Le site du parti de l'In-nocence

Du désordre de la lecture et des trouvailles et sortilèges qu’il induit (vers un formalisme historial)

Envoyé par Francis Marche 
Avant d'enchaîner avec les volets politiques (et historiques) de cette étude, un mot d'éclaircissement sur le bizarre intermède nostradamique qui précède : nous avons deux aléas qui se présentent comme liés dans l'ordre spatio-temporel: la sécession du Comtat Venaissin qui se détache -- en deux temps, le temps avignonnais et le temps carpentrasien (voir supra) -- des Etats pontificaux pour se rattacher à la France dans les années 1790-1791 ; et les événements sanguinaires de l'été 1792 qui virent des bataillons de "Marseillais" et d'Avignonnais participer aux massacres de septembre, comme l'attestent le récit de Jourgniac mais aussi la relation de l'abbé Sicard (et la chronique historique qui fait état du stationnement de ces bataillons de Provençaux dans Paris durant l'été 1792). Ces deux aléas, qui ne sont tenus ensemble par aucun lien de causalité -- ce n'est parce que le Comtat Venaissin a fait sécession que les nobles et les réfractaires au serment révolutionnaire furent massacrés en septembre dans les prisons de la Commune de Paris; il n'y a pas conséquence, seulement consécution -- ressurgissent tout aussi liés dans l'événement du 12 juin 1944 dans le Comtat Venaissin avec, comme nous l'avons vu, une interversion des rôles entre massacreurs et massacrés, mais toujours avec pour mobile à l'action des massacreurs, l'invocation de la Raison (comme nous allons le voir chez les massacreurs panzer-révolutionnaires du printemps 1944 en Provence).

Il existe en cosmologie un concept familier des spécialistes des trous noirs : celui qui se résume par la formule trou noir, fontaine blanche : ce qui disparaît conjointement dans un trou noir (lequel, en histoire, peut être celui de la conscience historique d'une nation ou d'un peuple), resurgit tout aussi conjointement dans le cosmos sous forme de fontaine blanche. L'objet voyage d'une dimension à l'autre sans que sa structure n'en soit altérée. En psychologie, ce concept existe aussi, il a été développé par le psychologique Carl Gustav Jung et porte le nom de synchronicité.

Sa définition, commodément donnée par Wikipédia, est la suivante :

La synchronicité est l'occurrence simultanée d'au moins deux événements qui ne présentent pas de lien de causalité, mais dont l'association prend un sens pour la personne qui les perçoit. Cette notion s'articule avec d'autres notions de la psychologie jungienne, comme ceux d'archétype et d'inconscient collectif.

Il est parfaitement possible que l'inconscient ou un archétype prenne possession complète d'un homme et détermine son destin jusqu'au moindre détail. Simultanément, des phénomènes parallèles non psychiques peuvent avoir lieu et ceux-ci représentent également l'archétype. Il est avéré que l'archétype se fait réalité non seulement psychiquement chez l'individu, mais objectivement à l'extérieur de celui-ci.


On retiendra que les liens de causalité s'abolissent quand l'archétype, actualisé dans le muthos, prend le contrôle du réel (si l'inconscient est non-historié, l'archétype, lui, est in-causé).

Donc, les "oracles" ou visions de Nostradamus (qui relèvent toujours d'un dispositif de na(rra)tion française ; c'est bien toujours l'histoire de la nation qui est projetée dans ces oracles), couchées au XVIe siècle dans ces deux quatrains successifs et conjoints, figurent le trou noir cosmologique (puisqu'à la date de leur parution, ils demeuraient ininterprétables, indéchiffrables dans le réel, ils étaient bien un trou noir dans l'intelligence); quant à leur résurgence, la fontaine blanche, elle nous est donnée par le réel qui se déploie dans l'ordre spatio-temporel mais toujours sans locus arrêté (sans coordonnées fixes dans cet ordre), à savoir que la "fontaine blanche" de l'OTB, l'irruption du réel, livre un objet qui persiste dans le même état structurel et se trouve nanti du même statut transcendant que la vision originelle (celle du trou noir) puisqu'il jaillit par deux fois dans l'histoire en conservant sa norme et ses composantes. La bi-irruption historiale des événements "rêvés" ou "métaphorés" (cf. le pigeon jacobin) par Nostradamus crée un objet affranchi de la temporalité, récursif et aux termes permutables : par exemple, la durée de quatre années d'usurpation du pouvoir institué que nous avons identifiée dans l'OTB flotte dans le temps, puisqu'elle s'affirme répétible, comme tout archétype. Il s'agit d'un trait de durée permanent, constitutif de l'objet archétypal; le temps lui-même n'est pour rien dans son bornage.

(Pr)être réfractaire, c'est (pr)être insermenté au logos

La communication des panzer-révolutionnaires de l'été 1944, telle que nous la présente le livre de Durandet, est légèrement dérangeante. Ses arguments en appellent à la logique. Elle se veut fondée en raison. Par-delà les bobards (« bobard » fait partie du vocabulaire de l’époque) habituels de la propagande (que le soldat allemand a épargné les civils durant la campagne de France, ce qui est un mensonge insultant pour la mémoire des milliers de civils mitraillées sur les routes de l’exode dans le Nord), les massacreurs (qui épargnèrent les femmes à Valréas mais qui ne firent pas de quartiers ailleurs) font valoir que la France ayant perdu la guerre, l’Allemagne n’ayant pas désarmé la gendarmerie de Vichy, il convenait, logiquement, de se garder de frapper le soldat allemand en se déguisant en prêtre ou en femme ; qu’est terroriste celui qui frappe sans porter l’uniforme quand le soldat allemand, lui, n’a jamais combattu sans uniforme. L’autre chaîne d’argument tient au fait que l’Allemagne avait elle aussi été occupée par les troupes françaises (allusion à la période d’entre-deux-guerres comme autant à la période napoléonienne) sans que la population allemande ne prenne le soldat français pour cible.

