Les siècles se suivent et, face au destin, au fatum, ne se ressemblent pas, du moins en littérature. Longtemps, et encore, semble-t-il, aujourd’hui, le destin, en Occident, n’a pas été donné à n’importe qui. Ce furent d’abord rois et princes, et princesses et filles de tyran, qui en connurent le privilège, les grands hommes et leurs filles et femmes, puis, à l’époque médiévale, les preux chevaliers, plus tard, à l’âge classique, la noblesse et bientôt, dans le XIXe siècle, la bourgeoisie. Mais le XIXe siècle fut double à l’égard du destin : la facette individuelle du destin fut l’apanage du bourgeois, cependant que l’homme du commun ne connut de destin pensable qu’au collectif. L’homme du commun, duquel le dandy baudelairien se distingue, se démarque du bourgeois par le caractère « en commun », comme on le dit des transports, du destin qui le touche ou l’accable, ou le porte vers la puissance. Point de destin individuel hors la bourgeoisie au XIXe siècle. Le plébéien, ou le prolétaire, promis à émettre comme un soleil la lumière de l’aube d’un âge nouveau par les destinées collectives que lui assignait le marxisme, restait exclu de toute destinée singulière ou seulement solitaire.
Le héros stendhalien est destinal, qui le contesterait, mais sa figure est hors du commun, par la naissance, voire par l’éducation, ou par les fées discriminantes penchées sur son berceau, comme le sont le héros ou l’héroïne rousseauistes, et il n’est guère, marginalement, que chez Balzac, avec le Colonel Chabert, que le fait destinal vient frapper d’ironie apollinienne l’homme d’extraction obscure.
L’œuvre du destin est non-édifiante et ouvre la porte au nihilisme, gouffre répugnant à Hugo. Face à cette œuvre rectiligne comme un i, à l’action destinale crue et débridée, toute résistance est exclue, et chez Hugo le destin en est statique, incontesté, seul à agir, souverain sans contestation ni collaboration de ses sujets et victimes.
Et ce n’est finalement qu’à la charnière du XXe siècle que la mécanique destinale commence à effleurer la femme du commun, l’homme de rien. Je dis effleurer car il est remarquable que le destin, touchant enfin ces couches inférieures de la société, ne change rien à la condition de l’élu qu’il désigne. Le destin frappe à la porte de son choix pour se faire connaître des sujets qui l’accueillent comme porteur d’annonce, mais l’annonce ainsi faite aux humbles n'assigne aucun bouleversement au logis, n'instruit d'aucun renversement de l’ordre social ou du monde comme cela avait pu être le cas dans les siècles passées quand il frappait à l’huis des palais. L’individu ainsi touché n’est invité par le destin qu’à tenir le rôle de témoin de l’action destinale, témoin privilégié, irremplaçable, témoin du message de grande pureté qui énonce ce trait :
il y a destin, sans plus d’invite à être emporté par lui, ni à en bouleverser l’ordre mondain. Le destin individuel se manifeste à lui bien absurdement, autrement qu’à Hélène ou Antigone : comme porteur d’un message qui témoigne qu’il y a seulement destin et qui vaut ainsi invite à son destinataire de témoigner à son tour, par répercussion, qu’il y a bien insaisissable destin. Cette formule de transmission ou répercussion est celle du souvenir rapporté de l’homme qui se souvient que nous avons vu opérer dans l’histoire conradienne de Karain. Le message dit « il y a message », et c’est tout. Mais cette position de « témoin assisté » qui est celle du personnage foudroyé par le destin dans le siècle neuf n’est pas de tout repos – elle suppose une lutte âpre et consciente avec la machine destinale : l’humble choix de l’homme du commun, en lequel sa pauvre vie est engagée, le destin l’exige comme il exigeait des rois de trancher le cours du monde, mais sans jamais la tragique contrepartie que le monde dans sa grandeur pourrait s’en ressentir. Il exige la collaboration du sujet pour l’établissement de sa seule preuve ontologique : le destin est là, il ne s’éclipse jamais, son jeu est constant, son exigence absolue mais pour rien, sinon pour le seul dit du destin, le rappel salubre, obsédant et désespérant que rien, jamais, ne se fera sans lui.
