Patrice Jean, dans son roman, évite la question immigrée, le "Grand Remplacement". Je ne suis pas sûr d'ailleurs que ce soit une bonne façon de lire son roman que d'y chercher l'écho des idées en débat aujourd'hui. Les personnages dont il fait la satire sont impitoyablement ridiculisés, mais ils ne se trouvent pas tous du même côté : au pastiche hilarant d'une "lettreuse" durasso-bobinienne, Léa Lili, répondent d'autres pastiches moins visibles, comme celui d'Etienne Weil, qui donne dans la rhétorique éloquente du lecteur de Muray type. Ce roman est comme un
Tartuffe et une
Madame Bovary modernes : le moraliste n'y fait aucun procès lourdement explicite, mais se contente de montrer la bêtise et l'hypocrisie, réparties dans tous les camps (mais dans l'un plus que dans l'autre, il faut l'avouer). Il évite la bêtise de l'engagement sartrien appliqué à la littérature, en montrant que "chaque adversaire fait la loi de l'autre" : la guerre contre les progressistes délirants rend leurs adversaires délirants progressistes, et ces conflits minuscules du monde des médias et de l'édition rapportent beaucoup d'argent à ceux qui y participent. Le titre,
L'homme surnuméraire, fait penser en effet aux thèses de ce parti, par exemple p. 147 : "La vie s'effilochait dans le rien, pareille à celle de tous ces hommes en trop, tous ces chômeurs, ce surplus inutile que le capitalisme n'absorbait plus dans son déploiement mondialisé." Mais c'est le discours d'un homme malheureux en amour, qui attend de la vie l'amour et un épanouissement de son individualité, que la réalité lui refuse, comme à M. et Mme Le Chenadec et aux autres. Et comme les autres, il maquille sa frustration en thèses anticapitalistes.
Une seule idée fait réellement écho aux préoccupations de ce forum : face à des universitaires, le second héros, Clément, soutient que les sciences, surtout humaines, sont incapables de rendre compte adéquatement du réel. Cela se voit, d'ailleurs, dans un cours pompeux de littérature donné à Caen sur
L'homme surnuméraire, entièrement à contresens du livre. Clément expose la parabole de la mammographie : il n'y a aucune commune mesure entre l'approche du médecin pratiquant cet examen sur une femme, et le regard d'un amant. Ces passages, qui tirent un peu l'ouvrage vers le roman à thèse, m'ont rappelé ce que Renaud Camus écrit sur les sciences humaines (et même les sciences "dures") qui ne découvrent que ce que la société est prête à entendre, et rien de plus. On trouve en exergue cette citation du
Journal de Gombrowicz (1961) : "Je prévois que, dans les prochaines années, l'art devra se débarrasser de la science et se retourner contre elle - c'est un affrontement qui doit avoir lieu tôt ou tard. Une bataille ouverte où chaque partie aura parfaitement conscience de ses motivations." Dans
Le Haut Langage, étude sur la littérature latine du haut Moyen-Age, Erich Auerbach caractérise bien les époques d'ignorance comme des temps où la littérature n'a plus de public cultivé à qui s'adresser, mais où triomphent l'érudition, une grande technicité et d'étroites spécialisations cohabitant, dans les mêmes esprits, avec la plus grande grossièreté.
On pourrait encore longuement insister sur d'autres qualités de ce roman - roman qui en est vraiment un, et non un texte de propagande parmi d'autres. Mais ce serait encore trop peu dire, car on prend plaisir à lire ce livre, et je crois que c'est le plus important.