Le logos affirme qu’un coup de dés militaire (l’enfoncement des défenses françaises dans les Ardennes en mai 1940) peut abolir la nation française et il justifie la soumission, temporaire certes, mais sans que soient fixées des bornes à sa durée, et toujours au nom de la logique. Les panzer-révolutionnaires posent comme pétition de principe leur souhait que la France redevienne « indépendante et forte » mais déclarent que l’occupation du territoire français durera tout le temps qu’il faudra pour servir les intérêts de l’Allemagne. Les gendarmes français ont conservé leur arme mais la France ayant perdu sa souveraineté, la voici qui n’existe plus. Se montrer réfractaire à ces arguments, c’est s’ériger contre la logique : la France a déclaré la guerre à l’Allemagne, elle a perdu, la logique veut que le vaincu ne fasse rien. Et c’est trahir la parole de la France que de prendre les armes contre l’occupant, c’est anti-chevaleresque, c’est, pour reprendre le mot des massacreurs de Valréas, faire parler son sang de porc. La Raison assigne à ses réfractaires le statut d’une bête indigne, objet de mépris et tout juste bonne à être saignée.

Les conventionnels de 1792 et 1793 massacraient avec les mêmes arguments construits en raison : le prêtre insermenté (qui a refusé de prêter le serment civil qui conjoint la Constitution nationale et la foi religieuse, et à qui la nation serait prête à laisser son châpelet et sa croix) est un traître infâme et vil, qu’il est normal et très logique de trancher en deux puisque lui rejette l’Un qu’on lui propose. C’est la fureur de la Raison, qui, tout autant que le vin versé aux semptembriseurs, fait le carburant les massacres.

Il y eut, parmi les combattants des Maquis de l’Armée secrète, des prêtres. Ceux-ci prirent les armes contre l'occupant comme aussi contre toute raison, deux ou trois ans avant l’événement de 1944 dans l’enclave des Papes. On trouve un petit film sur YouTube dans lequel l’un d’eux (à Thônes Glières, en Haute-Savoie) livre un entretien. Il expose ses « raisons » de se montrer réfractaire au logos des panzer-révolutionnaires. L’homme était parfaitement déraisonnable puisque, pour tout dire, on doit constater qu’il n’a aucun argument logique et sûr à opposer à ceux des officiers de la propagande allemande et de leurs exécutants français (la Milice). Je donnerai le lien vers ce film documentaire, qui date du début des années 70 et qui fut donc produit durant les mois où Durandet devait réunir les matériaux de son livre sur les Maquis de Provence. Mais avant cela, donnons la parole à l’ennemi par les extraits du livre de Durandet qui offre cette originalité de reproduire la communication de la soldatesque nazie qui sévissait en Provence à ce moment :





"(...) logiquement, on ne peut pas donner de prime aux paysans dont les maisons servent de forteresses aux jeunes"

Vous écoutez les bobards de la propagande juive, vous vous enfuyez devant la troupe, vous lui donnez l'impression d'être coupables, elle vous tire comme des lapins, et vous vous faites descendre, c'est logique.

Le massacreur du pouvoir exude la logique et le logos lui sied comme un uniforme.

-- à suivre --
Vous courez devant nous, alors on vous tue, ce n'est là que le terrible effet de votre bêtise combinée à la propagande juive. Il y a des causes, connues, et des effets, prévisibles, qui aboutissent à votre mort violente. Qu'y peut-on ? Rien du tout : tout est de votre faute, celle, plus précisément, de votre carence à entendre raison.

Paris 1792, Provence 1944 : la tuerie a ses raisons que la Raison connaît bien.

Il y a deux "causes" à ces tueries du printemps et de l'été 1944 en Provence, communes à celles de Septembre 1792 à Paris, par ordre d'immédiateté :

1. le vin ;
2. la Raison enfiévrée et débordante, qui porte comme un étendard ce que Chateaubriand nomme "une vision fataliste de l'histoire".

Chateaubriand sur ce qu'il nomme la logique du meurtre, dans la longue préface à ses Etudes historiques, qu'il produisit à la fin de sa vie (sur lesquelles nous aurons l'occasion de revenir, et dont on pourra en attendant consulter la version numérisée en mode texte sur Gallica à l'adresse [visualiseur.bnf.fr]) :

Que, dans la fièvre révolutionnaire, il se soit trouvé d'atroces sycophantes engraissés de sang comme ces vermines immondes qui pullulent dans les voiries ; que des sorcières plus sales que celles de Macbeth aient dansé en rond autour du chaudron où l'on faisait bouillir les membres déchirés de la France, soit ; mais que l'on rencontre aujourd'hui des hommes qui, dans une société paisible et bien ordonnée, se constituent les mielleux apologistes, de ces brutales orgies ; des hommes qui parfument et couronnent de fleurs le baquet où tombaient les têtes à couronne ou à bonnet rouge ; des hommes qui enseignent la logique du meurtre, qui se font maîtres ès arts de massacre, comme il y a des professeurs d'escrime, voilà ce qui ne se comprend pas.

Poursuivons la lecture de ce communiqué des révolutionnaires pan-continentaux du IIIe Reich, diffusé en mai 44, soit dans le mois qui précédait le débarquement de Normandie, à un moment où la Zone Sud occupée, envahie par les Allemands et les Italiens le 11 novembre 1942 au lendemain du débarquement des forces des thalassocraties anglaises, américaines et françaises en Afrique du Nord, n'avait pas encore connu les combats du débarquement de Provence d'août 44, ni la fureur allemande qui fit rage dans la vallée du Rhône et en Comtat Venaissin pendant la bataille de Normandie, soit une heure intermédiaire où la répression des Maquis ne se ponctuait pas encore de tueries systématiques comme à Valréas en juin -- à cet égard la montée en férocité des représailles allemandes dans cette région de France dans l'année 1944, marquée par les deux débarquements (Normandie et Provence) imite, dans une échelle de temps précipitée, le crescendo de l'horreur qu'avait connu la France sous la Convention, entre 1792 et 1793, soit la montée des tensions politiques et militaires jusqu'à la guerre civile ouverte en 1793 :






Nous allons voir ce que le prêtre réfractaire du maquis de l'AS de Thônes Glières a à opposer à ces raisons allemandes dans le film documentaire qui recueille son témoignage.

