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Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?

Envoyé par Francis Marche 
Je viens de prendre connaissance du texte transmis par le prix Nobel de littérature Robert Zimmerman, dit Bob Dylan, à l'Académie suédoise où il a fait le choix de ne pas se rendre en personne pour recevoir le rouleau de papier scellé et le chèque. Je suis surpris. Je m'attendais à quelques platitudes d'un homme de spectacle mal à sa place, impressionné par les honneurs et distribuant sans façon des ronds de jambes convenus. Je suis surpris parce que ce texte dit fort pertinemment des choses simples et profondes sur "la littérature".

Bob Dylan, humble compositeur de chansons, se compare à Shakespeare d'une manière fort inattendue : c'est parce qu'il estime que, comme lui-même, Shakespeare n'eut vraisemblablement jamais le sentiment de faire de la littérature qu'il juge opportun d'oser cette folle identification : Shakespeare, comme Zimmerman, était homme de spectacle et d'intendance, ayant, au quotidien, le souci de se produire, de captiver une audience, d'écrire et de (se) mettre en scène dans l'ambition, le dessein entêté que les mots viennent habiter un public, que ce dernier s'empare du verbe en circulation dans ses pièces. Shakespeare, comme ce chanteur, fit carrière de batteleur.

Avec la possible exception des Sonnets (qui sont des pièces intimes), l'oeuvre de Shakespeare, son théâtre tout profane, avait en effet en partage avec les chansons de Dylan cette humilité par rapport à la haute littérature. C'est par humilité qu'ainsi, Dylan, se compare à l'artisan Shakespeare. Il fallait oser, il fallait y penser, et une fois osé et une fois pensé, voilà ce parallèle qui apparaît comme une évidence : il faut pardonner aux grands littérateurs leur naturelle et ignorante grandeur, car, comme les grands pécheurs, ne savent pas ce qu'ils font.

Jamais je n'ai le temps de me demander si mes chansons étaient de la littérature, conclut-il, et de se juger ainsi lié à Shakespeare par ce trait. Nous sommes donc aux antipodes de la mégalomanie : dans une forme d'élégance humble et originale et dans l'objective factualité matérielle de la création artistique qui absorbe totalement son créateur.

Le billet que Dylan a adressé cette semaine à l'Académie de Stockholm (texte original que je traduirai ici si on m'en fait la demande) :

Good evening, everyone. I extend my warmest greetings to the members of the Swedish Academy and to all of the other distinguished guests in attendance tonight.

I’m sorry I can’t be with you in person, but please know that I am most definitely with you in spirit and honored to be receiving such a prestigious prize. Being awarded the Nobel Prize for Literature is something I never could have imagined or seen coming. From an early age, I’ve been familiar with and reading and absorbing the works of those who were deemed worthy of such a distinction: Kipling, Shaw, Thomas Mann, Pearl Buck, Albert Camus, Hemingway. These giants of literature whose works are taught in the schoolroom, housed in libraries around the world and spoken of in reverent tones have always made a deep impression. That I now join the names on such a list is truly beyond words.

I don’t know if these men and women ever thought of the Nobel honor for themselves, but I suppose that anyone writing a book, or a poem, or a play anywhere in the world might harbor that secret dream deep down inside. It’s probably buried so deep that they don’t even know it’s there.

If someone had ever told me that I had the slightest chance of winning the Nobel Prize, I would have to think that I’d have about the same odds as standing on the moon. In fact, during the year I was born and for a few years after, there wasn’t anyone in the world who was considered good enough to win this Nobel Prize. So, I recognize that I am in very rare company, to say the least.

I was out on the road when I received this surprising news, and it took me more than a few minutes to properly process it. I began to think about William Shakespeare, the great literary figure. I would reckon he thought of himself as a dramatist. The thought that he was writing literature couldn’t have entered his head. His words were written for the stage. Meant to be spoken not read. When he was writing Hamlet, I’m sure he was thinking about a lot of different things: “Who’re the right actors for these roles?” “How should this be staged?” “Do I really want to set this in Denmark?” His creative vision and ambitions were no doubt at the forefront of his mind, but there were also more mundane matters to consider and deal with. “Is the financing in place?” “Are there enough good seats for my patrons?” “Where am I going to get a human skull?” I would bet that the farthest thing from Shakespeare’s mind was the question “Is this literature?”

When I started writing songs as a teenager, and even as I started to achieve some renown for my abilities, my aspirations for these songs only went so far. I thought they could be heard in coffee houses or bars, maybe later in places like Carnegie Hall, the London Palladium. If I was really dreaming big, maybe I could imagine getting to make a record and then hearing my songs on the radio. That was really the big prize in my mind. Making records and hearing your songs on the radio meant that you were reaching a big audience and that you might get to keep doing what you had set out to do.

Well, I’ve been doing what I set out to do for a long time, now. I’ve made dozens of records and played thousands of concerts all around the world. But it’s my songs that are at the vital center of almost everything I do. They seemed to have found a place in the lives of many people throughout many different cultures and I’m grateful for that.

But there’s one thing I must say. As a performer I’ve played for 50,000 people and I’ve played for 50 people and I can tell you that it is harder to play for 50 people. 50,000 people have a singular persona, not so with 50. Each person has an individual, separate identity, a world unto themselves. They can perceive things more clearly. Your honesty and how it relates to the depth of your talent is tried. The fact that the Nobel committee is so small is not lost on me.

But, like Shakespeare, I too am often occupied with the pursuit of my creative endeavors and dealing with all aspects of life’s mundane matters. “Who are the best musicians for these songs?” “Am I recording in the right studio?” “Is this song in the right key?” Some things never change, even in 400 years.

Not once have I ever had the time to ask myself, “Are my songs literature?”

So, I do thank the Swedish Academy, both for taking the time to consider that very question, and, ultimately, for providing such a wonderful answer.

My best wishes to you all,

Bob Dylan
Il me tente de rapporter ici ce qu'avait écrit Marthe Robert à propos de Kafka, répondant aux critiques qui voulaient à toute force le placer hors du cénacle des littéraires : qu'il était "littérature de la tête aux pieds", et que l'étant, il était inconcevable qu'il ne fût pas au courant de sa grande originalité et de son génie.
Utilisateur anonyme
12 décembre 2016, 19:01   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
texte original que je traduirai ici si on m'en fait la demande
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Personnellement je suis preneur !
Utilisateur anonyme
12 décembre 2016, 20:29   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
Tout cela n'est à mes yeux que prétention inouïe déguisée, comme toujours, en fausse modestie. Du reste, il n'y a là qu'une énième reprise de tous les pénibles poncifs contemporains au sujet de la création littéraire, justement.

