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Pour Jacques Chardonne

Envoyé par Thierry Noroit 
02 février 2018, 11:54   Pour Jacques Chardonne
Ce vendredi matin, sur France Culture, il a encore été question des célébrations ou commémorations (il y a une nuance, mais on finit par s'y perdre) nationales prévues en 2018, qui comportent les noms de Charles Maurras (on le sait de reste) et de Jacques Chardonne. L'un est né en 1868, il y a 150 ans, l'autre est mort en 1968, il y a 50 ans.

Autant les invités de Guillaume Erner - lequel n'a pas nos idées mais qui est remarquable de clarté et de netteté, comme toujours - avaient révisé leur sujet Charles Maurras, autant ils flottaient lamentablement sur Jacques Chardonne.

"Ecrivain mineur", "romancier de l'amour", "éditeur chez Grasset"... approximations, contre-vérités, sous-estimation systématique, ignorance crasse.

Ce qui est vrai cependant, et rappelé ce matin, c'est qu'il fut l'écrivain contemporain préféré de François Mitterrand, presque un modèle pour lui. Tous deux charentais, l'aîné de Barbezieux (livre admirable : le Bonheur de Barbezieux), le cadet, de Jarnac. Est-ce par esprit de clocher que l'homme de gauche admira le conservateur ? Pas seulement, le politique admira surtout l'élégance du styliste, son sens des nuances, ses formules soit chatoyantes, soit abruptes, et la fine "odeur de France" qui se dégage de nombre de ses pages.

Bien entendu, la qualité du style, l'élégance, le sens des nuances n'auront pas été évoqués ce matin : ce sont pourtant des titres indéniables à être célébré, même officiellement, tant qu'il y aura une France, une histoire de France et une langue française.

Du reste la notoriété doit aussi jouer, à juste titre. Or, loin d'être un écrivain obscur, mineur, inconnu, Chardonne fut considéré en son temps comme l'égal de ses contemporains Mauriac ou Morand.

Il est quelque peu paradoxal d'évoquer un pareil homme de lettres sur le site d'un parti dirigé par Renaud Camus, écrivain d'avant-garde, lui, et sans le moindre atome crochu, me semble-t-il, avec l'auteur du Bonheur de Barbezieux. A moins qu'une vague filiation barrésienne ne finisse par les rapprocher (Barrès, mais le Barrès égotiste, ayant été le grand homme de Renaud Camus quand il avait 16 ans).

L'autre paradoxe est que pour ma part je n'apprécie pas trop que les écrivains que j'aime soient commémorés par l'Etat. Jaloux, j'aimerais tant les garder pour moi seul. Alors j'approuve les ignares et les sectaires qui s'activent pour
exclure Chardonne des célébrations officielles de 2018. Pour des raisons diamétralement opposées aux leurs. Qu'ils ne mettent pas leur doigts sales et leur conformisme étouffant et niais sur cet indépendant si élégant, nuancé, très peu concerné par la démocratie en art et ailleurs, encore moins par la demande sociale qui pèserait sur l'artiste.

Et pour finir, une des plus belles phrases de la langue française, écrite par le Chardonne revenu de tout des années 1950 : En ces jours incertains où l'on se dit que nous sommes les derniers d'une certaine famille humaine, j'ai mieux compris ce que signifie l'éphémère, l'instant présent dans sa lumière et son secret ; ces choses, d'autres encore, toutes périssables, me touchent plus que la vision, à mon idée, des temps futurs, morne durée, traînant l'humanité sans cesse refondue ; laquelle n'obtiendra rien que nous n'ayons déjà reçu : la vie et la mort, et quelques belles matinées de juin.
02 février 2018, 13:58   Servi
"A propos de happy few, on m’assure que j’aurai ma place parmi eux ; j’en doute. C’est un cénacle un peu ankylosé, des ingénus de bonne volonté, qui ne savent plus comment se débarrasser de leurs élus. Ils me diront : Nous voulons des purs, et, pendant quarante ans, vous avez été apprécié par des critiques nombreux qui tous sans exception employaient pour vous les adjectifs chers.
Ces derniers mots demandent une explication : jadis un écrivain avait le droit de faire insérer dans les échos du Figaro, quelques lignes le concernant, à un tarif connu. Un auteur s’étonna de la note qui lui fut présentée. On lui dit : « Vous avez employé les adjectifs chers. »"

Autre :

"Un écrivain aura du prestige s'il n'est pas lu, si on ne trouve ses livres nulle part, si on ne voit pas sa figure de mauvais acteur. C'est dans la nuit,que l'on atteint à une notoriété respectée. Elle ne vient pas d'un bas peuple. "Qui t'a fait roi ?""