La question du
clinamen, qui fit tant couler d’encre depuis Lucrèce, resurgit à la fin du XIXe siècle avec les fictions témoignages de Conrad et de Thomas Hardy dans le domaine anglais. Le
clinamen, « concept difficile » selon Comte-Sponville, c’est l’accident destinal. Le penchant qui ne se manifestera jamais sans l’action du sujet qui en est marqué, lors même que cette action se veut agonistique à ce penchant. Lutter contre l’accident, c’est l’exalter en un cours destinal et la lutte en devient collaboration active à l’œuvre destinale qui ne pouvait se passer de soi et de son prétendu libre-arbitre. Toute hésitation, toute absence de choix, dans ce corps à corps, cette lutte de Jacob avec l’Ange qui est une danse travestie en combat, accompagne et accomplit les volontés du destin. L’obstacle, la mise en travers du cours annoncé des choses, est tout ce que le destin attendait pour agir. Le
clinamen, c’est l’accident indispensable, le vent de biais qui fait la pluie aux traits parallèles dérangés inonder la terre là où il le fallait pour l’éclosion et le destin de la plante. La plante ainsi, avant que d’être, aura appelé non point la pluie mais l’accident du
clinamen. La rectitude de chute des gouttes de pluie, celle que gouverne l'infaillible loi de gravitation qui en dirige le cours, aura été perturbée par le vent, ou par l’homme, aveugle traversier des orages, pour féconder l’inertie des choses et amener l’inconnu à être ou à se manifester.
Je vous propose de lire ensemble une nouvelle de Thomas Hardy,
The Melancholy Hussard of the German Legion, parue en octobre 1888, que je traduirai comme d’habitude ici, sur site, au fil de la plume et sans me soucier des éventuelles versions françaises existantes. Comme pour le Karain de Conrad qui mettait des souvenirs en abymes, cette nouvelle nous met en présence du récit fait par un homme qui se souvient d’une vieille femme qui se souvenait. Cette femme s’était souvenue d’un épisode tragique de sa jeunesse dans une ferme du sud de l’Angleterre (le fameux Wessex de Hardy, pays imaginaire ou semi-imaginaire, comme pouvait l’être la Provence de Giono ou le comté de Yoknapatawpha chez William Faulkner). C’était en 1806 et le roi George, face à Napoléon, et habité de velléités de s’en inspirer en l’affrontant, a recruté une légion allemande, dans le Hanovre et la Saxe, mais aussi en Alsace. Cette unité de soldats germaniques se trouve accompagner le souverain dans le Wessex où sa majesté « va aux eaux ». Une jeune fille, sur un mur, celui de la propriété de son père, médecin veuf et solitaire, assez ours, observe de loin le manège de la garnison. Elle a été récemment fiancée à un jeune homme de bonne famille de sa région, qui s’en est allé aussitôt en lui laissant une vague promesse de retour. La jeune fille est intriguée et éprouve une attirance pour « les beaux étrangers », les militaires à brandebourgs qui sont là. Le destin alors, s’en mêle ; il se mêle aux hommes comme un ange annonciateur ou comme un homme, comme le fait anonymement l’homme des foules de E.A. Poe. Point de social ici, pas plus que dans Conrad, mais la seule dure et essentielle loi des choses mal voulues et qui écrasent le monde de leur fait et qui choisissent leur homme ou leur femme dans une volonté obsédée, âpre et têtue de découdre tout l’existant qui tombe sous sa foudre.
Le temps n’est qu’un accident d’un accident, écrit Comte-Sponville dans son livre sur Lucrèce (
Le Miel et l’Absinthe): donc ce qui advient n’est qu’accidentellement fatal, mais ce mode de l’accident, partenaire des désirs et assassin des volontés, refonde l’absolu. L’historien retiendra qu’il le refonda pour la première fois dans ce moment épokhéal de l’histoire de l’Occident – les trois décennies qui précédèrent la première guerre mondiale – et probablement aussi pour la dernière fois, le destin massique reprenant le dessus sur les hommes et les femmes du commun au XXe siècle, ceux qui ne sont pas « les people », et qui n’eurent pas l’heur d’évoluer dans la Provence de Giono ni le comté Yoknapatawha de Faulkner.
(à suivre)