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appâts / appas

Envoyé par Francis Marche 
09 octobre 2017, 20:00   appâts / appas
Pour les mêmes raisons que celles invoquées par Thomas, qui ont trait à la décence et à l'exigence de gravité qu'impose l'enseigne des deux assassinées en tête du fil de discussion où Eric Beckford et Trystan Dee sont intervenus en me contestant "appâts" au pluriel s'agissant des charmes, particulièrement des charmes féminins, j'extrais cette discussion comme nouveau sujet. Voici donc la réponse mienne à leurs commentaires et défense de "appas" :

Chez Hugo, on trouve « appas » dans l’édition de 1837 des Voix intérieures : « Ces champs qui, l’hiver même, ont d’austères appas / Ne t’appartiennent point : tu ne les comprends pas. »

Et encore dans la Légende des siècles de 1859: « Il pillait les appas splendides de l’été / Il adorait la fleur, cette naïveté » (Le Satyre). Cependant on trouve l'orthographe « appâts » dans l’édition de la Légende des siècles, édition ne varietur publiée à Paris par J. Hetzel & Cie et la Maison Quantin à Paris, dont la date de publication n’apparaît pas sur l’ouvrage mais qui semble (au vu de la typographie) dater du dernier quart du XIXe siècle. L’on trouve ensuite dans ce vers « appâts » apparemment dans toutes les rééditions du XXe siècle, ainsi par exemple « Il pillait les appâts splendides de l’été » dans l’édition de 1957 du « Choix de poèmes » édité par Jean Gaudon.

Chez Baudelaire dans les Fleurs du Mal (les épreuves d’imprimerie de 1857 en facsimile sur Gallica.bnf.fr) on lit : « Aux objets répugnants nous trouvons des appas » (Quatrième strophe de « Au Lecteur », p. 6); et on lit encore « appas » dans la deuxième édition de 1861, et dans de nombreuses éditions qui reprennent le ne varietur (celle des Œuvres complètes de Baudelaire par Famot à Genève, de 1975, qui me sert de référence). Cependant dans les études et éditions critiques diverses des Fleurs du Mal, on lit « aux objets répugnants nous trouvons des appâts », comme par exemple dans Baudelaire – Un demi-siècle de lectures des Fleurs du mal (1855-1905) par André Guyaux, Université Paris-Sorbonne, 2007.

On trouve aussi « aux objets répugnants nous trouvons des appâts » dans l’ouvrage de Philippe Sollers Littérature et politique paru chez Flammarion en 2014, comme cela semble avoir été le cas au XXe siècle dès l’entre-deux-guerres.

Inutile de fouiller la question plus avant : la graphie appas est dix-neuviémiste ou archaïsante, charmante certes, mais d’une recherche inutile voire incongrue dans certaines discussions où le dandysme ne me paraît pas de mise.
Utilisateur anonyme
09 octobre 2017, 20:10   Re : appâts / appas
Vous avez peut-être raison, mais si j'ai spontanément écrit appas, s'agissant, comme dit le Littré, des « beautés qui dans une femme excitent le désir », c'est parce que je crois bien n'avoir jamais vu d'autre graphie pour ce sens-là.

Appâts, selon moi, concerne tout le reste — ce qui, ailleurs que dans une femme, est de nature à appâter.

Le Littré semble vouloir d'ailleurs maintenir ou du moins rétablir cette distinction.
https://www.littre.org/definition/appas
09 octobre 2017, 20:23   Re : appâts / appas
Certes. Il y aurait beaucoup à dire, à écrire et à penser sur ce appas désignant la poitrine des femmes qui "excitent le désir", graphie qui, doit-on soupçonner, n'a subsisté ainsi que grâce à ce que Claudel appelait "idéogrammes en Occident", soit l'équivalent graphique de ce qu'il qualifiait d' "harmonie imitative" : symétrie quasi-parfaite de cette graphie comme celle que doit présenter l'objet qu'elle désigne et sonorité labiale évocatrice du baiser dans le son que produisent ces deux syllabes jumelles écrites en miroir l'une de l'autre (ap - pa).

Vous qui êtes angliciste, je vous laisse considérer le mot d'anglais udder qui désigne le pis de la vache ou de la chèvre en lui reconnaissant les mêmes qualités.

Exemples pour Claudel d"'idéogrammes en Occident" : pain (qui montre la longue pelle plate du boulanger -- la lettre "p" - qui pénètre dans la gueule du four - la lettre "a"), ou Locomotive qui dessine le profil d'une locomotive à laquelle il ne manque ni l'habitacle du conducteur (la lettre L), ni les nombreuses roues (les jambages du "m" et les nombeux "o") et pas même jusqu'au sifflet de la machine (la barre horizontale du "t") et le tablier frontal en forme de "v".
Utilisateur anonyme
09 octobre 2017, 20:32   Re : appâts / appas
Sans doute ne faut-il pas chercher bien loin, en effet, ma préférence pour cette graphie-là. Mais j'aime surtout l'idée qu'il y ait un mot, une orthographe spécifique pour ce dont nous parlons — on en revient toujours à la nécessité et au plaisir de distinguer.