-- à suivre --
L'abbé Greffier, professeur du collège de Thônes, à partir de 7 mn 23 s dans ce vidéogramme : il y avait à la base une volonté de servir la patrie, ça va de soi. Le curé réfractaire est animé d'une volonté de servir la patrie, comme pouvaient l'être les prêtres insermentés mais fidèles à la France (dont l'abbé Dorte, chassé comme un gibier par les conventionnels du Gard en 1792). L'amour de la patrie et la volonté de la servir (et même de servir son peuple, comme chez l'abbé Dorte) font échec à la Raison des massacreurs révolutionnaires partisans de l'Un ; pour Robespierre, patrie et serment spirituel ne pouvaient que s'aligner sur une voie unique, celle du culte à l'Etre suprême. Robespierre, mais en 1792 plus encore Danton, ministre de la Justice dans l'été, suivaient une ligne politique et une doctrine spirituelle en tous points structurées comme peut l'être aujourd'hui la doctrine politico-religieuse d'Al-Bagdadi de l'Etat islamique au Levant : massacrer tout opposant à l'Un politico-religieux. Il n'y a pas d'innocent chez les réfractaires à la Raison moniste hissée avec le drapeau de la spiritualité, tous sont excécrables et massacrables. Et, comme nous le verrons dans le texte de Chateaubriand, les victimes des révolutionnaires de la Convention adoptaient déjà dans l'immolation les attitudes de celles de l'Etat Islamiste au Levant dans les quatre années que nous venons de vivre (2014-2017), celle de la résignation à la fatalité historique de l'Un. On ne conteste pas l'Un en raison car d'où le contesterait-on ? de quelle place absente que l'Un n'occuperait pas dans l'espace de la pensée objectiverions-nous l'Un pour en contester la prétention ontologique ?

Nous verrons comment l'Un politico-religieux de la Convention et celui de l'Etat islamique eurent l'un et l'autre mêmement à faire face à une coalition militaire qui a regroupé toutes les forces d'Occident mobilisées contre lui. Et comment pourrait-il en être autrement ? cet espace absent de contestation fait que tout l'espace se trouve mobilisé quand l'absolutisme doit être combattu; le combat contre l'absolutisme et les horreurs qu'il engendre naturellement est aussi absolument plein des forces de sa contestation que peut l'être d'absolutisme l'espace sur lequel ce dernier affirme son pouvoir. Et si dans ces moments l'ennemi de l'intérieur (où l'on retrouve, là sous la Convention comme ici chez Daech, le chrétien réfractaire qui aime et la patrie et Dieu qui l'englobe sans se confondre avec elle), est massacré c'est, littéralement, par manque de place dans cet absolu.

Quelque chose d'instinctif qui suit, non pas la foule mais une idée nous dit l'abbé Greffier de son engagement dans l'armée secrète, c'était la patrie qui appelait à son secours.

Voilà, contre la raison des panzer-révolutionnaires européistes, l'argument irrationnel qu'oppose le curé réfractaire.

Dieu et la patrie sont distincts, ils ne sont pas de l'Un diabolique en lequel spiritualité et raison politique se trouvent mutuellement embrigadés, maçonnés dans une religion d'Etat, et c'est cette distinction, cette dualié en amont, respectueuse de ses deux composantes, qui permet à l'un d'appeler l'autre à son secours dans l'histoire de France.

Vidéo YouTube où l'on pourra suivre cet entretien avec ce curé réfractaire (ce documentaire de La Sept porte la date de 1992)
video: [www.youtube.com]

-- à suivre --
Extrait de la préface que donne Chateaubriand à ses Etudes historiques, valant éclairage sur l'appartenance à un même être historial et une même essence politique et spirituelle de la Convention à la fin du XVIIIe siècle, de la panzer-révolution continentale et l'holocauste qu'elle produisit au milieu du XXe siècle, de la révolution bolchévique en Russie et ses crimes sanguinaires au XXe siècle et de l'Etat islamique au Levant au XXIe siècle, et témoignant incidemment de l'aveuglement du savant et homme de lettres sur une fin présumée de l'Histoire :

Dans ces nombres ne sont point compris les massacres à Versailles, aux Carmes, à l'Abbaye, à la glacière d'Avignon, les fusillés de Toulon et de Marseille après les sièges de ces deux villes, et les égorgés de la petite ville provençale de Bédoin, dont la population périt tout entière.

Pour l'exécution de la loi des suspects, du 21 septembre 1793, plus de cinquante mille comités révolutionnaires furent installés sur la surface de la France. D'après les calculs du conventionnel Cambon, ils coûtaient annuellement cinq cent quatre-vingt-onze millions (assignats). Chaque membre de ces comités recevait trois francs par jour, et ils étaient cinq cent quarante mille : c'étaient cinq cent quarante mille accusateurs ayant droit de désigner à la mort. A Paris, seulement, on comptait soixante comités révolutionnaires ; chacun d'eux avait sa prison pour la détention des suspects.

Vous remarquerez que ce ne sont pas seulement des nobles , des prêtres, des religieux , qui figurent ici dans le registre mortuaire ; s'il ne s'agissait que de ces gens-là, la terreur serait véritablement la vertu : canaille ! sotte espèce ! Mais voilà dix-huit mille neuf cent vingt-trois hommes non nobles, de divers états, et deux mille deux cent trente et une femmes de laboureurs ou d'artisans, deux mille enfants guillotinés, noyés et fusillés : à Bordeaux, on exécutait pour crime de négociantisme . Des femmes ! mais savez-vous que dans aucun pays, dans aucun temps, chez aucune nation de la terre, dans aucune proscription politique les femmes n'ont été livrées au bourreau, si ce n'est quelques têtes isolées à Rome sous les empereurs, en Angleterre sous Henri VIII, la reine Marie et Jacques II ? La terreur a seule donné au monde le lâche et impitoyable spectacle de l'assassinat juridique des femmes et des enfants en masse.

Le girondin Riouffe, prisonnier avec Vergniaud, madame Roland et leurs amis à la Conciergerie, rapporte ce qui suit dans ses Mémoires d'un Détenu : " Les femmes les plus belles, les plus jeunes, les plus intéressantes, tombaient pêle-mêle dans ce gouffre (l'Abbaye), dont elles sortaient pour aller par douzaine inonder l'échafaud de leur sang.

