Suite à nos pérégrinations instructives sur la généalogie du couple Puissance-Raison dans le ciel de la fraternelle universalité.
Nous sommes en Chine occupée par les Mongols qui viennent par Kubilai Khan, petit fils de Gengis Khan, d'instaurer la première dynastie non chinoise en Chine, les
Yuan, en 1264, date de l'installation de la capitale de cette dynastie à l'emplacement de l'actuelle Pékin. L'empire de KK ne couvre pas tout le territoire de la Chine. Au sud du Yang-tsé, subsiste la dynastie chinoise des Song du Sud, riche, civilisée, et non sans puissance militaire. Sa capitale est à Hangzhou, terrain marécageux qui se prête mal aux évolutions de la cavalerie mongole. Les Song du Sud commercent avec le Japon, sans que Kublai Khan ne puisse imposer un blocus qui asphixierait cette puissance chinoise qui le défie. KK, qui possède alors sous sa domination la majorité des peuples connus (jusqu'aux frontières de l'Europe), se décide à attaquer le Japon, à envahir l'archipel. Il a conquis la Corée et va ne faire qu'une bouchée des Japonais, qui lui refusent jusqu'à une ambassade, et qui boudent toutes ses tentatives d'engager un dialogue. KK fait alors rédiger une lettre adressée à celui qu'il nomme avec insolence dans sa missive "le roi du Japon" (alors qu'il est empereur) dont une copie manuscrite a été conservée. Cette lettre est rédigée en chinois classique d'assez belle tenue (KK avait enrôlé à son service tout ce que le mandarinat servile pouvait compter dans les territoires occupés de lettrés et rhéteurs rompus à pareil exercice). Les collabos empressés ne manquaient pas. Les Coréens le fournissaient en soldats aguerris et en navires, la Chine en ingénieurs, mandarins et navires.
Cette lettre est couchée dans le ton particulier d'un
boss de la mafia qui s'enquiert des sentiments des patrons d'un clan rival dans l'intention guère dissimulée d'obtenir sa soumission. On se croirait dans les
Tontons flingueurs. On y lit que jusque-là, le roitelet japonais a cru bon d'ignorer sa puissance, de ne point s'avancer vers elle en vue d'une démarche de vassalisation pacifique.
Que voilà qui est fâcheux. Que monsieur le petit roi semble donner crédit aux médisances sur notre compte alors que, par exemple, nos amis coréens ne trouvent qu'à se féliciliter de la protection que nous leur accordons. Que par le passé le Japon a entretenu des relations respectueuses avec la Chine, que voilà que nous, parce qu'on est des Mongols, on n'y aurait pas droit ? tss tss pas bien ça.
Nous sommes en 1266. En Europe, la puissance, c'est, par exemple, la Venise de Marco Polo, lequel a visité le palais de KK et en était resté baba. Pour les Japonais, KK règne sur la
totalité, ou peu s'en faut, des terres connues. KK, c'est l'universel (la petite dynastie des Song tombera de toute façon, elle n'a, à cette date, plus que 12 ans à vivre). Il a les sciences et les arts a sa disposition. Il est entouré de conseillers de toutes les écoles de pensée et de spiritualité, dont des savants musulmans. KK pour tout dire, pratique une forme de multiculturalisme syncrétique très en avance sur son époque. KK, c'est Mme Merkel qui aurait du poil sur la poitrine et un goût immodéré pour les effusions de sang. Tous les savoirs du monde (astronomie, mathématique, architecture navale, médecine, agriculture, art de la guerre, art des explosifs et des trébuchets de siège, etc.) sont entre ses mains. KK va bientôt inventer le papier monnaie (pour financer ses expéditions contre le Japon), soit une première dans l'histoire de l'humanité. Le Japon est cuit d'avance. Toute velléité de résistance serait absurde, irrationnelle, risible.
Et voici cette lettre de deux pages (ci-dessous en facsimile), qui se conclut par ceci, qui surprend par sa
modernité, son côté dix-huitiémiste en diable, et même, disons le mot, son ton
humaniste :
四海為 家
不相通好豈一家之理
至 用兵夫孰所好
Article du Wiki japonais qui donne une version texte du facsimile
[
ja.wikisource.org]
四海 (si hai), soit "les quatre mers" autrement dit "les nations du monde"
為 (wei) la copule de prédication en classique : "sont"
家 (jia) famille, "une seule famille"
不相通好 bu xian tong hao :
si nous ne nous pénètrons (相通 xian tong) pas de cette pensée. 相 c'est la réciprocité et 通 désigne ce qui nous traverse
豈一家之理 qi yi jia ze li : 豈 (qǐ) exclamation déhortatoire en classique : "mais comment ?" ; 一家 (yi jia) ensemble ; 之 (ze) partitif et...
理 (li) la fameuse
raison autour de laquelle devait s'organiser la pensée en Occident comme autour d'un totem après le traité de Wesphalie. Nous avons donc sous ce terme chinois 理, notre
logique bien-aimée qui se confond dans ce moment de la lettre avec
l'Ultima ratio du chef mafieux.
Ce fragment peut se traduire par conséquent comme suit :
Les nations du monde sont une seule famille. Si nous ne nous pénétrons pas de cette idée, comment prétendre ensemble faire oeuvre de raison ?
Vient enfin la formule comminatoire d'usage qui conclut la lettre : 至 用兵夫孰所好 :
le recours à la force n'est souhaitable pour personne.
En résumé : la raison, mère (ou fille, ça dépend des écoles) de toute logique, est de nouveau invoquée en prémice à la guerre exterminatrice. La raison adossée à la science et à l'universalité, la raison arme de parole dont use la puissance guerrière et guerroyante. Comme en 1945
les justifications raisonnantes de l'usage de la bombe atomique sur le même Japon. La "modernité" des termes apparaissant dans cette lettre ne doit pas faire illusion : cette "modernité" est immuable depuis la nuit des temps :
multiculturalisme, universalisme proclamé, et bonnes intentions humanistes ne sont jamais que le faux nez que revêt le Puissant et l'Exterminateur depuis les origines de l'humanité. La "raison" est
sa raison. Rien de plus et rien de moins. Sa fonction est d'arraisonner, d'obtenir la soumission.
On connaît la suite à cette lettre. KK monta hâtivement une armada, alla en 1274 massacrer des populations japonaises de la petite île de Tsushima entre Corée et Japon, aborda le sud du Japon ensuite, tomba sur une résistance nippone inattendue à Hakata (l'actuelle Fukuoka sur la façade sud-ouest de Kyushu). En fut surpris. Amorça un repli tactique et vit son armada dispersée et envoyée par le fond sous les vents furieux d'un typhon en octobre. Il remit les couverts en 1281 : deux immenses flottes de 140000 hommes en tout venant du sud et du nord de la Chine convergèrent sur le Japon et bis répetita : maladie à bord, engagement infructeux contre les forces des shoguns complètement sublimées, et qui avaient édifié des défenses côtières entre temps, typhon destructeur, et perte de la flotte sino-mongole. Episode qui donna naissance à la notion de "zéphir des esprits" (
kami kaze), que firent leur certains aviateurs japonais face aux manoeuvres d'invasion de la flotte US sur leur archipel au XXe siècle.
La résistance résiste d'abord à la raison du plus fort. Elle force celle-ci à se relativiser dans l'histoire. Elle fait l'histoire en élargissant les hommes de leur enfermement dans les cercles logiques de la puissance.