Extrait de la préface que donne Chateaubriand à ses
Etudes historiques, valant éclairage sur l'appartenance à un même être historial et une même essence politique et spirituelle de la Convention à la fin du XVIIIe siècle, de la panzer-révolution continentale et l'holocauste qu'elle produisit au milieu du XXe siècle, de la révolution bolchévique en Russie et ses crimes sanguinaires au XXe siècle et de l'Etat islamique au Levant au XXIe siècle, et témoignant incidemment de l'aveuglement du savant et homme de lettres sur une fin présumée de l'Histoire :
Dans ces nombres ne sont point compris les massacres à Versailles, aux Carmes, à l'Abbaye, à la glacière d'Avignon, les fusillés de Toulon et de Marseille après les sièges de ces deux villes, et les égorgés de la petite ville provençale de Bédoin, dont la population périt tout entière.
Pour l'exécution de la loi des suspects, du 21 septembre 1793, plus de cinquante mille comités révolutionnaires furent installés sur la surface de la France. D'après les calculs du conventionnel Cambon, ils coûtaient annuellement cinq cent quatre-vingt-onze millions (assignats). Chaque membre de ces comités recevait trois francs par jour, et ils étaient cinq cent quarante mille : c'étaient cinq cent quarante mille accusateurs ayant droit de désigner à la mort. A Paris, seulement, on comptait soixante comités révolutionnaires ; chacun d'eux avait sa prison pour la détention des suspects.
Vous remarquerez que ce ne sont pas seulement des nobles , des prêtres, des religieux , qui figurent ici dans le registre mortuaire ; s'il ne s'agissait que de ces gens-là, la terreur serait véritablement la vertu :
canaille ! sotte espèce ! Mais voilà dix-huit mille neuf cent vingt-trois hommes non nobles, de divers états, et deux mille deux cent trente et une femmes de laboureurs ou d'artisans, deux mille enfants guillotinés, noyés et fusillés : à Bordeaux, on exécutait pour crime de
négociantisme . Des femmes ! mais savez-vous que dans aucun pays, dans aucun temps, chez aucune nation de la terre, dans aucune proscription politique les femmes n'ont été livrées au bourreau, si ce n'est quelques têtes isolées à Rome sous les empereurs, en Angleterre sous Henri VIII, la reine Marie et Jacques II ? La terreur a seule donné au monde le lâche et impitoyable spectacle de l'assassinat juridique des femmes et des enfants en masse.
Le girondin Riouffe, prisonnier avec Vergniaud, madame Roland et leurs amis à la Conciergerie, rapporte ce qui suit dans ses Mémoires d'un Détenu : " Les femmes les plus belles, les plus jeunes, les plus intéressantes, tombaient pêle-mêle dans ce gouffre (l'Abbaye), dont elles sortaient pour aller par douzaine inonder l'échafaud de leur sang.
" On eût dit que le gouvernement était dans les mains de ces hommes dépravés qui, non contents d'insulter au sexe par des goûts monstrueux, lui vouent encore une haine implacable. De jeunes femmes enceintes, d'autres qui venaient d'accoucher et qui étaient encore dans cet état de faiblesse et de pâleur qui suit ce grand travail de la nature, qui serait respecté par les peuples les plus sauvages ; d'autres dont le lait s'était arrêté tout à coup, ou par frayeur, ou parce qu'on avait arraché leurs enfants de leur sein, étaient jour et nuit précipitées dans cet abîme. Elles arrivaient traînées de cachot en cachot, leurs faibles mains comprimées dans d'indignes fers : on en a vu qui avaient un collier au cou. Elles entraient, les unes évanouies et portées dans les bras des guichetiers, qui en riaient, d'autres en état de stupéfaction qui les rendait presque imbéciles : vers les derniers mois surtout (avant le 9 thermidor), c'était l'activité des enfers : jour et nuit les verrous s'agitaient ; soixante personnes arrivaient le soir pour aller à l'échafaud le lendemain ; elles étaient remplacées par cent autres, que le même sort attendait le jour suivant.