" On eût dit que le gouvernement était dans les mains de ces hommes dépravés qui, non contents d'insulter au sexe par des goûts monstrueux, lui vouent encore une haine implacable. De jeunes femmes enceintes, d'autres qui venaient d'accoucher et qui étaient encore dans cet état de faiblesse et de pâleur qui suit ce grand travail de la nature, qui serait respecté par les peuples les plus sauvages ; d'autres dont le lait s'était arrêté tout à coup, ou par frayeur, ou parce qu'on avait arraché leurs enfants de leur sein, étaient jour et nuit précipitées dans cet abîme. Elles arrivaient traînées de cachot en cachot, leurs faibles mains comprimées dans d'indignes fers : on en a vu qui avaient un collier au cou. Elles entraient, les unes évanouies et portées dans les bras des guichetiers, qui en riaient, d'autres en état de stupéfaction qui les rendait presque imbéciles : vers les derniers mois surtout (avant le 9 thermidor), c'était l'activité des enfers : jour et nuit les verrous s'agitaient ; soixante personnes arrivaient le soir pour aller à l'échafaud le lendemain ; elles étaient remplacées par cent autres, que le même sort attendait le jour suivant.

" Quatorze jeunes filles de Verdun, d'une candeur sans exemple, et qui avaient l'air de jeunes vierges préparées pour une fête publique, furent menées ensemble à l'échafaud. Elles disparurent tout à coup et furent moissonnées dans leur printemps : la cour des femmes avait l'air, le lendemain de leur mort, d'un parterre dégarni de ses fleurs par un orage. Je n'ai jamais vu parmi nous de désespoir pareil à celui qu'excita cette barbarie.

" Vingt femmes de Poitou, pauvres paysannes pour la plupart, furent également assassinées ensemble. Je les vois encore, ces malheureuses victimes, je les vois étendues dans la cour de la Conciergerie, accablées de la fatigue d'une longue route et dormant sur le pavé... Au moment d'aller au supplice, on arracha du sein d'une de ces infortunées un enfant qu'elle nourrissait, et qui au moment même s'abreuvait d'un lait dont le bourreau allait tarir la source : ô cris de la douleur maternelle, que vous fûtes aigus ! mais sans effet... Quelques femmes sont mortes dans la charrette, et on a guillotiné leurs cadavres. N'ai-je pas vu, peu de jours avant le 9 thermidor, d'autres femmes traînées à la mort ? Elles s'étaient déclarées enceintes. ( ... ) Et ce sont des hommes, des Français, à qui leurs philosophes les plus éloquents prêchent depuis soixante années l'humanité et la tolérance ( ... )

... Déjà un aqueduc immense qui devait voiturer du sang avait été creusé à la place Saint-Antoine. Disons-le, quelque horrible qu'il soit de le dire, tous les jours le sang humain se puisait par seaux, et quatre hommes étaient occupés au moment de l'exécution à les vider dans cet aqueduc.

" C'était vers trois heures après midi que ces longues processions de victimes descendaient au tribunal, et traversaient lentement sous de longues voûtes, au milieu des prisonniers, qui se rangeaient en haie pour les voir passer avec une avidité sans pareille. J'ai vu quarante-cinq magistrats du parlement de Paris, trente-trois du parlement de Toulouse, allant à la mort du même air qu'ils marchaient autrefois aux cérémonies publiques ; j'ai vu trente fermiers généraux passer d'un pas calme et ferme ; les vingt-cinq premiers négociants de Sedan plaignant en allant à la mort dix mille ouvriers qu'ils laissaient sans pain. J'ai vu ce Baysser, l'effroi des rebelles de la Vendée , et le plus bel homme de guerre qu'eut la France ; j'ai vu tous ces généraux que la victoire venait de couvrir de lauriers qu'on changeait soudain en cyprès ; enfin tous ces jeunes militaires si forts, si vigoureux ( ... ) Ils marchaient silencieusement ( ... ) ils ne savaient que mourir. "

Prudhomme va compléter ce tableau :

" La mission de Le Bon dans les départements frontières du nord peut être comparée à l'apparition de ces noires furies si redoutées dans les temps du paganisme ( ... ) "

Dans les jours de fêtes l'orchestre était placé à côté de l'échafaud ; Le Bon disait aux jeunes filles qui s'y trouvaient : " Suivez la voix de la nature, livrez-vous, abandonnez-vous dans les bras de vos amants. " ( ... )

" Des enfants qu'il avait corrompus lui formaient une garde, et étaient les espions de leurs parents. Quelques-uns avaient de petites guillotines, avec lesquelles ils s'amusaient à donner la mort à des oiseaux et à des souris. " On sait que Le Bon, après avoir abusé d'une femme qui s'était livrée à lui pour sauver son mari, fit mourir cet homme sous les yeux de cette femme, à laquelle il ne resta que l'horreur de son sacrifice ; genre d'atrocités si répétées d'ailleurs, que Prudhomme dit qu'on ne les saurait compter.

Carrier se distingua à Nantes : " Environ quatre-vingts femmes extraites de l'entrepôt, traduites à ce champ de carnage, y furent fusillées ; ensuite on les dépouilla et leurs corps restèrent ainsi épars pendant trois jours.

" Cinq cents enfants des deux sexes, dont les plus âgés avaient quatorze ans, sont conduits au même endroit pour y être fusillés. Jamais spectacle ne fut plus attendrissant et plus effroyable ; la petitesse de leur taille en met plusieurs à l'abri des coups de feu ; ils délient leurs liens, s'éparpillent jusque dans les bataillons de leurs bourreaux, cherchent un refuge entre leurs jambes, qu'ils embrassent fortement, en levant vers eux leur visage où se peignent à la fois l'innocence et l'effroi. Rien ne fait impression sur ces exterminateurs, ils les égorgent à leurs pieds. "

Noyades à Nantes :

