Dans un souci d'explicitation, à l'attention particulière de Pierre-Jean, je crois utile de "décompacter" mon intervention précédente par ceci :
A l’ordre mystique et au sacré Bataille oppose « le monde des choses », qu’il désigne comme celui des opérations profanes, ou encore monde des objets et des projets. Ce qui fait de
Théorie de la Religion un texte particulièrement riche et complexe est que la transcendance y apparaît comme susceptible de glisser d’un domaine à l’autre, moins dans la chronologie nous dit Bataille, que dans la logique : c’est l’ordre profane qui, pour commencer, soit dès le moment où l’homme cessa d’être au monde comme « de l’eau dans l’eau », est celui de la transcendance. L’objet est transcendant à l’homme autant qu’il lui est subordonné, et la transcendance profane s’organise dans l’étage des projets, et donc de la durée, qui s’incarne ou se manifeste par l’outil et dans ses fins :
homo faber crée des outils par leur fin (qui est l’œuvre d’art accomplie, point de naissance projeté et donc de rétro-conception de l’outil -- le burin
part de la pierre qu'il doit sculpter -- et où l’outil rejoint son objet et termine son être), et Bataille de souligner l’ambiguïté sémantique et l’amphibologie du mot
fin, soit la mise à terme d’une chose, que le langage ne distingue pas des fins ou finalités, lesquelles président à la création de l’outil. L’outil est une vis sans fin : cet objet utilitaire, qui intègre la durée projeté, enfonce l’homme dans un ordre objectif forclos, car de cet ordre où sa conscience est plongée, lui-même est exclu. Les finalités de l’outil sont inapprochables et l’homme se subordonne à leur service : il est harnaché à des opérations, des réalisations qui, lorsque elles sont accomplies, se révèlent autant d’instruments et outils nouveaux pour une expansion du réalisable, laquelle en exigera d’autres, subséquents et d’échelle augmentée, à l’élaboration et à la fabrication desquels l’homme est d’ores et déjà, et de tout temps, enchaîné. Pour défaire cet enchaînement qui dispose de l’homme, l’homme dispose du déchaînement, tantôt rituel et régulier, tantôt systémique et apocalyptique.
La désaliénation du monde des objets suppose d’en briser les limites par un retour au sacré. Le sacré est libérateur ; et l’affranchissement qu’il fait advenir s’effectue par une dépolarisation de la transcendance qui doit quitter le monde profane pour réintégrer la dimension sacrée, mystique, ou contemplative. Comment, par quel cycle historique cette inversion de polarité advient-elle ? Initialement s’accomplit un cycle sacrificiel positif, soit celui de l’expansion de l’islam militaire, conquérant et impérial, lequel eut pour pendant en Occident la phase d’inflation puritaine et protestante qui accompagna l’essor spectaculaire du capitalisme, Bataille reprenant à son compte les thèses de Max Weber à cet égard. Dans la chronologie historique, cette phase d’expansion capitalistique et conquérante de l’Occident atteignit son acmé un chiliasme environ après la poussée de l’islam de conquête aux VIIe et VIIIe siècle. On voit donc bien que, fondamentalement, l'Islam n'est pas pour Bataille une force de destruction, ce n'est en tout cas pas sa vocation première.