« Shakespeare n'eut vraisemblablement jamais le sentiment de faire de la littérature »

Ah bon ? Qu'en sait-on ? On ne sait même pas avec certitude qui était Shakespeare, qui a écrit ou du moins participé à l'élaboration de ses pièces, etc. Propos ineptes et prétentieux, donc, qu'aucune recherche sérieuse ne valide.

« il faut pardonner aux grands littérateurs leur naturelle et ignorante grandeur, car, comme les grands pécheurs, ne savent pas ce qu'ils font »

Ah, un peu comme les sœurs Brontë, qu'on nous cite comme l'exemple éculé du génie inconscient sorti de nulle part, en l'occurrence de quelque lande hostile du Yorkshire, loin des endroits où la création intellectuelle se pense et s'évalue elle-même ? Sauf que... Sauf que... Ce n'est là que légende romantique : les sœurs Brontë avaient parfaitement conscience de l'étendue de leurs moyens littéraires, qui étaient, chez Charlotte et plus encore chez Emily, absolument considérables — cela, la recherche l'a montré (cf. Renaud Camus, Demeures de l'esprit).

Et que dire enfin de cette juxtaposition débile du contexte shakespearien (la Renaissance tardive en Europe et le début de l'ère Stuart en Angleterre) avec la période folk/hippie qui suivit la Seconde guerre mondiale et créa le saltimbanque Bob Dylan... C'est tellement bête, tellement téléologique qu'on se demande comment un esprit intelligent et habité par l'Histoire tel que celui de Francis Marche peut adhérer à ces fadaises de professeur d'anglais de banlieue classée 745ème au CAPES et qui aurait écouté quelque flash culturel sur France Inter.
Utilisateur anonyme
12 décembre 2016, 22:55   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
Un autre encore qui n'eût jamais le sentiment de "faire de la littérature", et pourtant... Je veux parler de Charles Maurras. On peut en effet se demander si l'homme fut vraiment — je veux dire, fondamentalement — un théoricien ?, car son style ne ressemble pas à celui des grands théoriciens. Même lorsqu'il écrit sur la politique Maurras réagit en écrivain, en poète, en artiste, et l'importance qu'il donne à la notion d'« harmonie » est révélatrice de cet entre-deux du politique et de l'esthétique. C'est peut-être ce qui explique qu'il n'y ait pas chez lui de
véritable profondeur conceptuelle, mais aussi qu’il ait exercé une séduction durable sur des individus (c'est mon cas) que des écrits purement théoriques auraient
ennuyés. Ainsi Beau de Loménie n'a pas tort d'écrire que « son prestige fut dû, dans une grande mesure, auprès de ses disciples, moins à ses thèses elles-mêmes qu'à l'éclat verbal avec lequel il les exprimait, et aux perspectives poétiques et exaltantes dont il les entourait ».
13 décembre 2016, 01:14   En Marche
Demande de traduction, bien sûr ! (Et dquestion accessoire : comment qualifier le temps qu'y consacrera Francis ?)
Intéressante interrogation de Trystan Dee sur le parallèle des contextes historiques dans lesquels l'art de Dylan et celui de Shakespeare s'épanouirent : notre ami nie véhémentement ce parallèle et en tourne l'idée en ridicule tout en soulevant un pan du voile qui recouvre sa réalité.

Shakespeare produisit son oeuvre dans un contexte d'essor impérial de son pays (déjà théorisé par son contemporain homonyme de Trystan Dee : John Dee), essor de ce que les historiens ont caractérisé plus tard comme étant celui de la thallassocratie anglaise.

Or qu'observe-t-on sur le plan géopolitique dans lequel s'inscrit l'oeuvre de Dylan "qui suivit la seconde guerre mondiale" ? eh bien une configuration strictement parallèle : l'essor de ce que les historiens vingtiémistes appellèrent "l'Empire américain" et sa thallasocratie, et une "guerre froide" entre deux empires, l'américain et le russe, qui fait écho à celle qui opposa du temps de la grande Elisabeth, la reine de Shakespeare, la couronne d'Angleterre et celle d'Espagne. La chanson de Dylan que Patti Smith a tenté d'interpréter à Stockholm la semaine dernière s'intitule A Hard Rain is Gonna Fall, qui fut composée par Dylan en 1962 lors de l'affaire des missiles soviétiques installés à Cuba, dans les journées où la menace d'une guerre nucléaire entre Soviétiques et Américains devint si tangible que le gouvernement américain fit distribuer de l'iode à ses populations. L'affrontement n'eut pas lieu, l'Union soviétique se déballonna au dernier moment.

Ce parallèle n'est ni imaginaire ni si idiot puisque la guerre anglo-espagnole non déclarée (comme la guerre froide ne fut jamais déclarée entre les USA et l'URSS) dura de 1585 à 1604 et que l'épisode de l'échec de la Grande Armada , qui peut aussi être mis en parallèle avec la tentative soviétique avortée de 1962 dont Dylan fut le témoin, date de 1597.

Shakespeare produisit l'essentiel de son oeuvre durant cette guerre froide anglo-espagnole (Hamlet est daté de 1599 et sa dernière pièce, The Tempest, de 1610).

Voilà pour les cogitations d'un de quelqu'un qui n'a pas eu l'honneur d'être professeur d'anglais de banlieue classée 745ème au CAPES et qui aurait écouté quelque flash culturel sur France Inter.
Le Temps retrouvé, pour réponse à la question accessoire de Thomas, naturellement donnée comme la souris dont finissent par accoucher tôt ou tard les montagnes de temps perdu :

Bonne soirée à tous. J'adresse mes chaleureuses salutations aux membres de l'Académie suédoise et à tous les hôtes distingués présents à cette soirée.

Je suis navré de ne pas être des vôtres en personne mais veuillez croire que je suis bien avec vous par l'esprit, et à l'honneur qui est le mien de recevoir un prix aussi prestigieux. Me voir décerner le Prix Nobel de littérature est un événement que n'avais ni imaginé ni anticipé. Jeune encore je m'étais familiarisé avec les oeuvres de ceux qui avaient été jugé mériter pareille distinction, les lisant et m'y absorbant : Kipling, Kipling, Shaw, Thomas Mann, Pearl Buck, Albert Camus, Hemingway. Ces géants de la littérature dont les oeuvres sont enseigné dans les salles de classe, que conservent les bibliothèques du monde entier et dont ont parle avec vénération, m'ont toujours fait forte impression. Les mots me manquent pour dire ce que je ressens de voir mon nom s'ajouter à la liste des leurs.