" Quatorze jeunes filles de Verdun, d'une candeur sans exemple, et qui avaient l'air de jeunes vierges préparées pour une fête publique, furent menées ensemble à l'échafaud. Elles disparurent tout à coup et furent moissonnées dans leur printemps : la cour des femmes avait l'air, le lendemain de leur mort, d'un parterre dégarni de ses fleurs par un orage. Je n'ai jamais vu parmi nous de désespoir pareil à celui qu'excita cette barbarie.
" Vingt femmes de Poitou, pauvres paysannes pour la plupart, furent également assassinées ensemble. Je les vois encore, ces malheureuses victimes, je les vois étendues dans la cour de la Conciergerie, accablées de la fatigue d'une longue route et dormant sur le pavé... Au moment d'aller au supplice, on arracha du sein d'une de ces infortunées un enfant qu'elle nourrissait, et qui au moment même s'abreuvait d'un lait dont le bourreau allait tarir la source : ô cris de la douleur maternelle, que vous fûtes aigus ! mais sans effet... Quelques femmes sont mortes dans la charrette, et on a guillotiné leurs cadavres. N'ai-je pas vu, peu de jours avant le 9 thermidor, d'autres femmes traînées à la mort ? Elles s'étaient déclarées enceintes. ( ... ) Et ce sont des hommes, des Français, à qui leurs philosophes les plus éloquents prêchent depuis soixante années l'humanité et la tolérance ( ... )
... Déjà un aqueduc immense qui devait voiturer du sang avait été creusé à la place Saint-Antoine. Disons-le, quelque horrible qu'il soit de le dire, tous les jours le sang humain se puisait par seaux, et quatre hommes étaient occupés au moment de l'exécution à les vider dans cet aqueduc.
" C'était vers trois heures après midi que ces longues processions de victimes descendaient au tribunal, et traversaient lentement sous de longues voûtes, au milieu des prisonniers, qui se rangeaient en haie pour les voir passer avec une avidité sans pareille. J'ai vu quarante-cinq magistrats du parlement de Paris, trente-trois du parlement de Toulouse, allant à la mort du même air qu'ils marchaient autrefois aux cérémonies publiques ; j'ai vu trente fermiers généraux passer d'un pas calme et ferme ; les vingt-cinq premiers négociants de Sedan plaignant en allant à la mort dix mille ouvriers qu'ils laissaient sans pain. J'ai vu ce Baysser, l'effroi des rebelles de la Vendée , et le plus bel homme de guerre qu'eut la France ; j'ai vu tous ces généraux que la victoire venait de couvrir de lauriers qu'on changeait soudain en cyprès ; enfin tous ces jeunes militaires si forts, si vigoureux ( ... ) Ils marchaient silencieusement ( ... ) ils ne savaient que mourir. "
Prudhomme va compléter ce tableau :
" La mission de Le Bon dans les départements frontières du nord peut être comparée à l'apparition de ces noires furies si redoutées dans les temps du paganisme ( ... ) "
Dans les jours de fêtes l'orchestre était placé à côté de l'échafaud ; Le Bon disait aux jeunes filles qui s'y trouvaient : " Suivez la voix de la nature, livrez-vous, abandonnez-vous dans les bras de vos amants. " ( ... )
" Des enfants qu'il avait corrompus lui formaient une garde, et étaient les espions de leurs parents. Quelques-uns avaient de petites guillotines, avec lesquelles ils s'amusaient à donner la mort à des oiseaux et à des souris. " On sait que Le Bon, après avoir abusé d'une femme qui s'était livrée à lui pour sauver son mari, fit mourir cet homme sous les yeux de cette femme, à laquelle il ne resta que l'horreur de son sacrifice ; genre d'atrocités si répétées d'ailleurs, que Prudhomme dit qu'on ne les saurait compter.