Jacques Chardonne – Propos comme ça (1966)
03 février 2018, 20:20   Modianesque ou chardonnien ?
A propos d’auteurs « mineurs », je me suis souvenu d’une scène dans un roman de Modiano où Chardonne apparaît, sans toutefois être nommé mais un de ses livres. Retrouver un extrait de Modiano est toujours compliqué : on ne sait jamais exactement dans quel roman se cache tel passage que, pourtant, on n’a pas oublié. C’est tout l’art de cet auteur de laisser ainsi dans la mémoire de ses lecteurs des traces quasi oniriques.

Chose à laquelle je n’avais jamais songé, les romans de Chardonne produisent eux aussi cette sorte d’effacement avec persistances d’images, singulièrement dans le roman auquel il est fait allusion dans Des inconnues (1999) où j’ai finalement retrouvé la scène que j’avais en tête. La voici :

« A Lausanne, nous étions assis dans le hall d’un hôtel de l’avenue d’Ouchy, sans que je sache pourquoi. […] Sur une grande table, des piles de livres. Un homme très sec, aux sourcils épais et qui portait un nœud papillon, dédicaçait au fur et à mesure les livres à ceux qui se présentaient. […] Ce jour-là, à Lausanne, dans le hall de l’hôtel, Guy s’est levé et il a marché ainsi, parmi tous ces gens distingués. […] J’étais sûre qu’il avait bu. Et puis il est venu me chercher. Il m’a entouré l’épaule et il m’a entraînée jusqu’à la table où l’écrivain au nœud papillon dédicaçait son livre. Il en a pris un sur la pile. Ça s’appelait : Vivre à Madère […] L’écrivain, derrière sa table, était très entouré. Guy a feuilleté le livre. Il s’est penché :

- Vous pouvez me le dédicacer ?

L’autre a levé la tête. Il n’avait pas un visage aimable. Son nœud papillon était à pois.

- Votre nom ? a-t-il demandé sèchement.

Alors Guy lui a dit son véritable nom. Je l’entendais pour la première fois :Alberto Zymbalist. L’écrivain a froncé les sourcils, comme si la sonorité de ce nom lui déplaisait. Il a dit d’un ton méprisant :

- Voulez-vous me l’épeler ?

Guy a posé le livre ouvert sur la table et lui a plaqué une main sur l’épaule. L’écrivain ne pouvait plus bouger de sa chaise. Guy appuyait sa main de plus en plus fort sur son épaule et l’autre, en se courbant, le regardait, stupéfait. Guy lui a épelé le nom. Autour de nous, ils le considéraient tous avec inquiétude. Ils étaient prêts à intervenir, mais ils hésitaient à cause de la stature de Guy. L’autre a bien dû se résoudre à écrire la dédicace. De la sueur perlait à son front. Il avait peur. Guy a repris le livre, mais il appuyait toujours sa main sur l’épaule de l’écrivain. Celui-ci le regardait, l’œil dur, les lèvres serrées.

- Vous allez me laisser, monsieur ? a-t-il dit d’une voix sifflante.

Guy lui a fait un sourire gentil et il a relâché la pression de sa main. L’autre s’est levé. Pour se donner une contenance, il a rajusté son nœud papillon à pois. Il nous fixait d’un œil de vipère. J’ai eu peur qu’il appelle la police. Guy, après avoir consulté le titre du livre, lui a demandé en souriant :

- C’est beau, Madère ? »


J’ai donc relu Vivre à Madère et il m’a semblé, avec bien des différences, que ce roman ne manquait pas de parenté, pour le ton et l’ambiance, avec, justement, les romans de Modiano…On pourrait détailler.
04 février 2018, 16:59   Re : Modianesque ou chardonnien ?
Voilà quelqu'un de remis à sa place ; y cloué même ; c'est qu'il peut être sourdement violent, ce grand gauche de Modiano...
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