Je ne sais si ces hommes et ces femmes ont un jour pensé que le prix Nobel leur serait attribué, mais je suppose que quiconque écrit un livre, ou un poème ou une pièce de théâtre, où qu'il soit au monde, est susceptible d'abriter ce rêve secret en son fors intérieur. Ce rêve est probablement si profondément enfoui en eux qu'ils n'ont pas même conscience de le nourrir.

Si on m'avait jamais dit que j'avais la moindre chance de recevoir le Prix Nobel, j'aurais pensé que cette chance était aussi grande que celle de me tenir un jour debout sur la lune. Il se trouve que l'année de ma naissance, et dans celles qui ont suivi, il n'y eut personne que l'on considéra comme assez bon pour obtenir ce Prix Nobel. Si bien que je reconnais que je me trouve en excellente et rare compagnie, pour dire le moins.

J'étais en tournée quand j'ai appris cette nouvelle étonnante, et il m'a fallu plusieurs minutes pour l'assimiler pleinement. Je me suis pris à penser à William Shakespeare, la grande figure littéraire. Je suppose qu'il se considérait lui-même comme auteur de théâtre et que l'idée qu'il produisait de la littérature ne lui était jamais venue à l'esprit. Son verbe était produit pour la scène. Ses textes étaient conçus pour être prononcés à haute voix, non pour être lus. Quand il écrivit Hamlet, je suis sûr qu'il avait à l'esprit de nombreux sujets de préoccupation autres que le fait littéraire : "Quels sont les bons acteurs pour ces rôles ?" "Comment ceci doit-il être mis en scène ?" “Cette scène doit-elle vraiment se situer au Danemark ?" Sa vision et son ambition créatives étaient évidemment en première ligne de ses pensées, mais il y avait aussi des questions plus terre-à-terre qui devaient être prises en compte et résolues : "Est-ce que tous les financements sont assurés ?", "Y a-t-il suffisamment de bons fauteuils pour mes mécènes et soutiens ?" "Où diable vais-je trouver un crâne humain comme accessoire ?" Je suis prêt à parier que la dernière des questions que se posait Shakespeare alors était "Est-ce que cela est bien de la littérature ?"

Quand j'ai commencé à écrire des chansons alors que j'étais tout jeune homme, et même quand mes talents ont commencé à être reconnus, mon ambition les concernant s'arrêtaient là : je tenais à ce qu'elles soient entendues dans les cafétérias et les bars, et peut-être plus tard dans les grandes salles de concert comme le Carnegie Hall ou le London Palladium. Si j'avais des rêves de grandeur, ceux-ci n'allaient pas au-delà d'en faire un disque, et de pouvoir un jour entendre mes chansons à la radio. Tel était, dans mon esprit, le prix à conquérir : enregistrer des disques et entendre mes chansons à la radio, autrement dit toucher un large public afin de pouvoir continuer de faire ce que je m'étais fixé de faire.

Eh bien, je peux dire que ce que je m'étais fixé de faire, je le fais depuis longtemps à présent. J'ai enregistré des dizaines de disques et donné des milliers de concert de par le monde. Mais il n'en reste pas moins que mes chansons sont le centre vital de presque tout ce que je fais. Elles paraissent avoir trouvé leur place dans la vie d'un grand nombre de gens dans de nombreuses cultures différentes et vous m'en voyez reconnaissant.

Mais je dois ajouter ceci : comme homme de spectacle j'ai joué devant 50000 personnes comme devant 50, et je puis dire qu'il est plus difficile de jouer pour 50 personnes. Cinquante mille personnes forment un personnage unique, ce qui n'est pas le cas de 50. Chaque personne alors perçoit avec son individualité propre, son identité singulière, est un monde en soi. Et chacune perçoit les choses plus clairement. L'intégrité artistique et ses rapports avec la profondeur des talents de l'artiste se produisant ainsi sont alors mis à l'épreuve. Le fait que le Comité Nobel soit composé d'un petit nombre de juges revêt ainsi un sens tout particulier pour moi.

Mais, comme Shakespeare, je me trouve souvent occupé dans ma tâche créative par mille aspects de la production matérielle : "Quels sont les musiciens les meilleurs pour ces chansons ?" "Ai-je choisi le bon studio pour cet enregistrement ?" "Cette chanson est-elle dans la bonne clé". Certaines choses ne changent pas, même en 400 ans.

Pas une seule fois, je n'ai trouvé le temps de me poser la question "Mes chansons sont-elles de la littérature ?"

Aussi remerciè-je l'Académie suédoise d'avoir pris le temps de se pencher sur cette même question et, au terme de ses délibération, d'y avoir apporté cette merveilleuse réponse.

Je vous prie d'agréer mes chaleureuses salutations.

Bob Dylan
Utilisateur anonyme
13 décembre 2016, 03:31   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
« Ce parallèle n'est ni imaginaire ni si idiot puisque la guerre anglo-espagnole non déclarée (comme la guerre froide ne fut jamais déclarée entre les USA et l'URSS) dura de 1585 à 1604 et que l'épisode de l'échec de la Grande Armada , qui peut aussi être mis en parallèle avec la tentative soviétique avortée de 1962 dont Dylan fut le témoin, date de 1597. »

Francis, vous devriez sérieusement vendre du détachant historique chaque dimanche matin sur les marchés. Vous feriez un tabac (with all due respect to James I, qui détestait ça). Sérieusement, je me demande ce qu'un tel talent de bonimenteur m'apporterait, dans la vie. Celui de Marche est hénaaaaaaaurme.

Quoi qu'il en soit, Dylan, et non plus une paire de bottes, vaut Shakespeare. Est-ce un progrès ? Je n'en suis même pas sûr.
Utilisateur anonyme
13 décembre 2016, 03:43   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
Est-il permis de remarquer que le titre même de ce fil est douloureusement anachronique ? J'veux dire, associer le grand dramaturge élisabéthain (dont les œuvres furent composées selon des modalités somme toute mal connues) et un prix littéraire né avec le XXème siècle...

Est-ce que François Villon aurait obtenu le Prix des Libraires (« un prix démocratique ») ? Après tout, 1460, 2016, quelle différence ? La littérature reste la littérature... Et son statut au cours du temps n'a guère changé, c'est bien connu.
N'y aurait-il donc pas quelque pseudo-parallèle historique qui permettrait, confortablement, de tout mettre dans le même sac ?
Ecoutez mon petit Trystan, si tout ce que vous êtes prêt à apporter à la discussion sont vos considérations grotesques sur le 725 lauréat du CAPES et ce que je peux suggérer ici pour, le message suivant, me traiter de bonimenteur de foire et sans rien argumenter de plus, je crois que vous pouvez rester à la maison, ou bien se sera moi. Au cénacle de choisir.
Quand Trystan Dee s'appelait encore XX, il ne montrait pas pareil toupet. On se demande bien pourquoi. Dans "bonimenteur", il y a "menteur". Je n'accepte pas que celui qui me traite de menteur mette un faux-nez pour le faire.