L’expansion dans le monde des choses, la conquête impériale universaliste ou ouverte, nécessitent une mobilisation de la violence extérieure qui se fait au prix du renoncement au sacré car lancer une conquête impériale c’est bien consentir à d’immenses sacrifices : l’art, la poésie, la contemplation mystique et la prodigalité du don en souffrent gravement. Puis cette phase sacrificielle positive (durant laquelle l’accumulation des forces dans le monde des objets est optimale) s’essouffle et le sacrifice prend l’orientation opposée, il veut le primat du sacré ; le rite sacrificiel, oblation au sacré, régulier et ordinaire, continue d’y pourvoir, mais celui-ci ne tarde pas à « sortir de son lit » est c’est alors qu’apparaît la société de consumation/consommation dont la pérennité paradoxale repose sur une forme de rétro-sacrifice : toute utilité acquise dans le temps, toute valeur thésaurisée dans la phase sacrificielle positive précédente doit être immolée dans l’immédiateté que veut le sacré. Que détruire, que consumer qui nous affranchira de la dictature de l’utilitaire et nous fera réintégrer le sacré ? La part la plus profane et la plus vulgairement utile d’abord, soit les produits fabriqués qu’il faut détruire en la même abondance qu’ils ont été obtenus, et que se mette en place pour cela un régime de surconsommation, et qu’à ces produits, à ces outils de la projection, l’on oppose l’incendie immédiat, la combustion éclair. C’est le « moins pour le plus », l’attente patiente, le crédit dans la durée, la médiation et l’acquisition, et le plaisir différé qui sont ainsi immolés en France quand brûlent des voitures par milliers le soir de la Saint-Sylvestre dans certains quartiers dits « sensibles ». La fête dans l’islam, comme en Occident, consiste à égorger, à tordre le cou et à donner à manger les valeurs de l’utile et offrir leur immolation en spectacle. Les attentats du 11 septembre 2001 en Amérique, revendiqués par des islamistes, conjoignent de manière extraordinaire ces deux modes de sacrifice : le sacrifice positif de vies humaines à un objectif militaire de conquête et le rétro-sacrifice des biens profanes transcendants à l’immédiateté du sacré. Oussama Ben Laden présenta ces attaques comme « victoire militaire », car, expliqua-t-il, le bilan des victimes humaines lui était favorable – l’ennemi y accusa des pertes très nettement supérieures à celle de ses troupes. Mais de manière indissociable, il s’agissait aussi d’un rétro-sacrifice, celui qui vit s’accomplir une gigantesque immolation du monde des choses – la somptueuse casse qu’occasionnèrent ces attentats ravissait ces militants par l’inversion de transcendance qu’elle amena. Cette journée marque un nexus historique dans le fait même que ces attaques furent une gigantesque fête, apothéose du sacré, mais tout aussi bien acte militaire ascétique, sacrifice consenti à l’expansion d’un califat à venir et de la sorte chargé d’une finalité mondaine. L’événement aberrant accéda à son statut historique rayonnant par sa qualité de sacrifice mondain doublé de son contraire, le rétro-sacrifice vecteur de réintégration du sacré. Cette journée marque le point d’inversion métahistorique où la force de l’un, spectaculairement, se révèle et s’actualise dans la faiblesse de l’autre et où la primauté profane/sacré s’inversa, sa polarité passant du monde des choses à celui d’une unité avec le sacré opérée en conscience. Cet échange subit, ce chiasme survenant entre sacré et profane et immanence et transcendance d’un camp civilisationnel à l’autre dans ce moment historique charnière fut si spectaculairement réussi que certains en conçurent l’illusion qu’il fut « chorégraphié » par un accord complice entre victimes et bourreaux. Illusion qui ignore que l’histoire ourdit ses complots sans l’assistance des hommes. Pour une grande part, il est en effet illusoire de croire que l’histoire des hommes ait besoin de leur concours pour s’accomplir.
Bataille nous entretenant de la « société de consumation » en 1948 ne pouvait connaître la société de consommation que l’islam aborda en Europe dans les années 60. Il ne pouvait anticiper que l'ère de la consommation-consumation-casse accueillerait en son sein l'Islam moderne et son ombre radicale quelque trente ans plus tard à l’issu du choc pétrolier des années 70. L'incendie rituel de voitures a pour effet à peine indirect de stimuler la production de voitures nouvelles (du reste le gouvernement français n’offre-t-il pas une "prime à la casse" pour les véhicules anciens ?)
Casser, brûler et piller c'est faire à peine plus que ce à quoi la société de consommation et de spectacle nous exhorte pour sa survie. Le capitalisme post-moderne a besoin de casse, de casseurs et de dégradations. Or l'objet fabriqué, l'outil, qui n’est l'expression d'aucune transcendance chez le mahométan moderne à la différence de ce qu'il a été chez les Occidentaux antérieurement à l’avènement de la société de consommation, est tel que son bris cesse d’être iconoclaste pour ceux-ci dans le moment même où il est acte pieux, reconquête du sacré pour le musulman radicalisé post-moderne. Il y a donc mouvement concordant entre les uns et les autres, confluence historique. C'est ainsi que la jeunesse musulmane touchée par ce que nos sociologiques organiques appellent « radicalisation » s'intègre à merveille dans notre post-modernité et son régime d’auto-consumation.
Dans sa conférence du 26 février 1948, Bataille dégage les outils critiques dont l’application permet de comprendre aujourd’hui comment l’Islam fait son lit de la société de consommation. On est véritablement étonné de voir des outils hégéliens et matérialistes-dialectiques maniés avec une telle finesse et une rigueur si grande et maîtrisée qu’ils permettent au conférencier rien moins que de prophétiser avec bonheur, soixante ans à l’avance, le devenir actuel de notre société travaillée par l’islam politique.
