La lecture de ce
Traité de métaphysique de Jean Wahl paru en 1955 fournit l'occasion de sonder les reins du présentisme, ainsi qu'il est convenu de désigner la manie post-moderne de la
tabula rasa en politique. Or la source du présentisme y apparaît comme jaillir de la lecture sartrienne de Heidegger. C'est un peu technique, mais néamoins fascinant. Ce pan de l'oeuvre de Sartre, largement oublié ou négligé aujourd'hui, celui qui prend corps avec
L'Etre et le Néant, donne la prééminence au présent sur les deux autres versants de la temporalité (alors que Heidegger accordait celle-ci à l'avenir). Cet ouvrage de Sartre, plus ou moins contemporain du séminaire de Kojève sur Hegel (auquel assista Jean Wahl), a nourri toute une génération de penseurs, puis d'activistes politiques. Le présentisme chez Sartre a trouvé à s'incarner une dizaine d'années avant sa mort (dans la France de l'après mai-68) par le compagnonnage avec ceux qu'on appelait alors les "Mao Spontex" --
spontex de spontanéité, qui est l'autre guise du présentisme. La construction européenne dont Kojève fut le hérault but à la même source de l'effacement révolutionnaire de l'histoire et du passé des nations, et du reste son héros actuel, Daniel Cohn-Bendit, personnage phare des événements de Mai 68, à qui lorsqu'on demande quel événement fut pour lui le plus marquant de ces journées, ne manque jamais de répondre "ma visite à Sartre". Sartre qui continue de faire l'admiration d'un Bernard-Henri Lévy.
Donc, la question du
pour-soi, lequel pour Wahl est donné par la naissance, et de l'
en-soi, qui est le domaine du passé, et qui est tout le passé, et qui fait le tout de la vie au moment de notre mort, paraît incontournable, et pour techniques que paraîssent ces considérations, son étude éclaire d'un jour nouveau l'européisme présentiste et l'interprétation sartrienne, et passablement perverse, du
Dasein aujourd'hui assez bien résumée par la formule
ils sont ici, ils sont d'ici d'un Badiou concernant les migrants.
Wahl propose une typologie intéressante -- toujours couchée dans une langue limpide et comme délibérément "modeste" -- des diverses approches philosophiques du temps dans laquelle s'inscrit et s'articule, nous le verrons au passage, la différence entre le passé de Proust et celui de Bergson, qui incidemment fait le sujet de la dernière intervention du sieur Eytan.
On y va ? Allez, c'est parti (je précise avant de le citer ici allez longuement, que cet ouvrage de Jean Wahl -- un pavé de 722 pages, un peu dans le goût volumique de l'
Etre et le Néant, justement -- est indisponible en librairie depuis au moins trente ans et qu'on ne le trouve plus que chez les bouquinistes, à prix généralement exorbitant, souvent équivalent à celui d'un jeune chameau ou d'une mobylette d'occasion. J'entrelarderai à l'occasion ce passage de
l'Espace, le temps et le nombre qualitatifs de notes miennes entre parenthèses et en petite police, prises au fil de la plume comme je le fais dans les traductions que je propose parfois sur ce forum):
L'esprit est un ensemble d'actes tendus les uns vers le passé, les autres vers l'avenir ; de rétentions et de protentions (
concept husserliens, la protention comprenant l'ordre ou la visée eschatologiques). Le présent est chaque fois le produit de ces deux forces de protention et de rétention.
La théorie de Heidegger peut être sur certains points rapprochée de celle de Husserl. Elle s'en distingue par l'importance que Heidegger donne à l'avenir, qui est d'après lui la première des trois extases du temps, tandis que pour Husserl, c'est seulement à partir du présent que l'on peut concevoir l'avenir et le passé.
Pour Heidegger, comme pour Bergson, il faut aller du temps inauthentique au temps authentique.
Notre temps de tous les jours est essentiellement un temps pragmatique, ce qu'il appelle un
temps pour. Les différents moments de ce
temps pour sont datés "grâce à l'objet du monde environnant qui se trouve dans le rapport causal le plus proche avec la venue du jour". C'est d'après le soleil, "montre naturelle", que sera constitué ce temps ; et toutes les montres artificielles seront plus ou moins directement réglées sur cette montre naturelle.