(Udder est en effet l'un de ces mots que l'on oublie pas... et les observations de Claudel, que vous avez eu la gentillesse de reprendre ici, sont passionnantes.)
09 octobre 2017, 20:36   Re : appâts / appas
Je m'avise non sans surprise teintée d'horreur que cette discussion semble vouloir continuer, par sa thématique obsédante, celle que nous avons intitulée Sein und Zeit à partir du point où nous l'avions laissée. Je crains d'y voir une des ruses de l'inconscient collectif masculin, que j'aurais moi seul appelé à se manifester encore, ou à ne point nous quitter, comme dans une séance de ouija.
09 octobre 2017, 21:10   Re : appâts / appas
Donc, si la femme s'avance appas de loup, c'est juste ?


09 octobre 2017, 21:14   Re : appâts / appas
Oui, mais c'est louche :

Sarah la louchette


Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre:
La gueuse de mon âme, emprunte tout son lustre;
Invisible aux regards de l'univers moqueur,
Sa beauté ne fleurit que dans mon triste coeur.

Pour avoir des souliers elle a vendu son âme.
Mais le bon Dieu rirait si, près de cette infâme,
Je tranchais du Tartufe et singeais la hauteur,
Moi qui vends ma pensée et qui veux être auteur.

Vice beaucoup plus grave, elle porte perruque.
Tous ses beaux cheveux noirs ont fui sa blanche nuque;
Ce qui n'empêche pas les baisers amoureux
De pleuvoir sur son front plus pelé qu'un lépreux.

Elle louche, et l'effet de ce regard étrange
Qu'ombragent des cils noirs plus longs que ceux d'un ange,
Est tel que tous les yeux pour qui l'on s'est damné
Ne valent pas pour moi son oeil juif et cerné.

Elle n'a que vingt ans, la gorge déjà basse
Pend de chaque côté comme une calebasse,
Et pourtant, me traînant chaque nuit sur son corps,
Ainsi qu'un nouveau-né, je la tête et la mords,

Et bien qu'elle n'ait pas souvent même une obole
Pour se frotter la chair et pour s'oindre l'épaule,
Je la lèche en silence avec plus de ferveur
Que Madeleine en feu les deux pieds du Sauveur.

La pauvre créature, au plaisir essoufflée,
A de rauques hoquets la poitrine gonflée,
Et je devine au bruit de son souffle brutal
Qu'elle a souvent mordu le pain de l'hôpital.

Ses grands yeux inquiets, durant la nuit cruelle,
Croient voir deux autres yeux au fond de la ruelle,
Car, ayant trop ouvert son coeur à tous venants,
Elle a peur sans lumière et croit aux revenants.

Ce qui fait que de suif elle use plus de livres
Qu'un vieux savant couché jour et nuit sur ses livres,
Et redoute bien moins la faim et ses tourments
Que l'apparition de ses défunts amants.

Si vous la rencontrez, bizarrement parée,
Se faufilant, au coin d'une rue égarée,
Et la tête et l'oeil bas comme un pigeon blessé,
Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé,

Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d'ordure
Au visage fardé de cette pauvre impure
Que déesse Famine a par un soir d'hiver,
Contrainte à relever ses jupons en plein air.

Cette bohème-là, c'est mon tout, ma richesse,
Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse,
Celle qui m'a bercé sur son giron vainqueur,
Et qui dans ses deux mains a réchauffé mon coeur.

Pour tout dire, et une fois pour toutes : il n'y a pas grand chose qui dépasse Baudelaire en poésie française.
09 octobre 2017, 21:44   Re : appâts / appas
Il ne me viendrait pas à l'esprit de confondre l'asticot, appât avec lequel on attire le poisson, avec une femme : elle a (ou pas) des appas, ce qui peut faire d'elle un appât. Cette distinction vous convient-elle ?
09 octobre 2017, 21:57   Re : appâts / appas
Non, je ne crois pas que l'orthographe soit raisonnable (docile à la raison). C'est appâts, depuis au moins le milieu du XXe siècle, même s'il ne le faudrait pas pour mille raisons. Un peu comme le "s" de "on est tombés de haut", qui heurte le sens grammatical mais qui s'est imposé, bien plus tardivement que "appâts" au demeurant.