Si ce monsieur dit que je mens quand je fournis des données historiques factuelles, qu'il s'explique ou qu'il disparaisse d'ici.
Utilisateur anonyme
13 décembre 2016, 12:17   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
Il fallait entendre, à la racine, boniment, pas mensonge.
Les propos de Marche sont habiles, ils ont de quoi tromper. Je n'ai pas dit qu'il mentait, mais il me semble que ses raccourcis et parallèles sont abusifs, voire carrément fumeux.
Mais apparemment il ne veut pas qu'on pense cela.

Sans doute n'a-t-on le droit que de l'admirer, et rien d'autre.
Cher Francis, je ne crois pas que trystan Dee vous ait qualifié de "menteur", puisque les points de ressemblance que vous avez relevés entre les deux époques existent bel et bien ; simplement, on est en droit par la suite de se poser la question de la réelle signification de ces possibles analogies, et si on ne pourrait trouver de curieuses coïncidences historiques ou événementielles entre toutes les époques, sans exception, pourvu que l'on cherche bien, et n'ait de cesse qu'on n'ait épuisé tous les fonds de faits connus, pour ainsi dire, jusqu'à dénicher du même, pour en conclure..., eh bien quoi précisément ?... que le ressemblant se ressemble ? C'est certain, mais qu'est-ce que cela veut dire, si l'on pourra tout aussi bien établir des points de divergence au moins aussi importants ?

Ce n'est donc point une question de mensonge, mais d'empressement plus ou moins justifié à établir du sens : vaste débat.

Cela dit, il y a un point de détail dans les propos de Trystan que je trouve inexact : Dylan n'est pas que le produit de la mouvance "folk/hippie", mais également d'un mouvement plus tectonique littéralement (ce qui aux yeux d'aucuns paraîtra plus valorisant), celui de la beat (je crois avoir lu quelque part que son livre de chevet était Sur la route), avec quelques membres duquel il fut grand ami.
Here's the catch : dans quelques représentations que l'on peut voir de Shakespeare, ce dernier présente une certaine ressemblance avec Ginsberg, quand il était déjà très en poils, et l'on peut même raisonnablement penser qu'il n'aurait par l'apparence pas déparé dans quelque rassemblement de la flower power.
Dylan n'est pas que le produit de la mouvance "folk/hippie", mais également d'un mouvement plus tectonique littéralement (ce qui aux yeux d'aucuns paraîtra plus valorisant), celui de la beat (je crois avoir lu quelque part que son livre de chevet était Sur la route), avec quelques membres duquel il fut grand ami.
Here's the catch : dans quelques représentations que l'on peut voir de Shakespeare, ce dernier présente une certaine ressemblance avec Ginsberg, quand il était déjà très en poils, et l'on peut même raisonnablement penser qu'il n'aurait par l'apparence pas déparé dans quelque rassemblement de la flower power


A transmettre d'urgence à Yves Bonnefoy ! Ah zut, il est mort...
Utilisateur anonyme
13 décembre 2016, 15:50   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
La boucle d'oreille d'Henri III, c'était déjà les blousons noirs des années 1970. Les madrigaux de la Renaissance, c'était déjà AC/DC.
Nous plaisantons, mais Ginsberg aimait Shakespeare et l'avait enseigné, et avait très certainement transmis son enthousiasme à Dylan, qui le considérait un peu comme son mentor...
Aussi les conclusions de Francis peuvent aussi vous frapper tout à coup, quand on s'y attendait le moins, par leur justesse, même si les moyens pour y parvenir paraissent peu conventionnels...
Utilisateur anonyme
13 décembre 2016, 16:41   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
Bah, on a tous un ami pianiste de bar qui a pris des cours avec un jazzman qui adore Beethoven.

La belle affaire.
Pianiste de bar, comme Aldo Ciccolini ou Georges Cziffra ?

Je connais par ailleurs un professeur qui recommandait à ses élèves du conservatoire de pratiquer cette « musique d’ameublement », pour y puiser un peu d’humilité.
Sur Shakespeare, le monde élisabéthain, la première globalisation et les premiers linéaments d'une thalassocratie mondiale (anglaise, celle-là), cette discussion de février 2015 :

Sur la dimension globale de l'entreprise shakespearienne, en résonance avec celle des grands capitaines de la Reine (Sir Walter Raleigh, qui imagina de créer la "colonie et dominium de Viginie" en 1584), Hugo dans son William Shakespeare rappelle, par exemple, que

En 1613, Madame Elisabeth, fille de Jacques, et l'électeur palatin, roi de Bohême, dont on voit la statue dans du lierre à l'angle d'une grosse tour de Heidelberg, vinrent au Globe voir jouer la Tempête.

William Shakespeare, patron du Théâtre du Globe, fut le créateur d'une langue-monde, la première dans l'histoire de l'humanité qui eût cette rondeur, cette globularité polie comme un galet, soit celle-là même sur laquelle la Souveraine posait la main devant les pinceaux de ses portraitistes. La rondeur de la langue est inaugurale du monde en même temps qu'elle est le vieux fruit, le vieil oeuf des siècles qui sur elle ont usé leurs aspérités.

Seule entreprise comparable, menée dans la cheville du XIXe et du XXème siècle en Occident : celle de l'écrivain polyglotte Joseph Conrad, qui écrivit ses fictions de l'Angleterre mais dans un anglais mâtiné et pétri de français avec toujours pour sujet la terre entière, les îles et les continents, et toujours grâce à l'appui de la thalassocratie marchande – avant de devenir romancier, Conrad avait été commandant dans la marine marchande anglaise – de l'Empire qu'Elizabeth I avait contribué à faire concevoir.

La Renaissance anglaise pour avoir été tardive n'en est allée que plus loin, au point de gagner le globe, ce que n'avaient pu espérer faire les Repubblicca Marinara de la Renaissance italienne. Dans le déploiement de ses forces libératrices et fécondantes, la Renaissance ressemble à l'extase orgasmique : plus on la retarde, plus elle va loin.