Carrier se distingua à Nantes : " Environ quatre-vingts femmes extraites de l'entrepôt, traduites à ce champ de carnage, y furent fusillées ; ensuite on les dépouilla et leurs corps restèrent ainsi épars pendant trois jours.
" Cinq cents enfants des deux sexes, dont les plus âgés avaient quatorze ans, sont conduits au même endroit pour y être fusillés. Jamais spectacle ne fut plus attendrissant et plus effroyable ; la petitesse de leur taille en met plusieurs à l'abri des coups de feu ; ils délient leurs liens, s'éparpillent jusque dans les bataillons de leurs bourreaux, cherchent un refuge entre leurs jambes, qu'ils embrassent fortement, en levant vers eux leur visage où se peignent à la fois l'innocence et l'effroi. Rien ne fait impression sur ces exterminateurs, ils les égorgent à leurs pieds. "
Noyades à Nantes :
" Une quantité de femmes, la plupart enceintes, et d'autres pressant leur nourrisson sur leur sein, sont menées à bord des gabares ( ... ) Les innocentes caresses, le sourire de ces tendres victimes versent dans l'âme de ces mères éplorées un sentiment qui achève de déchirer leurs entrailles ; elles répondent avec vivacité à leurs tendres caresses, en songeant que c'est pour la dernière fois ! ! ! Une d'elles venait d'accoucher sur la grève, les bourreaux lui donnent à peine le temps de terminer ce grand travail ; ils avancent : toutes sont amoncelées dans la gabare, et, après les avoir dépouillées à nu, on leur attache les mains derrière le dos. Les cris les plus aigus, les reproches les plus amers de ces malheureuses mères se font entendre de toutes parts contre les bourreaux ; Fouquet, Robin et Lamberty y répondaient à coups de sabre, et la timide beauté, déjà assez occupée à cacher sa nudité aux monstres qui l'outragent, détourne en frémissant ses regards de sa compagne défigurée par le sang, et qui déjà chancelante vient rendre le dernier soupir à ses pieds. Mais le signal est donné : les charpentiers d'un coup de hache lèvent les sabords, et l'onde les ensevelit pour jamais. "
Et voilà l'objet de vos hymnes ! Des milliers d'exécutions en moins de trois années, en vertu d'une loi qui privait les accusés de témoins, de défenseurs et d'appel ! Songez-vous que le souvenir d'une seule condamnation inique, celle de Socrate, a traversé vingt siècles pour flétrir les juges et les bourreaux ? Pour entonner le chant de triomphe, il faudrait du moins attendre que les pères et les mères, les femmes et les enfants, les frères et les soeurs des victimes fussent morts, et ils couvrent encore la France. Femmes, bourgeois, négociants, magistrats, paysans, soldats, généraux, immense majorité plébéienne sur laquelle est tombée la terreur, vous plaît-il de fournir de nouveaux aliments à ce merveilleux spectacle ?
On dit : Une révolution est une bataille ; comparaison défectueuse. Sur un champ de bataille, si on reçoit la mort on la donne, les deux partis ont les armes à la main. L'exécuteur des hautes oeuvres combat sans péril ; lui seul tient la corde ou le glaive ; on lui amène l'ennemi garrotté. Je ne sache pas qu'on ait jamais appelé duel ce qui se passait entre Louis XVI, la jeune fille de Verdun, Bailly, André Chénier, le vieillard Malesherbes et le bourreau. Le voleur qui m'attend au coin d'un bois joue du moins sa vie contre la mienne ; mais le révolutionnaire qui, du sein de la débauche après s'être vendu tantôt à la cour, tantôt au parti républicain, envoyait à la place du supplice des tombereaux remplis de femmes, quels risques courait-il avec ces faibles adversaires ?