" Une quantité de femmes, la plupart enceintes, et d'autres pressant leur nourrisson sur leur sein, sont menées à bord des gabares ( ... ) Les innocentes caresses, le sourire de ces tendres victimes versent dans l'âme de ces mères éplorées un sentiment qui achève de déchirer leurs entrailles ; elles répondent avec vivacité à leurs tendres caresses, en songeant que c'est pour la dernière fois ! ! ! Une d'elles venait d'accoucher sur la grève, les bourreaux lui donnent à peine le temps de terminer ce grand travail ; ils avancent : toutes sont amoncelées dans la gabare, et, après les avoir dépouillées à nu, on leur attache les mains derrière le dos. Les cris les plus aigus, les reproches les plus amers de ces malheureuses mères se font entendre de toutes parts contre les bourreaux ; Fouquet, Robin et Lamberty y répondaient à coups de sabre, et la timide beauté, déjà assez occupée à cacher sa nudité aux monstres qui l'outragent, détourne en frémissant ses regards de sa compagne défigurée par le sang, et qui déjà chancelante vient rendre le dernier soupir à ses pieds. Mais le signal est donné : les charpentiers d'un coup de hache lèvent les sabords, et l'onde les ensevelit pour jamais. "

Et voilà l'objet de vos hymnes ! Des milliers d'exécutions en moins de trois années, en vertu d'une loi qui privait les accusés de témoins, de défenseurs et d'appel ! Songez-vous que le souvenir d'une seule condamnation inique, celle de Socrate, a traversé vingt siècles pour flétrir les juges et les bourreaux ? Pour entonner le chant de triomphe, il faudrait du moins attendre que les pères et les mères, les femmes et les enfants, les frères et les soeurs des victimes fussent morts, et ils couvrent encore la France. Femmes, bourgeois, négociants, magistrats, paysans, soldats, généraux, immense majorité plébéienne sur laquelle est tombée la terreur, vous plaît-il de fournir de nouveaux aliments à ce merveilleux spectacle ?

On dit : Une révolution est une bataille ; comparaison défectueuse. Sur un champ de bataille, si on reçoit la mort on la donne, les deux partis ont les armes à la main. L'exécuteur des hautes oeuvres combat sans péril ; lui seul tient la corde ou le glaive ; on lui amène l'ennemi garrotté. Je ne sache pas qu'on ait jamais appelé duel ce qui se passait entre Louis XVI, la jeune fille de Verdun, Bailly, André Chénier, le vieillard Malesherbes et le bourreau. Le voleur qui m'attend au coin d'un bois joue du moins sa vie contre la mienne ; mais le révolutionnaire qui, du sein de la débauche après s'être vendu tantôt à la cour, tantôt au parti républicain, envoyait à la place du supplice des tombereaux remplis de femmes, quels risques courait-il avec ces faibles adversaires ?

Les prodiges de nos soldats ne furent point l'oeuvre de la terreur ; ils tinrent à l'esprit militaire des Français, qui se réveillera toujours au son de la trompette. Ce ne furent point les commissaires de la Convention et les guillotines à la suite des victoires qui rétablirent la discipline dans les armées, ce furent les armées qui rapportèrent l'ordre dans la France.

La preuve que ce temps mauvais n'avait rien de supérieur propre à être reproduit, c'est qu'il serait impossible de le faire renaître. Les émeutes, les massacres populaires sont de tous les siècles, de tous les pays ; mais une organisation complète de meurtres appelés légaux, des tribunaux jugeant à mort dans toutes les villes, des assassins affiliés dépouillant leurs victimes et les conduisant presque sans gardes au supplice, c'est ce qu'on n'a vu qu'une fois, c'est ce qu'on ne reverra jamais. Aujourd'hui les individus résisteraient un à un ; chacun se défendrait dans sa maison, sur son champ, dans la prison, au supplice même. La terreur ne fut point une invention de quelques géants ; ce fut tout simplement une maladie morale, une peste. Un médecin, dans son amour de l'art, s'écriait plein de joie : " On a retrouvé la lèpre. " On ne retrouvera pas la terreur. N'apprenons point au peuple à choyer les crimes ; ne nous donnons point pour une nation d'ogres, qui lèche comme le lion avec délices ses mâchoires ensanglantées. Le système de la terreur, poussé à l'extrême, n'est autre que la conquête accomplie par l'extermination ; or, on ne peut jamais consumer assez vite tous les holocaustes pour que l'horreur qu'ils inspirent ne soulève pas jusqu'aux allumeurs de bûchers.[/i]

Deux remarques :

1. le trait de consentement apparent des victimes à la "fatalité de l'histoire", souvent relevé dans les exécutions de l'Etat islamique, et qui s'explique par l'absolutisme monisme du régime qui les immole, mais aussi dans le communisme, où les "purgés" s'auto-accusaient de leurs "crimes" et , quoique de façon moins marquée et plus ambigüe, chez les victimes de la Shoah.

2. L'aveuglement chez le savant et homme de lettres Chateaubriand, qui a lu tout ce que son époque avait produit d'études et de témoignages sur la Révolution française et la Terreur (dont les Considérations de Mme de Stael), et de laquelle il avait été témoin lui-même, qui s'étend sur la singularité (comme on le dit aujourd'hui de la Shoah) des extrêmes horreurs de cette période en France. Pour lui, cela ne peut se reproduire dans le futur pour la bonne raison que la chose est faite, la République pacifiée est instaurée (comme on le dit aujourd'hui de l'Europe pacifiée) ; l'accouchement des temps pacifiques voulait tout ce sang de la parturition, et voilà que s'en est fait désormais et pour toujours de ces horreurs qui ne pourront plus se reproduire.

Je m'en vais clore la présente étude et son dossier de documents par

1. un extrait de la relation de Jourdan (président de la Section des Quatre-Nations, celle du quartier parisien où se trouvait l'Abbaye) qui montre l'obsession anglophobique et complotiste des Conventionnels, jumelle de celle des panzer-révolutionnaires pan-continentaux de 1940-1944 en France : qu'une force continentale à potentiel impérial prenne la mesure de ses ambitions et c'est naturellement les thalassocraties qui en menacent le schéma d'expansion qu'elle désigne comme ennemi principal (cf A.J. Toynbee).

2. La lettre que le soldat allemand Bauer, qui appartenait au corps d'armée qui commit le massacre de Valréas, adressa au maire et au Conseil municipal de cette ville en juin 1969, qui nous éclaire enfin, et espérons-le de manière définitive, sur le sens qu'il faut donner à "la construction européenne", soit celle-là même qui fut consacrée officiellement en 1992 et qui s'est échouée par un autre massacre, commis à Paris, celui du Bataclan le 13 novembre 2015, lequel ne comporte aucun autre précédent dans la Capitale en temps de paix aux frontières, que celui de la Saint-Barthélémy.