Henri Bès ;
15 février 2015, 08:42 Re : Chronique de la langue fantôme (suite)
Il est frappant, en effet, de constater avec vous qu'Elisabeth a la main posée, de façon possessive, sur le globe, tandis que les portraits traditionnels des empereurs continentaux (romains germaniques ou byzantins) les montrent tenant le globe dans le creux de la main, le soutenant, en quelque sorte. D'ailleurs le globe est souvent couronné d'une croix, qui empêche la main de se poser dessus pour s'en rendre maîtresse.

Pour revenir à l'anglais, Lerer consacre un chapitre entier de son livre à l'événement linguistique qui rejeta dans un passé révolu les états précédents de la langue : non la Conquête de 1066, mais le "Great Vowel Shift", qui fonda l'anglais moderne entre le XV° et le XVII°s. Ottto Jespersen, dit Lerer, et les linguistes qui l'ont suivi, définissent le phénomène comme un véritable changement de système linguistique : les voyelles longues et accentuées de l'ancien et du moyen anglais changent de point d'articulation et se diphtonguent. Ainsi, des mots comme bite, mite, my cessent d'être entendus comme des i longs et soutenus pour se prononcer comme aujourd'hui. De même dans le cas de hus, mus, lus, devenus house, mouse, louse. Et le reste à l'avenant. Une intéressante initiative, inspirée des expériences baroques contemporaines, a lieu au Globe de Londres : des acteurs étudient la manière dont on peut déclamer Shakespeare en prononciation restituée, comme on pouvait l'entendre en 1613. Le résultat est aussi étrange que Le Bourgeois Gentilhomme monté à Royaumont.

En ces temps-là, les puissances intercontinentales étaient l'Espagne et le Portugal. Au-delà de la propagande de cour, une vocation mondiale a-t-elle émergé à la conscience des Elisabéthains ? Après tout, quand fut peint ce portrait de la Reine, la devise des Habsbourgs était AEIOU, Austriae Est Imperium Orbis Universi : c'est un trait de rhétorique officielle du temps. Peut-être faut-il faire aussi la part des projections a posteriori : c'est Hugo qui fait de Shakespeare l'auteur-univers que vous mentionnez, et je ne connais pas assez la littérature anglaise pour lui donner raison ou tort, et pour savoir si de telles conceptions étaient pensables à l'époque Tudor. Ce qui est sûr et vérifiable, c'est qu'une concurrence acharnée régnait sur les mers, à la mesure des techniques du temps.

Francis Marche
15 février 2015, 10:01 Re : Chronique de la langue fantôme (suite)
A la maîtrise que montre la Souveraine de l'englobante et préhensible sphérité du monde, à sa globularité, répond celle d'une langue nouvellement formée, inclusive, une langue-globe fraîchement polie qui les contient toutes et qui, ce faisant, est seule en adéquation avec son objet nouveau : le monde maîtrisable. Il s'agit moins d'une langue-univers que d'une langue qui épouse les formes du monde, dont les aspérités ne heurtent plus l'entendement de personne davantage que les mers et les montagnes de la planisphère n'arrêteront la circulation des capitaines et des mercantils de la Reine.

Je n'ai ouvert hier soir le William Shakespeare de Hugo qu'après avoir écrit ce que vous avez lu dans mes messages sur la langue-monde de l'auteur d'Hamlet.

Au-delà de la propagande de cour, une vocation mondiale a-t-elle émergé à la conscience des Elisabéthains ?
Oui. Dans la conscience de John Dee, par exemple. Comme cela est expliqué ici : [braveheartmovenmt.blogspot.fr]

Sur John Dee (13 July 1527 – 1608 ou 1609) cet article, richement documenté, de Wikipédia : [en.wikipedia.org]

Marcel Meyer
La victoire sur l'Invincible Armada, bien que fortement favorisée par Éole, marqua sans aucun doute un tournant décisif.

Francis Marche
Cette victoire est figurée en décor dans le portrait de la Reine que vous voyez supra (dans les tableaux au mur en arrière-plan du personnage royal). La victoire sur la Grande Armada fut interprétée comme augure inaugural – l'inauguration n'est qu'une consécration des augures – de la destinée nouvelle; et cette interprétation entra dans l'ordre apocalyptique d'alors, celui du Book of Revelation de Jean de Patmos, qui éclairait la naissance et la pensée du futur dans cette époque. Ce qui advenait alors le faisait for a reason. La Manifest Destiny des Américains modernes ultérieurs trouve son origine dans cet événement, ce moment apocalyptique qui devait relancer la machine autojustificatrice de la domination pour les cinq siècles à venir.


Shakespeare dans l'âge élisabéthain fut un auteur populaire, celui d'un art profane qui plonge ses racines dans des traditions populaires (celles des mystères et de la farce anglaise), comme en Espagne le théâtre de Lope de Vega s'inscrivait dans une tradition populaire. Dans toute civilisation, l'art profane (musique, peinture, poésie, théâtre) s'inspire de traditions populaires (que l'on désigne en anglais du terme folklore), c'est ainsi, d'Homère et Ovide à Bela Bartok et Brahms (danses hongroises) en passant par Chagall, Hiroshige, Toulouse-Lautrec et même Picasso et Dali. Degas, Leger, Picasso (période rose), Debussy, Ravel, Poulenc, pour ne pas parler littérature, furent inspirés parfois et même souvent par les arts du cirque, populaires s'il en est. Les thèmes plastiques du spectacle de cirque itinérant sont eux-mêmes très présents dans les premiers chansons de Dylan (Desolation Row, par exemple).

Ce qui s'est passé à l'époque de Shakespeare : un affranchissement de la papauté et des arts sacrés dans la sphère de cette thalassocratie et une surrection des arts profanes avec l'auteur du Théâtre du Globe, lequel se voulait l'écho et la voix de cette première globalisation. Il se trouve que le sentiment de vivre une épopée historique face à la couronne d'Espagne, dans le cadre de cette guerre anglo-espagnole que j'ai légitimement qualifiée de "guerre froide" car n'ayant, comme l'autre, celle du 20ème siècle, jamais été déclarée, conféra à cet art profane une dimension supérieurement élaborée, et polie. Du reste cette thèse est tout ce qu'il y a de plus conventionnel ; on l'enseignait à l'Université d'Aix où j'étais étudiant du Département d'Anglais en 1978, soit une époque où M. Trystan Dee n'était, comme disent les Américains par cette expression charmante "hardly a twinkle in his mother's eyes" (à peine une lueur dans les yeux de sa mère), époque à laquelle, ayant eu la chance d'être nommé moniteur de la bibliothèque de ce département, je potassais mon Shakespeare, non sans mal, faut-il le dire.