Toutes les transcriptions de la chanson de Reggiani (composée dans les années 1960 par Moustaki, que Trystan Dee doit adorer) donnent :

Les seins si lourds de trop d'amour, ne portent pas le nom d'appâts

(bon, vérification faite, pas toutes)
09 octobre 2017, 22:05   Re : appâts / appas
A propos d'asticots du pêcheur et d'appas pour pécheur :

Croyez-vous qu'ils ne soient pas nombreux les malheureux qui, cherchant à rencontrer l'âme soeur, se prennent à l'hameçon ? qui croyant baiser des appas mordent à ce maudit crochet ?
09 octobre 2017, 22:15   Re : appâts / appas
Mais je n'écris jamais « On est tombés ». D'ailleurs j'emploie toujours “nous” dans ce cas. Pour ce qui concerne les appas, je me souviens des textes étudiés en classe il y a plus d'un demi-siècle, notamment les pièces de théâtre : le mot avec ce sens et cette orthographe y était courant, j'en reste donc là.
09 octobre 2017, 22:17   Re : appâts / appas
Je ne voudrais pas avoir l'air de m'entêter déraisonnablement mais les exemples d'appas au sens de gorge féminine etc. que donne le Trésor de la Langue Français sont systématiquement antérieurs à 1835, année de la réforme de l'orthographe:

C. Spéc., vieilli, ou dans le style noble. [Toujours au plur. et sous la forme appas]. Attraits extérieurs d'une femme qui excitent le désir :
6. Quoi! Maman, vous n'étiez pas sage!
Non vraiment; et de mes appas
Seule à quinze ans j'appris l'usage,
Car la nuit je ne dormais pas.
Combien je regrette
Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite,
Et le temps perdu!
P.-J. DE BÉRANGER, Chansons, Ma Grand'mère, t. 1, 1829, p. 23.
En partic. Gorge féminine :
7. Depuis cette conversation, j'observai cette jeune fille avec un intérêt mêlé d'inquiétude, et bientôt je vis son teint pâlir, ses joues se creuser, ses appas se flétrir... Oh! comme la beauté est une chose fragile et fugitive!
BRILLAT-SAVARIN, Physiol. du goût, 1825, p. 235.

Il est question de choix de style (vieilli, noble, etc.) dans cet article du TLFI et non de raison sémantique telle qu'exposée dans l'intervention de Marcel.
09 octobre 2017, 22:22   Re : appâts / appas
Non, non, je n'évoquais aucune raison sémantique, en tout cas ce n'était pas mon intention, simplement le désir de garder cette orthographe pour le mot employé dans ce sens. Mais “style noble”, ça ma va très bien en l'occurrence. C'est un archaïsme ? Vive les archaïsmes ! On est réactionnaire ou pas.

Tiens, je me demande quand apparaîtra le premier « On sommes ».
09 octobre 2017, 22:36   Santé !
Comme l'écrivait sans coquille Sainte-Beuve dans La Revue des Deux-Mondes en 1839 :

"A côté de quelques vrais monumens, on produisait une foule d'ouvrages plus ou moins secondaires, surtout politiques, historiques. L'imagination n'était guère encore en éveil que chez les talens d'élite." ("De la littérature industrielle" - réédition Allia 2013)
09 octobre 2017, 23:42   Re : appâts / appas
Et comme Bossuet, toujours sans coquille dans l'édition de 1759 de son Discours sur l'Histoire universelle à Monseigneur le Dauphin :

"Mais où Dieu fe trouve mêlé, jamais les comparaisons tirées des chofes humaines ne font qu'imparfaites. Notre ame n'est pas devant notre corps, & quelque chofe lui manque lorfqu'elle en eft féparée. Le Verbe parfait en lui même dès l'éternité ne s'unit à notre nature que pour l'honorer. Cette ame, qui préfide au corps et y fait divers changemens, elle-même en fouffre à fon tour".

(Ce qui nous renvoie encore et toujours à la problématique du démembrement de l'âme et du corps qui dégage l'être de sa gangue d'immanence, abordée et traitée inexhaustivement dans le fil Sein und Zeit duquel celui-ci paraît voué à être la coda)
Utilisateur anonyme
10 octobre 2017, 10:20   Re : appâts / appas
Ce n'est pas l'orthographe qui est vieillie mais le mot lui-même. Si on veut l'employer de nos jours pour créer un effet plaisant ou archaïsant il n'y a pas d'alternative à la graphie "appas" dans le sens évoqué ci-dessus. Comme semble l'attester le dictionnaire encyclopédique Larousse de 1978 que je viens de consulter. Il y a quand même des cas hélas où l'on passe, pour le même "objet", des "appas" aux "appâts" comme dans La Charogne de Baudelaire.
10 octobre 2017, 11:35   Re : appâts / appas
Je trouve que le lien de Trystan Dee vers le Littré disait les choses clairement.
La langue française est une langue dans laquelle toute confusion perdure ad vitam aeternam.
Et du côté de la société française, c'est pareil:



D'ailleurs, perso, je n'écris plus français, mais françaîts, histoire de propager le bordel à tout le dictionnaire.
 
10 octobre 2017, 12:50   Re : appâts / appas
Pierre a raison : appâts au sens d'appas n'est pas un hapax.
Utilisateur anonyme
10 octobre 2017, 14:16   Re : appâts / appas
Puisque sur ce Forum il semblerait qu'on aime les mots... :

Je viens d'apprendre que «réfugié» a été nommé «Mot de l’année 2016» par le Festival du Mot, suivi de près par «ubérisation» et «migrant»...
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