-- à suivre --
Le mot de la fin au soldat Bauer, du bataillon allemand des massacreurs. Cette lettre a été reproduite, en caractères minuscules, sur une page du blog consacré au 12 juin 1944 à Valréas : [12-juin-1944valreas.over-blog.com]

Je la publie ici sans commentaires (je n'ai fait qu'y ajouter des traits au marqueur rouge à la hauteur du paragraphe renfermant l'essentiel de son message) car elle dit tout de l'enseignement politique actuel à tirer de cette affaire :







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Voilà, cette étude est achevée. Si elle a éveillé votre intérêt, je vous invite à la compléter de vos observations éventuelles, sur son contenu comme sur sa présentation.


F.M.
Cher Francis,

Merci beaucoup pour cet étonnant voyage dans les couloirs du temps à travers lequel je vous ai suivi au pas de course, non sans tirer la langue quelquefois, je dois l'avouer, en raison des enjambées qu'il fallait faire pour passer d'un bond de l'ésotérisme pratiquement pur au non moins avéré rationalisme. Tout cela mis en pages (avec illustrations) et quelque peu organisé donnerait un joli petit volume dans la bibliothèque d'un curieux, s'il en est encore. On ne se refait pas : j'aime à tourner des pages.
Oui cher Thomas, publication papier que nous pourrions intituler, parce que notre goût pour la fantaisie et la provocation ne se dément pas : Bagatelle pour deux massacres.

Il y a deux autres enseignements, eux aussi conjoints, qui restent à tirer, indirectement, de cette étude :

1. Que le concept de laïcité, tel qu'on l'entend aujourd'hui, est un concept chrétien, primitivement énoncé dans les Evangiles ("Donner à Dieu ce qui lui appartient et à César ce qui lui revient") ;


2. Que si ce concept a été si nettement et si rigoureusement défini et érigé en principe de gouvernement en France (et beaucoup moins ailleurs en Europe, que ce soit en Allemagne ou en Italie, en Espagne ou aux Pays-Bas, et même en Angleterre où le roi Charles fut pourtant le premier en Europe a être déposé dans la violence), c'est parce que la France s'est consacrée, tout au long de sa IIIe République et peut-être même au-delà, à une profonde, sage et mûre méditation politique sur les horreurs de la Convention et du Robespierrisme (mère de tous les polpotismes et maoïsme du XXe siècle), pour en venir à décider, prophylactiquement, de séparer l'Eglise et l'Etat, avec pour retentissement contemporain tout ce que l'Angleterre, par exemple, nous envie en matière de lois et réglementations chargées de contenir l'islam politique;

Et accessoirement, et par voie de conséquence, que le laïcardisme, tel qu'il est prêché ces jours-ci par Mélenchon (mais pas par Hamon, ce qui est remarquable) n'est pas particulièrement anti-chrétien mais la traduction d'une ignorance profonde du principe politique de la laïcité, qui est le fruit d'un enseignement qui découple la puissance politique des principautés de la puissance spirituelle, fut-elle la plus populaire qui soit ; cet enseignement découlant du principe évangélique original mis en avant pour la première fois par le paulinisme, s'oppose tout à la fois au laïcardisme biaisé et aux tenants de l'Un moniste spirituel représenté chez nous par l'Islam politique.

Les affranchis du Comtat Venaissin en 1792 (Avignonnais, etc.) se montrèrent plus révolutionnaires que la Révolution -- ils massacrèrent à l'Abbaye, après avoir pillé les châteaux qu'ils avaient trouvés sur leur chemin vers Lyon et Paris, dont celui de Grignan (à deux lieues de Valréas), rendu célèbre par Mme de Sévigné. C'est que s'étant découplés des Etats pontificaux et de la papauté, leur désir avide de s'aggréger à une puissance de remplacement les conduisait comme par une loi de gravité vers le totalitarisme spirituel-temporel qui naissait à Paris et qui se montrait alors le plus "porteur" d'avenir. Leur adhésion au culte nouveau fabriqué par les Lumières et le robespierrisme, et à la politique nouvelle qui se faisait alors à Paris, ne fut plus qu'un, et c'est ce Un que nous voyons en action dans la capitale en septembre, puis dans toute la guerre et durant la Terreur qui suivit.

Ces "Avignonnais" et ces "Marseillais", qui donnèrent leur nom à notre hymne national, furent plus qu'un adjuvant au monisme continental nouveau ; ils s'adjoignirent à la Révolution davantage que comme affluent à son cours : ils suscitèrent chez elle comme un regain d'inspiration, lui fournirent l'exemple d'une folie possible. Toute l'intelligence française et bourgeoise (avec Guizot, notamment) s'appliqua, un siècle durant après cela, à faire refluer cette folie d'un papisme déçu, lequel se fût épris du projet d'une puissance moniste nouvelle, concurrente à la papauté (cf. Bonaparte et son sacre burlesque), et bientôt dévorée du mal hystérique d'expansion et d'ambition continentales.
Il est tout de même à relever que la confusion, ou le risque de confusion entre souveraineté temporelle et souveraineté spirituelle, dans le texte fondateur du christianisme est bien la source d'un malentendu, d'une méprise, et le déclencheur de la Passion du Christ : Pilate l'interrogea: Es-tu le roi des Juifs? Jésus lui répondit: Tu le dis.

Et c'est cette réponse de Jésus, ambivalente, presqu'un jeu de mots, qui l'envoie directement au supplice.

Que cette confusion politique entre ces deux ordres de pouvoir se manifeste ou que la possibilité de pareille confusion soit seulement souvelée dans une disputatio politique et voilà que le tocsion sonne l'heure des effusions de sang, que s'ouvre une époque où couleront d'intarissables rivières de sang... (en Angleterre, du temps d'Henri VIII et Cromwell comme en France dans les années de la Révolution)

La Passion de la princesse de Lamballe est déclenchée par une méprise qui, si on l'examine de près, ressemble à celle-là.

Le concept de séparation, de "pacte germano-soviétique", entre ces deux ordres de puissance a été le fruit de la miséricorde de la foi et de la théologie chrétiennes qui ont trouvé à se marier au pragmatisme bourgeois forgé par l'expérience des désordres et des massacres.

