Sur la devise visagière et autographe : quand Hong-Kong était encore un gros (très gros) village (il y a trente ou quarante ans) où les grands acteurs économiques se connaissaient tous personnellement, s'entre-fréquentaient par-delà les périmètres des clans, l'histoire suivante circulait sur l'homme qui était tenu pour plus riche de la ville : le milliardaire entrepreneur Li Ka-shing, fondateur du groupe Hutchison et créateur du groupe Orange (oui, celui de nos télécommunications).
Un jour que Li Ka-shing se trouvait dans un dîner d'affaires avec des partenaires étrangers, accompagné de collaborateurs, il déchira un coin de la nappe de papier et y griffonna, au-dessus de l'autographe qu'il venait d'y apposer, devant tous, démonstrativement, le billet laconique suivant destiné à fortement impressionner ses interlocuteurs et afin d'enfoncer le clou sur le crédit financier dont il jouissait alors: "30000 dollars. Merci. Signé : Li Ka-shing" et ordonna à un de ses collaborateurs d'aller présenter ce coin de nappe déchirée, peut-être graisseux, aux guichets de la banque la plus proche, celle du coin de la rue où ils se trouvait et qui, dit-on, n'était pas même une agence de sa banque !
Vingt minutes plus tard, l'aide de Li Ka-shing revient dans le restaurant, une sacoche à la main, bourrée de 30000 dollars en coupures de 50 qu'il pose sur la table.
Tel est le luxe identitaire, celui où la notoriété souveraine et partagée (tout le monde connaît tout le monde) relativise la sacralité de l'argent. La notoriété
est la devise, celle donnée par le crédit visagier et autographe de l'homme qui en jouit. Cela vaut aussi pour la nomenklatura des économies dirigistes, celle du monde des démocraties soviétoïdes, en RDA ou en Hongrie, dans les années 70, quand les puissants,
à vrai dire ne touchaient pas l'argent ! Tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, tous les biens et services monnayables en économie libérale (voitures, équipages, biens immobiliers, services d'escort, meilleures places dans les meilleures universités pour leurs enfants, etc.), ils en jouissaient sans frais, sans argent. On retrouve ce schéma chez les responsables de certaines associations subventionnées en France pour qui "tout passe en frais" : des week-ends de formation bidon dans les châteaux aux pleins d'essence "remboursés par l'assoce", ils ne paient rien. C'est un mode d'économie solidaire : celui qui repose sur l'identité et la notoriété des acteurs qui tous se tiennent la main, font chaîne et cercle, s'entre-reconnaissent comme membre d'un clan ("l'assoce") et s'entendent comme larrons de foire, et à laquelle le transfuge, le nouvel arrivé, l'étranger ne saurait avoir accès sauf par le truchement d'un acte de foi mystique et politique, un fervent parti pris à le vouloir, religieusement, considérer comme un frère et autoriser son introduction dans le cercle des élus bénéficiaires, soit exactement ce que se sont mis en tête de faire du migrant transcontinental les actuels partisans de l'économie solidaire.
Il découle de tout cela que l'économie ultralibérale, boucanière, faite de trafics, de ventes éclairs, de sociétés anonymes, de comptes bancaires chiffrés, de sociétés boîtes aux lettres, de prête-noms, de déménagement d'usines à la cloche de bois, de fraudes en tous genres, d'enrichissements illicites, de montages d'optimisation fiscale et d'escroqueries à la TVA est incompatible avec ce que les tenants et promoteurs de son opposé nomment diversement "économie solidaire", ou "associative", "citoyenne", "responsable", laquelle est, fondamentalement, une économie nominale du visage, du nom et de l'autographe, en laquelle le luxe et le bien suprêmes sont ceux que confère l'identité.
Mais incompatible comment ? Car la latitude et le libre choix des individus à s'engager dans des activités inscrites dans un type d'économie n'en demeurent par moins intacts, et chacun a faculté de panacher diversement ses activités, lucratives ou non. La précision à apporter est qu'elles sont
territorialement incompatibles.
La question du territoire surgit en effet dans cette dichotomie et conditionne la contradiction qui la hante et que l'on vient d'examiner. Il est possible en effet à un même individu de s'adonner à l'économie libérale, anonyme et sauvage en un lieu en alternance avec des périodes où il occupera sa place dans le cercle d'une économie sociétaire (pour user ici du terme qu'employait Charles Fourier) en un autre lieu, sur un territoire distinct, et disjoint du premier. C'est, généralement, ce que fait le "migrant" transcontinental en ce premier quart du 21e siècle.
Christian Combaz dans une de ses dernières vidéos rapporte le cas d'un groupe de migrants (dont il ne dévoile pas le pays d'origine) à pratiques prédatrices dans une petite ville de Lorraine : escroqueries, malfaçons, tromperies, paiements en liquide (20% moins cher), concurrence déloyable, et parasitage du commerce de proximité ; ces entreprises étant des PME de moins de cinq employés, l'administration fiscale se révèle le plus souvent impuissante à en sanctionner les pratiques, leurs propriétaires les mettant au nom d'un retraité de leur clan et les responsables prenant la fuite et se retirant du territoire pour se faire oublier, un an ou deux "sur les rivages du Bosphore" quand l'administration se décide enfin à sévir. Avant de revenir pour se relancer dans un nouveau cycle de prédations. Le fait de disposer de deux territoires disjoints permet à ces flibustiers non seulement d'échapper aux sanctions pénales dans le territoire où ils sévissent mais aussi de réintégrer une économie sociétaire dans leur pays d'origine qui double leur flibuste en Europe ; en effet il ne fait guère de doute que chez eux, sur les rivages du Bosphore, ces individus, engagés en Europe dans une forme d'économie libérale prédatrice, pratiquent dans le cercle clanique originel une économie solidaire et que ce type d'économie à laquelle ils paraissent naturellement réfractaires en Europe leur offre tous ses attraits dans le bain identitaire où elle les accueille au pays : co-investissement avec les frères, prêts sans intérêts aux cousins, etc.
Donc, la territorialité resurgit là où on ne l'attendait pas nécessairement : dans les considérations de politique économique fondamentale ; dans ce qui se fait passer pour transcendant, relevant "d'une vision de l'homme", etc., gît une affaire de bornage territorial et de contrôle des frontières. L'utopie s'entoure toujours de hauts murs, disait-on, et c'est bien ce que refusent d'admettre les utopistes de l'économie sociétaire qui se piquent aujourd'hui de sans-frontiérisme.
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