Le trait dominant du phénomène actuel "vous n'aurez pas ma haine" : une sorte de gigantesque malentendu entre les bourreaux et leurs victimes. Lorsque bourreau et victime cessent de s'entendre, d'échanger des sentiments sur une même longueur d'ondes, survient naturellement un stade paroxystique du sévice, paroxysme du type que connaissent les dialogues de sourds lorsqu'ils débouchent sur une violence illimitée, que rien ne saurait freiner ou arrêter, dans laquelle la fontaine des effusions de sang ne se tarit point car rien ne saurait cautériser la plaie du malentendu.
La victime dit "je ne vous haïrai point" ; le bourreau n'entend rien, ou s'il entend quelque chose à cela, cela ne lui cause qu'une perplexité passagère. Dans le meilleur des cas, celui, fort hypothétique où le message de la victime au bourreau aurait tant soit peu franchi la barrière de l'entendement, celui-ci lui répondra, au moins mentalement :
mais on s'en tape de ta haine, pauvre tache ! nous ce qu'on veut c'est t'éliminer, tu comprends ça ? T'E-LI-MI-NER !
La victime ne conçoit pas, son univers mental ne lui fournit pas les outils de pareille conception, qu'on veuille éliminer de la surface de la terre sa personne, son groupe, son histoire, son être historique, son petit moi serrant contre son coeur son ours en peluche. Ca la dépasse et c'est un peu normal. La solution finale contre le mécréant a été décrétée, et voilà le mécréant qui répond à ce décret en y objectant, que, quoi qu'on lui fasse, il ne haïra point son exécuteur !
Non mais pour qui il se prend lui ? Pour Jésus ? Pour la Princesse de Lamballe dans le quartier Saint-Antoine à Paris le 3 septembre 1792 ? Et en général, face à ce type de malentendu (les bourreaux
détestent les malentendus), les coups pleuvent, redoublent de violence et la victime finit découpée en quartiers en protestant dans son coeur contre l'horrible et fatale méprise dont elle pâtit à cette heure.
Accéder au réel par une pensée politique appliquée à ce qui advient représente l'unique voie de dissipation des malentendus entre protagonistes de l'acte hostile et violent (la victime, le bourreau). Le sous-développé politique ne sait pas danser. Il n'accède pas au fait guerrier, n'entend pas le plan de l'adversaire ou ennemi et ne sait pas non plus s'aligner face à lui, sur un même champ et dans la longueur d'onde des volontés arrêtées de l'ennemi, comme pour un ballet correctement chorégraphié. C'est pourtant un enseignement majeur parmi ceux qu'ont tiré un Ernst Jünger dans
Le Combat comme expérience intérieure ou un Jan Patocka dans son "essai hérétique"
Les Guerres du XXe siècle, ou encore un Teilhard de Chardin dans ses
Ecrits sur le temps de la guerre, enseignement tiré de ce que Patocka et Jünger nomment
l'expérience du Front : la guerre, celle des tranchées, qui fut quintessentiellement la guerre, ne connaît que la nécessité et ne s'embarasse point de haine ou de passion négative à l'égard de l'ennemi, à l'instar de ce qui se noue dans un combat de boxe, en un sens, dans lequel il n'est pas question de
se battre, comme des coqs ou comme des gamins, mais de
combattre, de danser ensemble, de s'entendre pour s'entre-éliminer sans haine. Sinon, le sang pisse à n'en plus finir dans la méprise générale et toujours dans le même camp, celui de la victime auto-sacrificielle. Puis, il advient ou il peut advenir, qu'il naisse de ce front dansant et pensant, la fameuse "solidarité des ébranlés" de Patocka et que se produise ce miracle de "la prière aux ennemis" (Patocka). Mais il faut, pour atteindre ce point d'incandescence,
faire front dans la pleine intelligence du réel et des volontés qui arment les forces en présence dans la belligérance. La position de Jésus est de faire front dans l'intelligence des enjeux, des dynamiques des forces et de la volonté politique du bourreau. Son suicide assisté en fut stratégique, presque (posthumément) manoeuvrier.
Donc, la haine est hors sujet et absente quoi qu'il en soit : tant celle que l'on suppose présente chez le guerrier-bourreau que celle qu'on s'imagine qu'il entend susciter chez nous en nous provoquant à la riposte. Sa notion même, et toutes les manières qu'on lui prête d'intervenir dans un conflit, sont, pour commencer, une entrave à la guerre efficace, et ultérieurement à l'obtention d'une victoire propre et nette.