Contrairement à ce qu'on dit souvent du christianisme, il y a quelque chose de bourgeois à vouloir séparer Dieu de César, dans ce choix de jouer "sage et mesuré", de parier sur un équilibre des forces, dans cette volonté politique de transiger, et que prévalent le sens du compromis et de la conservation sur la dimension dionysiaque et païenne de l'Un.
Qu'on me permette de revenir en épilogue à cette petite étude, ou essai de lecture métahistorique d'un événement transhistorique composite. Je viens de tomber par hasard sur la page de ce site qui se veut atelier interdisciplinaire : [labyrinthe.revues.org]

traitant de l'oeuvre de Hayden White qui fit paraître en 1973, en pleine vague "struturaliste" qui touchait alors les universités américaines, son fameux ouvrage Metahistory qui fit grand bruit. On y lit notamment ceci :

"Il serait difficile de résumer en quelques lignes la somme des positions de White, changeantes au fil des années. Rappelons brièvement ce que furent les thèses principales de Metahistory : en considérant le texte historique comme une « structure verbale ayant la forme d’un discours narratif », White entendait remettre en question le « noble rêve » de l’objectivité historique, sur lequel se fondait l'Université. C’est la structure verbale elle-même qui vient donner aux événements historiques non seulement leur signification mais aussi leur statut d’événement réel. Dès lors, il n’est pas nécessaire de prendre en compte la visée référentielle du texte historique pour en comprendre le fonctionnement et celui-ci ne diffère pas fondamentalement du texte de fiction ou même des grandes constructions philosophiques de l’histoire dont l’emphase stylistique – au sens que White donne au mot style – n’est qu’une forme parmi d’autres. Il n’y a donc aucune raison de séparer la réflexion sur l’écriture de l’histoire des modalités d’écriture de la fiction."

Ce qui dit à peine autrement que je ne le fais l'argument que j'expose dans mon introduction de l'essai supra, et qui devrait lui fournir le référent académique, voire la caution intellectuelle, de d'aucuns ne manqueront pas de lui contester.

Dans un autre ouvrage ultérieur paru en 1987, The Content of the Form (le Contenu de la forme), White élargit le champ de ses investigations formalistes en s'inscrivant dans le courant de la French Theory. On trouvera le texte intégral (format pdf) de cet ouvrage ici : [abuss.narod.ru]

Je mentionne en référence Todorov et les formalistes russes dans l'introduction à mon essai, école de lecture et de pensée de la narrativité que White lui-même évoque dans sa préface à l'édition du quarantière anniversaire de la parution de son Metahistory, ce dont je n'avais pas connaissance à ce moment :
"J'ai entrepris Metahistory en un moment marqué par De la grammatologie de Jacques Derrida, l'Histoire de la folie de Michel Foucault, et de poétique structuraliste et post-structuraliste de Roland Barthes, A.J. Greimas, Tzvetan Todorov et un tout un ensemble d'autres mandarins parisiens. Cela explique que pour beaucoup de gens la terminologie qu'on y trouve soit jargonneuse (car elle l'est bel et bien), ou si l'on préfère, technique ou au moins pseudo-technique."

[www.amazon.fr]

Dans son Metahistory, White définit la "ficelle" historiographique qu'il nomme Explanation by emplotment (l'explication par la mise en intrigue):



soit

Octroyer un "sens" à une histoire en y reconnaissant "le type d'histoire" qui a été dit est ce que j'appelle l'explication par la mise en intrigue. Si, en narrant son histoire, l'historien lui octroie la structure en intrigue d'une tragégie, il en a fournit "l'explication" dans une direction donnée ; s'il l'a structurée en une comédie, il l'a expliquée dans une autre direction. La mise en intrigue est la manière par laquelle un enchaînement d'événements présenté comme une histoire se révèle appartenir à un type particulier d'histoire.

M'inspirant des catégories esquissées par Northrop Frye dans son Anatomie de la critique, je discerne au moins quatre modes différents de mise en intrigue : la romance, la tragédie, la comédie et la satire. Il peut y en avoir d'autres, comme l'épopée, et un récit historique donné est appelé à contenir des histoires appartenant à un mode particulier par certains aspects textuels propres à chacune, cependant que l'ensemble aura été mis en intrigue dans un autre mode.


Ces considérations élémentaires qui jettent les bases du formalisme en histoire, peuvent être prises comme toile de fond à cette étude, qui, corrélant les structures narratives selon la méthode de White, lève le voile sur les corrélations intimes qui lient ensemble de pures factualités transhistoriques, qui se trouvent ainsi surprises en train d'échanger leur matériel tant factuel que narratif (notamment dans les chiasmes superposés Avignon/Paris ; Débarquement de juin 1944/Pression belligérantes aux frontières du Nord en septembre 1792, etc. résumés dans les différents diagrammes de l'essai). C'est à cela que tiendrait la nouveauté de cet essai : que les faits d'histoire se lisent comme narration d'une part (ce qui n'est en soit guère original) et que ces faits opèrent des emprunts et prélèvements les uns sur les autres de manière homologique aux productions textuelles normées (ce qui l'est davantage).

La transhistoricité devient anhistoricité et, comble d'anomie chronologique (pure structure, si l'on veut) : on voit dans les deux quatrains de Nostradamus de la Century IX que nous avons cités la narration encoder (comme en génétique) des événements qui surviendront deux cent cinquante ans plus tard -- non seulement les événements échangent et s'empruntent des formes, des figures et des configurations, des bribes, des figments et des éléments structurels comme le font les textes, mais la factualité emprunte elle aussi à la textualité ante qui propose son dit historique sur le mode oraculaire !

Aux modes d'explicitation du sens historique par "mise en intrigue", définis par Whyte et Northrop -- romance, tragédie, comédie, satire et épopée -- il convient d'ajouter celui de l'oracle.