Ce
temps pour dont Aristote a donné une description prend place entre le temps originaire, antérieur à de semblables numérations, et le temps proprement scientifique, qui ne sera qu'indirectement pragmatique (
la science interposant alors sa médiation à l'usage pragmatique du temps).
Le temps inauthentique est le temps de la curiosité et aussi celui de la science, en tant que celle-ci fait abstraction du contenu du temps pour n'en prendre que la forme constituée par des éléments identiques (
la relation d'identité permet d'extraire et de définir des formes numérisables, dont celle du temps inauthentique des scientifiques)
Ainsi nous avons vu qu'au-dessus du temps originaire se sont construits plus ou moins artificiellement ce que Heidegger appelle le
temps pour et le temps scientifique. Mais aucun de ces modes du temps, et sans doute le temps originaire non plus que les autres, ne nous donne le temps véritablement authentique. Nous n'atteindrons celui-ci qu'en tant que nous prendrons conscience que nous sommes des êtres finis et anticiperons notre mort (
la finitude et la mort sont seules garantes de l'authenticité du temps, par elles il perd son caractère pragmatique, illusoire et factice). Le temps est toujours tourné vers l'avenir et consiste dans l'anticipation de cet avenir ; mais cet avenir est un avenir fermé, fermé par notre mort ; et derrière chacune de nos anticipations se profilera cette anticipation universelle de la mort. C'est par la mort, en tant que celle-ci est la possibilité de l'impossibilité (
formule heideggerienne s'il en fût), que le cours du temps senti par nous prendra son sens, d'autant plus que cette possibilité de l'impossibilitéest la possibilité la plus extrême et la plus propre, la possibilité d'être réellement en face de nous-mêmes et par là de prendre sur nous mêmes notre destin.
Nous pouvons à partir de là voir l'ensemble de la constitution du temps pour Heidegger. Nous sommes nous-mêmes facticité en tant que nous sommes liés au passé, nous sommes aussi tendance vers l'avenir, et nous sommes chute dans le présent. Existence, facticité et chute, c'est-à-dire futur, passé et présent, c'est là la structure de notre moi ; c'est dire que notre moi est essentiellement souci ; car le souci, c'est précisément le fait d'être orienté vers l'avenir et conditionné par le passé (
l'anticipation des risques de mort par accident, dont la mesure est conditionnée par l'acquis d'expérience, le "passé" donc, dictera par exemple ma conduite prudentielle de maintenant : mon acte de maintenant est engendré dans et par un arc tripolaire qui l'enjambe et qui ne cesse d'en engendrer de nouveaux, et je ne fais que chuter en permanence dans le fond de ce berceau de l'acte présent dont les sources parentes et qui le surplombent ek-statiquement sont ainsi toujours inactuelles)
En saisissant cette structure du temps, nous saisissons donc l'être de l'étant que nous sommes, être qui est souci ; et c'est à partir de cet horizon du souci et du temps que nous pourrons d'après Heidegger aborder le problème de l'être. Mais le temps lui-même, à proprement parler, n'est pas, et pour caractériser son existence, Heidegger nous dit qu'il se temporalise. Il est en effet une structure toujours en voie de formation qui est union de trois actes, l'acte de
se diriger vers, l'acte de
revenir sur, et l'acte de
se laisser rencontrer par. On voit ainsi aussi en quel sens Heidegger peut dire que la structure du temps est toujours extatique ; il entend par là que le temps est toujours en fuite vis-à-vis de lui-même, toujours se dégageant de ce qui est donné (
nous avons fait une "étude de cas" de ce phénomène avec la projection futurologique de Koestler "prédisant" le paysage social, technique et politique des années 1980 en 1969, nous avons vu l'image anamorphotique qu'offre cette projection, la fuite, l'échappée des "années 1980" qui font une ombre portée démesurée sur les trois décennies qui les ont suivies -- c'est parce que "les années 1980" ne sont ni une "tranche de temps" ni bien sûr une chose : elles sont elles-mêmes engenderesses de temps et ce qu'elles pouvaient contenir de projetables en 1969 c'est lui-même projeté sur l'avant, comme l'immense coulure d'une image anamorphotique visuellement considérée de l'angle très fermé de l'an 1969 -- voir ceci, en avril dernier [www.in-nocence.org]. Voir aussi ceci, sur "la chute" du temps et le temps de la chute, et accessoirement ce que Wahl appelle "la victoire d'Héraclite", un an plus tôt : [www.in-nocence.org]).
(à suivre)