Je maintiens que le phénomène Bob Dylan, dans le contexte de guerre froide entre USA et URSS à l'époque où les chansons de cet artiste commencèrent à être diffusées et reprises, notamment cette chanson emblématique de 1962 dont j'ai parlé supra, joua le même rôle d'éveil à une mondialisation nouvelle, porteuse à ce moment (affaire des missiles soviétiques installés à Cuba) de terribles dangers autant que de promesses. Le "mouvement hippie" que se plaît à railler Trystan Dee est l'expression de cette contradiction d'alors.

Sur le plan des contextes historiques, je maintiens que les éléments factuels que je fournis qui permettent de déceler dans la mondialisation du XXe siècle (thalassocratie américaine) et les phénomènes "folkloriques" et artistiques qui l'accompagnèrent en Amérique, un écho à la première mondialisation élisabéthaine (thalassocratie anglaise) sont tangibles et pertinents, et que ceux qui n'ont à leur opposer que leurs railleries, leur suffisance et leur ignorance devraient s'abstenir, voire, s'ils ont quelque honneur, s'en excuser.
Utilisateur anonyme
14 décembre 2016, 09:43   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
Un écho.

Tendez l'oreille, braves gens, et étendez l'écho. Là-bas, tout au loin. L'écho, l'écho, l'écho.

L'avez-vous perçu ? Oui ? Non ? Peut-être ?

Hormis cela, cette discussion sur la pénétration des arts dits “savants” par les arts “populaires” a déjà eu lieu cent fois ici, dans les bistrots, dans les salons, sur France Culture et où vous voudrez. Je n'en connais pas de plus vaine ni de plus ennuyeuse.

Shakespeare était populaire.
Bob Dylan est populaire.
Le populaire est décidément le grand égalisateur, l'argument final, l'adjectif fatal devant lequel nous devons tous nous incliner. Reprenez avec moi tous en chœur : po-pu-laire.

Et puisqu'il est acquis que les gens qui se rendaient au Globe à Londres au 1603 sont en tout point comparables aux gosses qui se roulaient dans la boue de Woodstock en 1969, alors Dylan vaut bien Shakespeare.

La passion de l'anachronisme chevillée au corps.
Utilisateur anonyme
14 décembre 2016, 11:25   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
"Hormis cela, cette discussion sur la pénétration des arts dits “savants” par les arts “populaires” a déjà eu lieu cent fois ici, dans les bistrots, dans les salons, sur France Culture et où vous voudrez. Je n'en connais pas de plus vaine ni de plus ennuyeuse."
/////


Je vous rejoins. Aussi je me permets d'emprunter à Baudrillard son concept d'"hyperréalité", qui fait que la mode est désormais plus belle que la beauté, la pornographie plus sexuelle que le sexe, le terrorisme plus violent que la violence, la séduction plus artificielle que l’artifice, l’obscénité plus visible que le visible, et les arts "populaires" plus savants que les arts "savants".
Utilisateur anonyme
14 décembre 2016, 12:39   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
Oui. Cette manie d'aller chercher une “caution culturelle” (il s'en trouve toujours une...) au divertissement de masse — pour mieux se débarrasser, finalement, de la culture au sens ancien — est lassante.

Ou alors on vous explique que tel grand compositeur ne jurait que par les chansons populaires de son temps, où il puisait son inspiration. Mais ce qui n'était qu'un fait mineur est aujourd'hui devenu justification majeure de l'indifférenciation, du gloubi-boulga généralisé, du nutella culturel pour tous.

Tel auteur de bandes dessinées influencé par Léonard de Vinci, tel chanteur pop qui en réalité ne jure que par Bach, le fait que Brahms ou Purcell puisaient certaines mélodies dans les airs qu'on fredonnait jadis dans la rue... Les génies étaient, culturellement, des petits-bourgeois, exactement comme vous ; cependant que les petits-bourgeois ont à leur disposition une vaste culture que l'on ne soupçonne guère.

Flatteur, n'est-ce pas ?

Maintenant que tout le monde est content, qui êtes-vous pour oser critiquer saint Bob Dylan ou Madame de Britney de Spears ?
Utilisateur anonyme
14 décembre 2016, 13:15   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
Avec cette volonté à peine dissimulée de donner la parole à toutes et à tous, afin d'abolir les frontières cloisonnant les styles et les genres, séparant les « poètes de rue » des « poètes académiques », etc. Pas un jour sans qu'un rapeur ne nous confesse avoir puisé son inspiration chez Baudelaire, ou Rimbaud...
Oui, Bach s’inspirait des danses paysannes, Schubert des valses populaires, Stravinski du tango. Assez longtemps d’ailleurs, la tendance grave et la tendance légère ont coexisté chez les compositeurs de musique dite savante. Il me semble que le fossé s’est creusé ces dernières décennies. Ce faisant, tout un monde intermédiaire s’est trouvé englouti et avec lui l’esprit de la danse, la séduction harmonique.
à Jean-Louis Chambon :

C'est ce que l'esprit petit bourgeois et passablement impuissant ne parvient pas à intégrer : que les classiques, et parmi eux les plus anciens que je connaisse, les poésies chinoises du Shi Jing (classique de la poésie, anthologie compilée il y a plus de 3000 ans), puisent leur matière dans des chants populaires et paysans :

Le Shi Jing (诗经, littéralement : Classique de la Poésie, aussi appelé Livre des Chansons ou Livre des Odes) fut le premier recueil majeur de poésies chinoises et date d'environ -1000. Il comprend des chants religieux et profanes, des chroniques historiques en vers, des poèmes aristocratiques (odes) et des poèmes plus rustiques, sans doute des chansons folkloriques.

voici en exemple le poème I.2 :
鵲巢
維鵲有巢、維鳩居之。
之子于歸、百兩御之。

維鵲有巢、維鳩方之。
之子于歸、百兩將之。

維鵲有巢、維鳩盈之。
之子于歸、百兩成之。
et la traduction de Marcel Granet :

C'est la pie qui a fait un nid ;
Ce sont ramiers qui logent là !
Cette fille qui se marie,
Avec cent chars accueillez-la !
C'est la pie qui a fait un nid :
Ce sont ramiers qui gîtent là !
Cette fille qui se marie,
Avec cent chars escortez-la !
C'est la pie qui a fait un nid :
Ce sont ramiers plein ce nid-là !
Cette fille qui se marie,
De cent chars d'honneur comblez-la !
deux vers d'un poème sacré :
Le grand dieu est inconstant dans sa bonté
Il sème la famine et détruit les maisons

Le petit bourgeois inculte et présentiste, et là je m'adresse à Pascal Mavrakis qui devrait pouvoir me comprendre, ne conçoit pas que son monde ait eu une origine autre que la sienne, d'où le scandale et la sotte furie qui l'étreint quand il apprend que "sa culture" a des racines plus basses que les fleurs qu'il vénère.
Utilisateur anonyme
14 décembre 2016, 17:29   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
Moyennant quoi, notre époque ne vénère plus rien d'autre que les très-basses racines, lesquelles, en dépit de la curieuse fantasmagorie qui règne ici, n'ont jamais été grand-chose au regard de l'élévation céleste qui engendra les grandes œuvres.

