serait le premier cas de polygamie médicalement assistée.

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