(message modifié)
» C’est la structure verbale elle-même qui vient donner aux événements historiques non seulement leur signification mais aussi leur statut d’événement réel

Ce serait tout de même assez ennuyeux, et même passablement inquiétant, si la structure verbale conférait effectivement à ce qu'elle décrit son degré de réalité : d'abord, je ne sais ce qu'est un "événement" à quoi manquerait le "statut d'événement réel" ; ensuite, et surtout, ce type d'assertion laisse à entendre que pourvu qu'un énoncé soit bien formé, correctement formulé et non contradictoire, il sera réel, c'est-à-dire vrai.
"Inquiétant", ai-je dit, parce qu’il ne manque pas d'hurluberlus en tous genres, des monomaniaques, des fous furieux, des obsédés ou de simples doux toqués, qui d'autre part sont capables de bien s'exprimer, et ont même un certain talent pour ce faire : faire dépendre la factualité de ce qu'on nomme le "réel" de l'impeccabilité de leur syntaxe serait un cauchemar dans lequel nous serions condamnés à vivre.

Sinon, que l'interprétation du réel soit toujours tributaire de la forme de cette interprétation, cette forme étant le registre de la narration, ou sa "mise en intrigue", si l'on veut, c'est bien entendu, et il est toujours passionnant d'en explorer les modalités...
Merci pour l'hurlubelu, le monomaniaque et le fou furieux, Alain, je n'en attendais pas moins de votre part.

L'histoire des hommes et des sociétés, qui sont des êtres physiques, diffère de la pure physique, de la pure histoire des phénomènes physiques par un trait que ne possède pas le monde physique des objets et des forces qui l'animent : la verbalisation qui informe cette histoire dans toutes les directions de la temporalité. Ca vous suffit ? Non ? Eh bien tant pis. En ce qui me concerne, la discussion est close. J'en resterai là.
Ma foi, j'avais plutôt en tête le "doux toqué"... Oh là là, mais non, Francis, il ne s'agissait pas de vous...
Et puis permettez-moi de vous dire qu'avec cette histoire de cauchemar, vous êtes passé totalement à côté de la belle et cuistre allusion à Joyce et sa vision cauchemardesque de l'Histoire...

Sinon, je suis un réaliste obtus, comme vous savez : les faits (donc les faits historiques) se produisent et existent à mon sens indépendamment de la façon dont on en rend compte, bien qu'il puisse toujours y avoir différentes façons de le faire : tout au plus peut-on supposer qu'il existe un isomorphisme fondamental entre le réel, la pensée et le langage.
Mais ce serait en effet nous entraîner trop loin...
L'histoire verbalisée se déploie dans tous les champs et sur tous les vecteurs de la temporalité : le verbe est rétrospectif (p. ex. Michelet) autant que prospectif (p. ex Nostradamus) et l'événement, souvent inspiré par un projet retrospectif, soit une restrospective projetée dans le maintenant et le demain, comme le fait l'Etat islamique qui oeuvre à créer un califat ancien ou mythique ; et comme le fait aussi l'Union européenne qui s'emploie à instaurer l'universalité indifférenciée droit-del'hommiste telle qu'elle fut conçue deux siècles avant sa fondation de 1992 -- et le clash auquel on assiste depuis cinq ans en Europe est celui de ces deux projets retrospectifs, antagoniques et concurrents comme des frères --, s'en trouve ainsi lui-même souvent rétro-causé, et l'étude supra montre que l'événement verbalisé est de structure radiale dans les champs de la temporalité, en témoigne l'objet verbalisé transhistorique que nous venons d'étudier, qui apparaît radialement organisé autour d'un foyer qui en génère la forme et ce foyer n'est pas un événement mais un croisement d'événements qui se répondent, se font écho, s'imitent et s'entr'empruntent dans la narrativité. Le foyer du devenir historique n'est pas l'événement (fondateur ou accidentel, ou les deux) mais le verbe qui l'expose, l'instaure et ce faisant l'habille de sens.
La problématique de la causalité est nulle est non avenue en histoire en général et à fortiori dans celle du XXIe siècle où l'action de l'islam est devenue centrale (cf l'imbécilité avec laquelle certains politique s'appliquent encore à chercher des "causes économiques" aux actions des djihadistes en France). L'identification des causes à l'événement et l'identification de ses acteurs historiques sont des processus où la causalité n'intervient en rien. Existe en revanche une rétro-causalité simple, très spectaculairement mise en oeuvre par tous les grands fanatismes futurant (communisme au XXe siècle ; islamisme au XXIe siècle), qui consiste très simplement à agir aujourd'hui conformément à ce qu'appelle demain, à faire en sorte de recevoir le présent sous la dictée apocalyptique du demain -- faire l'histoire selon les exigences de la fin de l'histoire.

Pourquoi dis-je que la causalité est nulle et non avenue en histoire ? Parce que ce que nous vivons n'admet désormais d'autre explication que par figures analogiques empruntées à la dimension transhistorique (passé qui se perpétue et futur déjà présent, qui se conjuguent pour relativiser l'ordre temporel vulgaire). En illustration de cela : quelqu'un, une personnalité en vue, twitte ceci : si l'Occupation actuelle diffère de la précédente, la Collaboration, elle, est restée la même. Voilà qui est très juste, qui invite à un processus d'identification croisée particulièrement éclairant, mais voilà qui est aussi parfaitement absurde dans la logique cartésienne. Il n'y a pas de cause discernable à la figure chiasmatique évoquée par ce twit. C'est que la causalité physique, l'enchaînement infernal des causes et des effets n'a pas cours en histoire. D'autres forces et d'autres structures et mécanismes sont à l'oeuvre qui font intervenir la dimension psychique (inconscient collectif, verbalisation, mimétisme historique spontané autant qu'acquis, etc.) dans la figure événementielle, fortement contaminée de concrétions psychiques qui lui confèrent son biais.

Ce twit est tout à la fois lecture et surgissement d'une figure événementielle enfantée par la psychée, la culture historiographique, de son auteur ; dès lors, elle surgit aussi comme mobile à l'action politique et ce faisant contribue à une réorientation du cours de l'histoire ainsi figurée (c'est du moins ce qu'on s'autorise à souhaiter).

Il y a entre l'histoire conçue comme enchaînement de causes et l'histoire organisée en foyer transhistorique d'événements verbaux (événements-verbe) la même différence qu'entre la physique classique et la physique quantique dans laquelle l'observateur est acteur des phénomènes sur lesquels il se penche et en oriente les effets, et où la causalité des choses et des mouvements n'a pas davantage cours que le temps lui-même.
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