A cela le grand-bourgeois cultivé, évidemment, ne comprend goutte (ou bien il ne comprend que trop).
Je ne suis ni grand-bourgeois, ni cultivé, et j'avoue préférer certaines orchestrations sucrées de Richard Strauss à tout Chostakovitch.
Utilisateur anonyme
14 décembre 2016, 19:37   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
NB : l’importance du "ressentiment" (F. Nietzsche, M. Scheler) dans les choix et les goûts du petit bourgeois. Un ressentiment qu’inspire à la petite bourgeoisie une grande bourgeoisie prétendument cultivée dont elle se sent exclue, et qu’elle caricature immanquablement chaque fois qu’elle cherche à la remplacer.
14 décembre 2016, 20:14   Les moyens
Merci à Francis pour le temps qu'il a su retrouver afin de mener à bien cette traduction.

Le plus gros de l'allocution porte sur la question de savoir jusqu'à quel point l'artiste sait qu'il "fait de la littérature". Il semble que, pour Dylan, le sentiment de faire de la littérature ne peut naître qu'en l'absence de problèmes d'intendance liés à la diffusion des œuvres. Il n'a pas eu le temps de se poser la question, il avait autre chose à faire. C'est un curieux mélange de modestie et de dédain.


Passons à la musique :

"Mlle Denyse est vendeuse au Bon Marché ; elle a 24 ans ; elle est née dans le VIIe arrondissement, de père et mère parisiens, tous deux typographes. ; elle habite chez ses parents, rue Saint-Romain.

[…]

Ce n’est qu’à 8 heures, lorsque ses parents sont partis au travail, qu’elle peut ouvrir le poste de radio.

- Rien que la musique légère et moyenne.

Qu’est-ce que la musique moyenne ? Il m’a semblé que je devais lui demander de s’expliquer davantage là-dessus.

- Par exemple Tannhauser… mais l’ouverture seulement.

Il m’a paru que Mlle Denyse préfère les ouvertures au reste, d’une façon générale."

Henri Calet Les deux bouts (1954)
Le petit bourgeois ne connaît et ne reconnaît que les fleurs coupées, arrangées en des vases. Il ignore tout des racines de ces fleurs et ne sait en faire pousser les tiges et pas davantage faire éclore des fleurs nouvelles. Degas, Picasso, Stravinski sont des fleurs coupées, admirables dans leurs vases tout neufs. Dans sa méconnaissance de la fécondité des sols et des racines, il est artistiquement stérile et finit immanquablement par faire grimper la cote de Jeff Koons et celle de Philip Glass en se plaisant à les penser "non populaires", loin du plouc, quand le néo-plouc accompli, c'est lui-même, l'occupant de son propre vase, amoureux de fleurs artificielles qui fait pouah ! et qui raille quand on s'évertue, bien en vain, à lui faire entendre que le fumier est à l'origine de tout.
Utilisateur anonyme
14 décembre 2016, 21:51   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
Oui Francis, enfin tout de même... Philip Glass c'est aussi ça : [www.allmusic.com]

Comme dit l'autre : "ça tient la route".
Jean Cocteau, prince des poètes dans la France des années 50, dont l'oeuvre picturale est pleine de romanichels et de joueurs de guitare, qui eut l'idée de faire un dessin animé sur la rencontre d'Oedipe et du Sphinx avant d'y renoncer pour en faire un film (ayant été rebuté par l'ampleur de la tâche d'un dessinateur d'animation) où figurent des gitans dans les carrières des Beaux-de-Provence, décora d'une fresque la salle des mariages de l'hôtel de ville de Menton -- peut-on imaginer lieu plus populaire que la salle des mariages de la mairie d'un petit bourg coincé entre les alpes piémontaises et le cuveau d'indigo de la Méditerranée, renommé pour sa production de citrons ? Cocteau qui, dit-on, mourrut l'après-midi du jour de 1963 où il apprit la mort le matin même de sa grande amie Edith Piaf, par désir de la suivre. La môme Edith Piaf, chanteuse de beuglants. Cocteau était un artiste authentique, ayant la sagesse intuitive des artistes qui savent que tout art profane possède des racines que le petit-bourgeois ne veut pas connaître.

