Je crois que Braudel, malgré tout, et non sans une bonne dose d'irénisme, commençait de "voir venir" la chose.
Ainsi dans « L’identité de la France » (1986) Braudel constate que l’immigration étrangère n’est devenue un problème que récemment et que malgré le "racisme" et les moqueries qu’ils ont pu rencontrer, Polonais, italiens, Espagnols, Portugais ont réussi leur intégration. La clé de cette réussite ? : «Assimilation possible, acceptée, c’est bien, je crois, le critère des critères pour l’immigration sans douleur ». Or, succédant aux vagues d’immigration précédentes, l’immigration en provenance d’Afrique n’est pas, selon l'historien, suivie d’"une intégration réussie".
Lisons l’argumentation de Braudel qui suit dans les pages 595 à 601 (édition Flammarion, 2011) :
« Alors pourquoi aujourd’hui, en ce qui concerne les musulmans installés chez nous, maghrébins en majorité, le phénomène inverse ? Ce sont les fils d’immigrés de la deuxième génération qui sont en difficulté, rejetés et rejetant eux-mêmes une assimilation que la génération de leurs parents ou grands-parents avait parfois réussie. Les obstacles sont sérieux : défiance réciproque, craintes, préjugés racistes, mais aussi différences profondes de croyances, de mœurs ; juxtaposition, ou confrontation des cultures, et non mélange. […]
Je n’ai rien contre nos synagogues et nos églises orthodoxes. Et donc rien contre les mosquées qui s’élèvent en France, de plus en plus nombreuses et fréquentées. Mais l’islam n’est pas seulement une religion, c’est une civilisation plus que vivante, une manière de vivre. Cette jeune Maghrébine enlevée et séquestrée par ses frères parce qu’elle voulait épouser un Français, ces centaines de Françaises mariées à des Nord-Africains et à qui, après un divorce, leurs enfants sont enlevés et expédiés en Algérie par les pères qui se reconnaissent, seuls, des droits sur eux, ce ne sont pas là de simples faits divers, mais des symboles de l’obstacle majeur auquel se heurtent les immigrés d’Afrique du Nord : une civilisation autre que la leur. Un droit, une loi qui ne reconnaît pas leur propre droit, fondé sur cette loi supérieure qu’est la religion du coran. L’autorité paternelle, le statut de la femme posent sans doute les problèmes majeurs, puisqu’ils touchent à cette base fondamentale de la société : la famille. Il y a chaque année, en moyenne, 20 000 mariages mixtes. Deux sur trois aboutissent au divorce. Ils supposent en effet une rupture avec la civilisation mère de l’un des époux, quand ce n’est pas des deux. Or sans intermariages, il n’y a pas d’intégration.
D’où l’hésitation, le déchirement des jeunes générations de Maghrébins, qui vivent difficilement notre crise économique et l’hostilité que leur réservent les grandes villes. Souvent Français de droit, par leur naissance sur notre territoire, ils refusent, par fidélité aux leurs ou par défi, la nationalité française et cultivent le rêve du retour sans trop y croire, cependant, ni même le vouloir.
Ces déchirements sont parfois mortels et il est des morts dont chacun de nous se sentira responsable. Un jeune Nord-Africain est jeté en prison, à Clairvaux, il s’y suicide et laisse un étrange message : « Tous les jours, je crève. J’ai mal terriblement. A croire qu’un cancer me dévore. Je vous quitte, empli de haine et d’amour. De l’amour que j’ai raté, l’amour que je n’ai pas eu, de l’amour que je voulais donner. » […]
Faut-il s’étonner, dans ces conditions, que des débats récents révèlent deux courants quasi opposés, au sein même des communautés musulmanes de France ?
Le premier continue à prêcher de façon active et militante, le retour aux sources, au coran, à « l’islam rédempteur ». Pour Driss El Yazami, « il n’y a que la religion qui puisse nous rassembler, nous, tous les Maghrébins, même les fils de harkis », qui puisse préserver une « identité » maghrébine, face à la française. Mais ce « face » ne devient-il pas facilement un « contre » ? Un encouragement pour les Français d’origine musulmane à refuser le bulletin de vote comme une sorte de trahison culturelle ? Une source de conflits entre les devoirs religieux, selon l’islam, et les obligations du droit civil français, en matière de divorce, de droit paternel, etc. ?
Est-ce là le rôle de la religion qui, particulièrement dans une société multiculturelle ou multiraciale, se doit de rester foi intime, morale individuelle ? […]
Bref, il faut choisir. Et c’est précisément la tendance de l’autre courant de pensée qui apparaît, en particulier dans les discussions au sujet du bulletin de vote. Belkacem, 26 ans, secrétaire général de l’Association des Travailleurs Algériens en France, explique : « On sait que 90 % des Maghrébins vont rester en France. Notre slogan, ça va être : mon avenir est ici, je vote. » […] A eux d’entrer dans le jeu politique, de voter, d’accéder à une « culture pour déboucher sur une nouvelle citoyenneté ». Et pour cela, « il faut choisir. Trop de jeunes s’enlisent dans une situation de non-choix. […]
[Puisse ce choix être effectué]. Ce jour-là, les Maghrébins auront gagné leur partie, donc la nôtre, celle de la communauté. D’autant que les progrès de l’intégrisme dans le monde ont de quoi rendre inquiétantes les plus sincères des croisades religieuses. La France n’est certes pas non chrétienne, mais sur ce point elle est devenue tolérante, ses passions se sont apaisées. Depuis longtemps, nous en avons fini, Français, avec nos guerres de religion et pourtant plusieurs siècles ne nous ont pas encore permis d’en oublier les cruautés. Qui de nous voudrait, sur notre territoire, en voir renaître de nouvelles ?"