Les prodiges de nos soldats ne furent point l'oeuvre de la terreur ; ils tinrent à l'esprit militaire des Français, qui se réveillera toujours au son de la trompette. Ce ne furent point les commissaires de la Convention et les guillotines à la suite des victoires qui rétablirent la discipline dans les armées, ce furent les armées qui rapportèrent l'ordre dans la France.
La preuve que ce temps mauvais n'avait rien de supérieur propre à être reproduit, c'est qu'il serait impossible de le faire renaître. Les émeutes, les massacres populaires sont de tous les siècles, de tous les pays ; mais une organisation complète de meurtres appelés légaux, des tribunaux jugeant à mort dans toutes les villes, des assassins affiliés dépouillant leurs victimes et les conduisant presque sans gardes au supplice, c'est ce qu'on n'a vu qu'une fois, c'est ce qu'on ne reverra jamais. Aujourd'hui les individus résisteraient un à un ; chacun se défendrait dans sa maison, sur son champ, dans la prison, au supplice même. La terreur ne fut point une invention de quelques géants ; ce fut tout simplement une maladie morale, une peste. Un médecin, dans son amour de l'art, s'écriait plein de joie : " On a retrouvé la lèpre. " On ne retrouvera pas la terreur. N'apprenons point au peuple à choyer les crimes ; ne nous donnons point pour une nation d'ogres, qui lèche comme le lion avec délices ses mâchoires ensanglantées. Le système de la terreur, poussé à l'extrême, n'est autre que la conquête accomplie par l'extermination ; or, on ne peut jamais consumer assez vite tous les holocaustes pour que l'horreur qu'ils inspirent ne soulève pas jusqu'aux allumeurs de bûchers.[/i]
Deux remarques :
1. le trait de consentement apparent des victimes à la "fatalité de l'histoire", souvent relevé dans les exécutions de l'Etat islamique, et qui s'explique par l'absolutisme monisme du régime qui les immole, mais aussi dans le communisme, où les "purgés" s'auto-accusaient de leurs "crimes" et , quoique de façon moins marquée et plus ambigüe, chez les victimes de la Shoah.
2. L'aveuglement chez le savant et homme de lettres Chateaubriand, qui a lu tout ce que son époque avait produit d'études et de témoignages sur la Révolution française et la Terreur (dont les
Considérations de Mme de Stael), et de laquelle il avait été témoin lui-même, qui s'étend sur la
singularité (comme on le dit aujourd'hui de la Shoah) des extrêmes horreurs de cette période en France. Pour lui, cela ne peut se reproduire dans le futur pour la bonne raison que la chose est faite, la République pacifiée est instaurée (comme on le dit aujourd'hui de l'Europe pacifiée) ; l'accouchement des temps pacifiques voulait tout ce sang de la parturition, et voilà que s'en est fait désormais et pour toujours de ces horreurs qui ne pourront plus se reproduire.
Je m'en vais clore la présente étude et son dossier de documents par
1. un extrait de la relation de Jourdan (président de la Section des Quatre-Nations, celle du quartier parisien où se trouvait l'Abbaye) qui montre l'obsession anglophobique et complotiste des Conventionnels, jumelle de celle des panzer-révolutionnaires pan-continentaux de 1940-1944 en France : qu'une force continentale à potentiel impérial prenne la mesure de ses ambitions et c'est naturellement les thalassocraties qui en menacent le schéma d'expansion qu'elle désigne comme ennemi principal (cf A.J. Toynbee).
2. La lettre que le soldat allemand Bauer, qui appartenait au corps d'armée qui commit le massacre de Valréas, adressa au maire et au Conseil municipal de cette ville en juin 1969, qui nous éclaire enfin, et espérons-le de manière définitive, sur le sens qu'il faut donner à "la construction européenne", soit celle-là même qui fut consacrée officiellement en 1992 et qui s'est échouée par un autre massacre, commis à Paris, celui du Bataclan le 13 novembre 2015, lequel ne comporte aucun autre précédent dans la Capitale en temps de paix aux frontières, que celui de la Saint-Barthélémy.
-- à suivre --