Par contraste, le faux artiste et vrai petit-bourgeois Jeff Koons, lui, s'enorgueillit d'aller installer ses fleurs artificielles ... à Versailles. La salle des mariages de Menton ou de Bourg-La-Reine .. Qwa ?! Non mais mais vous m'avez-vu, moi, Jeff Koons, ce sera Versailles ou rien ! Tel est le petit-bourgeois, éternel péteur plus haut que son cul !
Utilisateur anonyme
15 décembre 2016, 10:28   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
Koons un petit bourgeois ? Oui, pourquoi pas, si l'on s'en tient à la volonté affichée du courant auquel il appartient, et qui est de placer l'art dans le contexte de l'économie capitaliste (mais est-ce seulement une volonté "petite bourgeoise" ? D'autres avant lui s'y sont essayés). Tout ce qu'il montre, à l'instar de Barbara Kruger ou Sherrie Levine, a pour seule fin d'évoquer une société dépourvue d'âme, dans laquelle le choix d'un téléphone portable ou celui d'une paire de baskets est devenu la forme la plus élaborée de l'expression de soi. Ainsi à les en croire leurs oeuvres seraient une dénonciation de la culture de la marchandise... Les voilà donc post-néo-marxistes ou neo-post-marxistes, c'est selon. Bref, tout cela laisse songeur quant à leur prétention à la "critique".
Il me semble que la bourgeoisie a renoncé à la grande culture à partir du moment, où, grâce à l'école républicaine (d'hier), les enfants de ses domestiques prouvaient qu'ils pouvaient la maîtriser et même y briller autant et parfois mieux que ses enfants. A quoi bon, en effet, faire tant d'efforts pour acquérir ce'' marqueur'' de classe si le populo était capable d'y exceller aussi ? Elle a donc choisi de se rabattre sur l'argent, et l'argent seul, tout en essayant, pour donner le change, de ''faire peuple'' par une sous-culture destructrice de l'art populaire de qualité lui-même.
« L'art existe à la minute où l'artiste s'écarte de la nature. Ce par quoi il s'en écarte lui donne le droit de vivre. Cela devient une vérité de La Palice.
Mais l'écart peut se produire alors qu'il est inapparent. (Je pense à Vermeer et à certains très jeunes peintres modernes.) C'est le comble de l'art. La beauté s'y glisse en cachette. Elle pose un piège parfait, d'apparence naïve comme celui des plantes. Elle y attirera sournoisement le monde sans provoquer la crainte que sa figure de Gorgone provoque toujours.
[...]
L'instinct reproductif pousse le poète à projeter ses graines hors de ses frontières.
Shakespeare reste l'exemple de la plante explosive. Ses germes ont profité des ailes et des tempêtes. La beauté s'y précipite à travers le monde sur des langues de feu.
[... ]
L'œuvre d'art, par l'entremise de laquelle un homme s'expose héroïquement ou avec une extrême inconscience, autre forme de l'héroïsme, prendra racine chez autrui grâce à des subterfuges comparables à ceux dont use la nature pour se perpétuer. L'œuvre d'art exerce-t-elle un sacerdoce indispensable, où l'homme, par mimétisme, ne s'est-il plié, à la longue, aux méthodes universelles de la nature ? Il est certain qu'il en est l'esclave, que, sans le savoir, il revêt sa force créative d'un attirail décoratif propre à témoigner de sa présence, à intriguer, à effrayer, séduire, subsister coûte que coûte par des signaux sans le moindre rapport avec sa mission et d'un artifice pareil à celui des fleurs.
Une œuvre porte en elle sa défense. Elle consiste en de nombreuses concessions inconscientes qui lui permettent de convaincre l'habitude et de s'implanter par malentendu. Grâce à cette prise, elle s'accroche et son germe secret travaille.
Un artiste ne peut attendre aucune aide de ses pairs. Toute forme qui n'est pas la sienne doit lui être insupportable et le déranger au premier chef. J'ai vu Claude Debussy, malade aux représentations du Sacre. Son âme en découvrait la splendeur. La forme qu'il avait donnée à son âme souffrait d'une autre qui n'en épousait pas les contours. Donc, aucune aide. Ni de nos pairs, ni d'une foule incapable d'admettre sans révolte une violente rupture avec des habitudes qu'elle commençait à prendre. D'où viendra l'aide ? De personne. Et c'est alors que l'art commence à employer les obscures manœuvres de la nature dans un règne qui s'oppose à lui, qui semble même le combattre ou lui tourner le dos. »

Cocteau, La Difficulté d'être

(Que penser alors des fleurs artificielles de Koons dans une telle perspective ??...)


Ce qu'il faut penser de cette chose ? Que c'est du lollipop art, de l'art sucette.

Ce photomontage montre, à côté de l'artiste, ce que sera cette sculpture-sucette de 33 tonnes et de 12 mètres de haut, intitulée “Bouquet of tulips”, conçue comme un “hommage aux victimes des attentats” et qui se veut également un hommage à Boucher, Fragonard et Monet (re-sic). Elle sera fabriquée, aux frais de la ville de Paris, en Allemagne, coûtera 3,5 millions d’euros et sera érigée dans le magnifique espace Art déco situé entre le Musée d’Art moderne de la ville de Paris et le Palais de Tokyo.
Ce que je trouve intéressant c'est la parenté entre elle et les commémorations et hommages que nous avons vus : petites bougies, petits bouquets de fleurs, petits cœurs dessinés, petits ballons multicolores lâchés dans le ciel de Paris. Certes, ici ça pèse 33 tonnes mais l'esprit est exactement le même, celui du petit bourgeois festivo-remplaciste dont l'univers esthétique est celui de Disneyland.
Un grand merci à Alain de nous livrer ici cet extrait si éclairant de la Difficulté d'être et de l'émotion que suscite son apparition dans ce débat désespérant.

Les fleurs artificielles de Koons , parce qu'elles sont artificielles, méconnaissent "les méthodes universelles de la nature", celle des racines et des graines, et des "plantes explosives" (comme Cocteau qualifie l'oeuvre de Shakespeare). Les subterfuges dont nous entretient Cocteau n'ont lieu d'être que sur une matière racinaire et radicale, quel que soit le medium en cause (verbe, musique, art pictural); et ne sont que toc dans le hors-sol où évolue Jeff Koons. Shakespeare usait de milles ressorts (les "subterfuges") linguistiques et rhétoriques, scénographiques aussi, afin d'unifier une matière disparate et faire éclore une unité nouvelle et polie, une oeuvre-fleur exemplaire.

Cocteau, à ma souvenance était un artitiste débordant de créativité que tous les Français respectaient comme tel, des plus humbles aux plus prétentieux. Personne, en France, ne méprisait Cocteau. C'était impossible. Sa sincèrité, son génie étaient aussi incontournables et multiformes qu'accessibles et évidents à tous. Il atteint lui aussi à une forme d'idiome artistique exemplaire.

Je recommande chaudement le musée qui lui est consacré dans la ville de Menton.
Utilisateur anonyme
15 décembre 2016, 15:54   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
« Personne, en France, ne méprisait Cocteau »

Tiens, curieusement, il me semblait que l'appréciation de son œuvre était moins unanime que cela ; que bien des critiques et artistes ne le prenaient guère très au sérieux ; qu'il pouvait éventuellement susciter railleries et haussements d'épaules. Mais enfin, je n'ai pas vécu cette époque-là et n'ai guère étudié la question de près.

Speaking of Cocteau, depuis quelques années il est possible de visiter, à Saint-Jean-Cap-Ferrat, la villa Santo Sospir qu'il a habitée et décorée vers la fin de sa vie. Rien n'a bougé d'un millimètre, et contrairement à la maison de Milly-la-Forêt, elle n'a pas du tout été muséifiée. A voir également, donc, juste avant ou après la visite de Menton.
Utilisateur anonyme
15 décembre 2016, 16:08   Re : Shakespeare aurait-il mérité le prix Nobel de littérature ?
« Elle a donc choisi de se rabattre sur l'argent, et l'argent seul, tout en essayant, pour donner le change, de ''faire peuple'' par une sous-culture destructrice de l'art populaire de qualité, lui-même. »

D'autant plus que l'argent, une fois qu'il est bien placé et que la mécanique des versements a été mise en place, se transmet plus facilement que la culture savante, laquelle nécessite malgré tout, même si l'on est né dedans, un assez lent travail personnel d'appropriation, une mise à distance de soi et du sens, une acceptation de sa propre finitude.

Divertissement et fric à gogo n'exigent rien de tel — au contraire.
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