"On jouait une féérie ; les soleils tournants, les colonnes de lapis aux chapiteaux d’or, les grottes de paillon rouge, les fleuves de feu étalaient leurs surprenantes magies, et sur la scène il y avait un tas de Turcs.
Un de ces Turcs, qui était Aboul Hassan, avait dompté les génies au moyen de je ne sais quel talisman, et sur l’air de
Robert-le-Diable : O Fortune à ton caprice, il chantait ces deux vers que je n’ai jamais oublié :
Qu’un palais puisse paraître, Embelli par votre main ! Tout d’abord, je m’intéressai à ce palais, songeant combien il serait dur et cruel pour lui de ne pas pouvoir paraître ; mais Aboul Hassan m’intéressait encore bien davantage. Car j’ai dit qu’il chantait, mais j’ai parlé ainsi pour aller plus vite ; le fait est qu’un chant parvenait jusqu’à moi, conforme aux sentiments fictifs du personnage à qui je l’attribuais. Mais quoique ce Turc remuât les lèvres et accordât ses gestes aux paroles que j’entendais, il semblait évident qu’elles n’émanaient pas de lui.
De même, il eût été difficile de dire si les autres Turcs parlaient ou ne parlaient pas. Ils avaient l’air de gens qui parlent, et on entendait les discours qu’ils étaient censés prononcer ; mais il ne me semblait pas qu’il y eût connexion entre ces deux phénomènes. […]
J’eus bientôt l’explication de ce qui m’intriguait si fort ; un voisin obligeant me la donna. En ce temps-là, au commencement du règne de Louis-Philippe, le privilège d’un nouveau théâtre était une grosse affaire ; on ne l’accordait qu’à de pressantes influences politiques, et encore on l’entourait de toutes sortes de restrictions. C’est ainsi qu’au théâtre Joly […] on permettait seulement dans chaque pièce deux personnages parlants. […] Joly chercha un biais, et tortura jusqu’au sang la lettre de son privilège. Dans chaque pièce, en effet, il ne mit que deux personnages parlants ; mais il en mit beaucoup d’autres qui semblaient parler, et qui mimaient, remuaient les lèvres et faisaient les gestes, tandis qu’on parlait pour eux dans la coulisse."
Théodore de Banville –
Mes souvenirs (1891)