A propos de 1896, l'extrait ci-dessous du
Le Jardin des bêtes sauvages de Georges Duhamel, qui date de 1938. L'homme mûr se souvient d'un certain Paris (celui de 1895 pour être exact), et, comme de juste, cet écrivain qui n'a jamais été réputé pour être le moins du monde
célinien, nous révèle dans ce récit autobiographique, le Paris de
Mort à Crédit (la famille de Duhamel habitait dans le cinquième arrondissement, non loin de la place Monge, et connaissait ce qu'on appelait alors "la dèche" -- le seul trésor, qui était double, qu'elle possédât, se composait d'un piano et de la soeur cadette de George, qui en jouait de manière inspirée, subjuguant l'auditoire familial autant que le voisinage).
Donc la dèche parisienne, à la Belle époque, se déclinait spontanément en un tableau célinien malgré lui, si l'on veut. Comme les oliviers contorsionnés des peintures arlésiennes de Van Gogh, qui sont véritablement tordus dans la nature, par le vent, qui le sont avant que d'être "de l'art" sous la main de l'artiste. Non, les oliviers arlésiens de Vincent ne figurent en rien "son âme tourmentée", comme disent les dépliants touristiques, mais ils sont ainsi par la vertu du Réel, qui s'est imposé au peintre, qui aura cueilli, de sa souveraine figure naturelle, la psyché curieuse, charmée et observante de Vincent. A Paris, la misère semble avoir été spontanément, dans sa nature sociale, déjà matière inspirée ou inspirante. C'est le privilège des artistes, qui font prendre la nature (y compris la nature sociale des choses) comme matière artistique livrée telle par le Réel avant même qu'ils ne l'aient touchée pour en produire une composition.
Il y a dans cette page sur l'an 1895, comme une définition
en acte de la culture : celle-ci en ressort comme l'air qu'on respire, pénétré des choses que l'on sait du temps que l'on vit ; les grands événements communs (à un pays, une grande ville comme Paris) baignent dans le sel d'un quotidien partagé ou connu de tous ceux que ces événements touchent et qu'effleure leur sens, lequel ne se fige encore que dans cette trame quotidienne.
L'élément étranger, celui qui aborde ce sustrat cuturel des choses dites, sues (aussi triviales soient-elle) et perçues, même en voulant les aimer, dilue et défait cet édifice culturel -- ses apports ont beau être riches, ils n'en défont pas moins la fragile trame de l'existant : son assimilation ultérieure à ce corps culturel n'en sera jamais autre que
cicatrisation d'un traumatisme doublement subi, le sien propre comme celui des "accueillants". Et que dire alors du droit au rejet de l'histoire, histoire que l'étranger nouveau venu affirme ne pas reconnaître comme sienne en arrachant aux pouvoirs intellectuels et instances académiques du pays -- cf
L'Histoire mondiale de la France de ce Boucheron de malheur -- le droit de superbement la piétiner de tout son mauvais roman victimaire, que les mêmes instances académiques s'appliquent à lui fabriquer à sa mesure, à la mesure de ses ambitions politiques et de la promesse qu'il s'est faite d'une domination future sur ceux qui se sentent à juste titre les dépositaires de cette histoire ?
Pour bien raconter, pour bien chanter notre année 1895, je sens que ne me suffit plus la petite flûte de fer-blanc sur laquelle j'ai célébré les saisons de ma première enfance.
Comme ces parchemins qui se trouvent, en certaines de leurs parties, d'une fine transparence cornée, l'histoire Pasquier [nom de famille du narrateur]
laisse, parfois, entrevoir l'histoire du siècle. Le monde Pasquier n'est pas si clos qu'on n'y sente errer les clartés, les souffles, les rumeurs de l'univers. Je l'ai dit dans un autre récit, mon père était un assez bon exemple de ce que les philosophes allemands ont appelé "l'animal antipolitique". Il était beaucoup trop occupé de soi-même pour rapporter à la maison l'odeur des événements extérieurs, la vibration des passions politiques. Une partie des grandes nouvelles visitaient notre retraite par hasard, ou même par effraction. Il en résultait, il en résulte encore, dans mon souvernir, une juxaposition assez incohérente des images, quelque chose de comparable à ce que les photographes nomment surimpression.
Si je m'abandonne aux songes, ce qui, d'abord, comble mon coeur, c'est le souvenir de nos querelles, de nos drames, de toutes ces misères Pasquier qui n'ont pas encore cessé de déformer ma vision et qui sont pourtant mon patrimoine le plus sûr. Mais l'esprit de l'enfant s'entr'ouvre, bien qu'avec défiance ; à travers les colères paternelles sonnent, de temps en temps, inopinés, impérieux, les clairons de Madagascar. Notre famille est consumée par une flamme intérieure.
Les grandes puissances d'Europe achèvent de se partager la terre. Dans le regard de ma mère tremble une douleur poignante. Paris et la province retentissent chaque matin de la clameur des grévises, quelque chose de violent, de furieux s'allume sur le visage des hommes qui traversent toute la ville, à pied, bien avant l'aube, pour aller à leur besogne. Cécile joue, sur un grand piano noir, des airs d'une beauté déchirante. Elle s'arrête parfois et j'entends comme des cris et des détonations : les Prussiens ont percé, d'une mer à l'autre, un canal, sous le Danemark. Les Japonais et les Chinois poursuivent une chamaille féroce et sans fin. Je grimpe, tremblant de frayeur, un escalier, rue de Fleurus. Bismark est malade, malade ou mort. Je vois son portrait, sous un casque hideux, dans un journal du dimanche. Les images des illustrés, avec leurs couleurs cruelles et périssables, ont parfois plus de force que des souvenirs personnels. Ferdinand [frère du narrateur]
est assis, tout honteux, sur une chaise. De longues larmes viennent s'égarer dans sa jeune moustache. Cela n'a vraiment aucun rapport avec le président Félix Faure, ni même avec les malheurs de l'Espagne dans une île des lointaine des Antilles. Et pourtant tout cela reste confondu, faits et sentiments entrelacés dans une étreinte dérisoire. Père et moi, blêmes tous deux, tous deux les dents et les poings serrés, nous nous regardons en silence, avec défi, avec fureur, dans une chambre sans issue. Les bombes des anarchistes éclatent, de-ci, de-là, pour assouvir ou pour accroître mon angloisse. Un été brûlant, haletant, attisé de toute ma colère, pille les jardins poudreux. Parfois, les événements se compénètrent, s'associent. L'histoire entre dans notre logis et s'incorpore vraiment à nos pensées. Pasteur est mort. On en parlera chez nous pendant une semaine. On pourrait croire que papa va nous faire prendre le deuil. Il a trouvé ses dieux et les honore à sa façon. Cécile s'avance, mince et fière, sur un théâtre immense, au milieu des musiciens. Le monde entier regarde l belle petite fille. Tananarive est tombée. Wagner entre dans ma vie comme un corsaire, à l'abordage. Parfois, parce qu'ils sont proches, d'infimes événements me cachent le reste de la terre. Le bruit menu que fait ma mère, dans la cuisine, m'empêche, certains jours, d'entendre le pas des nations qui s'acheminent vers leur destin.
Et, cependant, les grandes passions qui vont, pendant bien des lustres, faire virer la roue du monde, s'enracinent, de toutes parts, dans le siècle finissant. Toute les idées qui vont, pendant bien des années, alimenter, exalter, puis décevoir des millions d'esprits avides, toutes ces idées commencent de couler comme des sources à travers l'été suffocant de l'année 1895.