L’erreur la plus grave, celle qui rend toute réflexion impossible, est de confondre la novlangue avec l’évolution du langage, même si cette dernière n’est bien sûr pas indépendante du pouvoir. Si c’était la même chose la langue serait novlangue depuis ses débuts. Or la novlangue n’est pas la langue – plutôt son contraire, car la langue est progressive et la novlangue est régressive. La novlangue est un outil du pouvoir pour précisément stopper l’évolution du langage, une sorte d’aphasie sociale induite. Ce n’est pas le langage du pouvoir, mais le pouvoir par la destruction du langage.
La concept de “novlangue” a été inventé en 1948 par George Orwell dans son roman « 1984 ». Après un oubli relatif lié au fait que le roman avait joué son rôle historique, il est remis au goût du jour par nombre de gens qui perçoivent bien que notre époque porte le combat sémantique à un degré qu’il n’avait peut-être encore jamais atteint. L’offensive est générale pour soumettre le sens des mots (pris séparément) à une fonction politique qui les transforme insidieusement en slogans.
C’est pourquoi le terme de « novlangue » revient en force. Malheureusement il est employé d’une manière confuse pour désigner indistinctement tout ce qui paraît nouveau et dangereux dans le langage alors que la novlangue n’est qu’un des aspects de la manipulation consistant à tendre des pièges sémantiques. Il existe en effet plusieurs procédés qui concourent à priver des moyens d’analyse critique en trafiquant le langage et le premier travail consiste à les reconnaître chacun séparément pour comprendre la convergence de leur action.
La novlangue qui représente la politique linguistique officielle de l’État de Big Brother, imaginé par Orwell, est basée sur la réduction lexicale permanente. Elle consiste à diminuer le nombre des mots en usage pour attaquer la richesse du langage et éliminer sa finesse afin de rendre le locuteur incapable de réfléchir et donc plus facile à manipuler. Nous pouvons constater dans notre vie un phénomène analogue, mais souterrain, qui progresse sans direction politique assumée et se heurte nécessairement à la tradition du beau langage notre dernière planche de salut.
Exemples du roman : meilleur devient “plus bon”, excellent “double plus bon” etc.
Exemples du réel : parent 1 et 2, famille monoparentale, sub-saharien, sans-papier, demandeur d’emploi, malentendant, 3ème âge, quart monde, sous-développement, niveau de vie (élevé, faible)...
D’après les exemples, nous voyons que des oppositions qualitatives, comme jeunesse/vieillesse ou richesse/pauvreté, sont remplacées par des notions quantitatives repérées sur une échelle graduée implicite. D'autre part, comme son objectif est la réduction lexicale la novlangue utilise systématiquement des mots composés. Les racines simples n'en font pas partie.
Il faut surtout éviter de confondre la novlangue avec le langage orwellien, issu du même roman (d'où la confusion) mais correspondant au langage masqué du pouvoir, volontairement complexe à l’inverse de la novlangue destinée à l’usage du peuple. Le langage orwellien est basé sur l’inversion du réel, qui consiste à contrôler les cerveaux par la confusion paralysante avec des paradoxes ou des expressions qui réfèrent à une réalité concrète inverse de celle définie par les mots.
Exemples du roman : La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force.
Exemples du réel : vivre-ensemble (vivre juxtaposés) ghetto (quartier interdit) enrichissement culturel (progression de l’illettrisme) etc...
N. B. Au sens large, on peut y ajouter le terme “migrant” qui tend à faire passer pour un simple voyageur quelqu’un dont les préoccupations sont tout autres. « Réfugié » désigne un migrant renforcé dans sa situation socio-politique et dans son écart théorique d'avec le réel.
Novlangue et langage orwellien ne doivent pas être confondu avec la langue de bois (apparue dans les années 70 en provenance d’URSS) qui consiste à détourner de la réalité avec des banalités abstraites, remplaçant l’analyse critique des faits par le sentiment. Elle se rapproche de l’art du sophisme qui consiste à présenter des erreurs comme des vérités et correspond largement à la façon parler de nos élites politiques et médiatiques.
Exemple : Le général Giap était un grand ami de la France.
Sophisme : L’homme est la mesure de toute chose (Protagoras).
Enfin, il ne faut confondre pas confondre non plus, les trois procédés décrits plus haut, avec la dérive sémantique qui consiste à remplacer un mot par un synonyme, parfois pris dans une autre langue, pour échapper à une connotation pétrifiée. Ce qui, tout au contraire de la novlangue, tend à augmenter le vocabulaire mais sans ajouter en complexité comme le fait le langage orwellien.
Exemple : nègre (du latin “niger” signifiant “noir”) remplacé par “noir” même origine et même sens, pour être ensuite remplacé par l’anglicisme “black” (du proto-germanique “blakaz” signifiant “brûlé” avec le sens de sombre ou de noir). C’est une fuite en avant car ce type de déplacement n’a qu’un effet provisoire, le contexte éliminé se replace automatiquement.
Notons pour finir que cette série sémantique vient d'être complété par le néologisme “personne racisée” à peu près de même sens, mais la faisant entrer de plain-pied dans la novlangue. Question intéressante : ce dernier vocable va-t-il récupérer le sens péjoratif des précédents ?