"Si j’ai tenu à parler de l’islam par rapport au capitalisme, c’est pour introduire cette notion, à mon sens fondamentale : toute espèce de cessation du gaspillage entraîne aussitôt le plus rapide développement. "
La cession du gaspillage immédiat de la vie sauvage, qui s’était maintenu dans une certaine mesure dans le christianisme catholique, entraîne rapidement un mouvement d’expansion violente. Voilà pour la phase d’expansion positive où la prodigalité est sacrifiée. Si le christianisme catholique continue dans la voie de la dépense somptuaire, le protestantisme, y mettant un coup d’arrêt, déclenche un mouvement de développement rapide. Il n’y a chez Bataille aucune essentialisation de l’islam dans la rigueur expansionniste et économe, puisque celui-ci nous est présenté comme ayant connu ce régime d’accumulation objective avant d’en sortir lui aussi par une inversion des polarités de la transcendance (historiquement en Andalousie, dans la stase de l’expansion impériale), qui le fit basculer dans le gaspillage artistique de soi pour plusieurs siècles et entrer dans ce que Bataille désigne comme « économie du salut ».
"S’il s’agit dans le mouvement de la religion, initialement, de supprimer cet obstacle entre le monde et nous qui est créé, somme toute, par le travail, celui qui est amené à faire une expérience telle que celle de la mystique ne peut pas considérer comme indifférent que le monde des objets reste ce qu’il est."
Du travail le sacré est libérateur !
Il aperçoit chaque objet comme une position qui doit être réduite, c’est-à-dire que l’objet, pour celui qui a aperçu cette perspective, est toujours ce qui doit être consommé.
Le monde profane doit être détruit en tant que tel, c'est-à-dire que tout ce qui, à l’intérieur du monde capitaliste, est donné comme une chose qui transcende l’homme et le domine, doit être réduit à l’état de chose immanente par une subordination à la consommation par l’homme.
Il existe un mode islamiste d’être au monde qui se marie fort bien et s’intègre fort étroitement à la société occidentale qui a ouvert ses portes aux populations arabo-musulmanes. En effet, cette société capitaliste post-moderne remplit le programme de « subordination à la consommation par l’homme » décrit ici par Bataille : elle adore ce qu’elle consomme et consume ce qu’elle adore, et l’islamiste flambeur qui y cause des ravages matériels et des massacres ne peut y être que le bienvenu (même retour de Syrie !) car sa manière d’être au monde est bien celle-là même dans laquelle cette société se complaît. Il est la divine surprise économique qu’elle attendait. Et peut-être même lui offre-t-il tout ce dont elle avait besoin pour se perpétuer, en se révélant moteur entraîneur de ce capitalisme de consommation dont le cassage de boutique constitue un pilier. Car dans cette société, le cassage de boutique (y compris la boutique culturelle)
est la boutique nouvelle.
Se payer des biens pour une consommation, c'est opérer une forme de liquidation du système capitaliste ancien, celui qui voulait la capitalisation/thésaurisation dans et par l’outil --- et cette liquidation/liquéfaction ne s’accomplit jamais plus complètement que dans l’économie parallèle, celle de certains quartiers dits sensibles où tout se monnaye en espèces. Les trafics en tous genres (souvent de stupéfiants) donnent lieu à une encaisse immédiate, non différée, une décapitalisation permanente, sans outils, ni médiation, ni transcendance. Le narcotrafic ruine l'éthique capitaliste ancienne telle que la décrivaient Marx ou Weber. A vrai dire, le trafiquant de produits stupéfiants consume son client ; lui est ainsi épargné le devoir ennuyeux, à récompense différée, de "soigner sa clientèle" puisque la fidélisation de cette dernière se fait par la substance même qu’il lui fournit et qui assure sa
consumation. Le consommateur de stupéfiants se consume et permet, en effet, par là-même à son fournisseur de
flamber dans l'ostentation. Le voyou, même fort argenté, est par essence anticapitaliste, mais dans ses actes luxueux, il fait paradoxalement flamber le capitalisme. Il le
crâme voluptueusement et l’immole à son propre feu, et cette immolation sustente son mode d’être somptuaire et ostentatoire, elle nourrit un régime de gaspillage rituel.
L’islamiste de notre monde post-moderne, dans la lecture de l’histoire structurée par Georges Bataille dans ces textes, en ressort comme phénomène d’extase sacrée du capitalisme. Il en est l’aboutissement et l’outil et en révèle ainsi l’apocalyptique fin en brûlant ses finalités.