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Un sage

Envoyé par Thierry Noroit 
10 juillet 2019, 15:52   Un sage
Le philosophe et professeur à la Sorbonne Jean-Louis Chrétien est mort récemment. J'ai rarement été aussi frappé par une notice nécrologique. Il faudrait remonter au suicide de Montherlant en 1972 pour éprouver un tel saisissement (pour d'autres raisons). Quelques extraits : ... car il était, le mot est faible, extraordinaire, littéralement hors du commun. Lui qu'un éloge trop soutenu aurait contrarié de son vivant, il nous faut le faire à présent qu'il n'est plus. Ce n'est pas assez de dire qu'il évitait les mondanités ; elles lui étaient parfaitement étrangères. Les fois qu'il s'est attablé à une terrasse de café ou rendu dans un cinéma peuvent se compter sur les doigts des deux mains. Il n'appréciait que les conversations en tête-à-tête, et n'était pas loin de penser qu'à trois dans une pièce, une personne était déjà de trop. Jusqu'à une date récente il n'eut ni poste de télévision ni téléphone portable et, quand il ne recevait pas un ami chez lui, il lisait le soir des romans qui le reposaient des essais plus âpres qu'il avait lus le jour. Hormis un séjour en Angleterre, un autre en Pologne et un dernier en Tunisie, il ne voyagea pas. C'est qu'il ne voyageait que trop à travers ses lectures. Il s'aperçut d'ailleurs que beaucoup partaient voir ailleurs ce qu'avec de bons yeux il était possible de voir sans quitter son lieu. Sa vie devait se tenir entre Paris et Dieppe, où il avait sa résidence secondaire. Enfin il n'eut jamais d'ordinateur et se servait de cahiers d'écolier à couverture rigide (...). Il était toujours habillé de semblable façon avec pour unique coquetterie de porter un chapeau quand il sortait. Et assurément il était d'un premier abord étrange. C'est que je n'ai jamais vu un homme qui était aussi indifférent à ce qui ne relevait pas du spirituel, ne voyant le corps lui-même que tout plein d'esprit. Il pouvait paraître négligé et j'en ai hélas surpris certains qui souriaient ; il suffisait pourtant qu'ils s'approchassent un peu de lui pour s'arrêter devant son élégance (...)

On trouve ce magnifique éloge dans Libération (eh oui) du 3 juillet 2019, sous la plume non pas d'un journaliste, on s'en doutait, mais de Camille Riquier, vice-recteur de l'Institut catholique de Paris.
11 juillet 2019, 00:20   Re : Un sage
Comme Libération et l'Église s'évertuent à rendre les pays indistincts, il n'y aura bientôt plus de raison de voyager en effet. Nous serons tous condamnés à devenir de purs esprits, sans le talent que je veux bien prêter à Jean-Louis Chrétien (un de ses livres m'était tombé des mains mais ça en dit plus sur moi que sur lui). Mais, en attendant, Dieu me garde d'une vie "jean-louis-chrétienne" (telle qu'elle est décrite du moins : "un homme qui était aussi indifférent à ce qui ne relevait pas du spirituel, ne voyant le corps lui-même que tout plein d'esprit" ... Brrrr....).
11 juillet 2019, 09:43   Re : Un sage
J’aime bien le « un de ses livres m’était tombé des mains mais ça en dit plus sur moi que sur lui ».
11 juillet 2019, 22:05   Re : Un sage
Méfions-nous des spirituels...

« Ce n'est pas l'homme qui a le moins d'esprit qui vit le moins par l'esprit.
Le pauvre d'esprit créa l'Esprit, création des pauvres d'esprit.
Et ce furent des "spirituels" qui créèrent ce qu'ils nommèrent la Chair... »

Paul Valéry - Choses tues
18 juillet 2019, 12:44   Re : Un sage
On trouve ce magnifique éloge dans Libération (eh oui) du 3 juillet 2019, sous la plume non pas d'un journaliste, on s'en doutait, mais de Camille Riquier, vice-recteur de l'Institut catholique de Paris.


C'est également dans Libération qu'on trouve, depuis des décennies, les articles denses et inspirés de Robert Maggiori sur la philosophie. Son hommage à Michel Serres est encore plus beau que celui de Mme Riquier au très regretté Chrétien : [www.liberation.fr]
20 juillet 2019, 19:11   Re : Un sage
Ah tiens...

« Confondre l’identité et l’appartenance est une faute de logique, réglée par les mathématiciens. Ou vous dites "a est a", "je suis je", et voilà l’identité ; ou vous dites "a appartient à telle collection", et voilà l’appartenance. Cette erreur expose à dire n’importe quoi. Mais elle se double d’un crime politique : le racisme. Dire, en effet, de tel ou tel qu’il est noir ou juif ou femme est une phrase raciste parce qu’elle confond l’appartenance et l’identité. Je ne suis pas français ou gascon, mais j’appartiens aux groupes de ceux qui portent dans leur poche une carte rédigée dans la même langue que la mienne et de ceux qui, parfois, rêvent en occitan. Réduire quelqu’un à une seule de ses appartenances peut le condamner à la persécution. Or cette erreur, or cette injure nous les commettons quand nous disons : identité religieuse, culturelle, nationale… Non, il s’agit d’appartenances. Qui suis-je, alors ? Je suis je, voilà tout ; je suis aussi la somme de mes appartenances que je ne connaîtrai qu’à ma mort, car tout progrès consiste à entrer dans un nouveau groupe: ceux qui parlent turc, si j’apprends cette langue, ceux qui savent réparer une mobylette ou cuire les œufs durs, etc. Identité nationale : erreur et délit. »
20 juillet 2019, 20:52   Distinctions
Les distinctions proposées, à supposer que j'ai bien compris, ne sont pas inintéressantes, mais elles ont le défaut de se heurter à la conversation courante, faite pour transmettre des informations, peut-être sommaires, mais qui paraissent décrire, aussi, une réalité, fixent un décor intelligible, en toute innocence. Michel Serres n'a donc jamais dit de quelqu'un qu'il était sénégalais, sans songer pour autant à "réduire" cette personne à "une seule de ses appartenances" ? J'en serais surpris.
21 juillet 2019, 11:03   Re : Distinctions
« Dire, en effet, de tel ou tel qu’il est noir ou juif ou femme est une phrase raciste » : cher Alain Eytan, avez-vous jamais dit de vous-même « je suis juif » ? Si oui, ce qui me paraît tout de même probable, êtes-vous raciste (à l'égard de vous-même, peut-être bien) ? Voilà qui me conforte dans l'idée que j'ai toujours eue de Michel Serres. Au reste, le constant sourire, toujours légèrement niais,qu'arbore cet homme-là, comme si la condition humaine était toute entière radieuse, le caractérise assez bien.
21 juillet 2019, 18:05   Re : Distinctions
» cher Alain Eytan, avez-vous jamais dit de vous-même « je suis juif » ?

Cher Marcel, oui ! encore que je me sois le plus souvent demandé ce que cela pouvait bien vouloir dire au juste, hormis le fait, bien sûr, d'être par là "consanguinement" conforme au réquisit élémentaire pour être ainsi qualifié, ce qui à la limite ne me concernait pas directement, puisque je n'y étais personnellement pour rien ; mais c'est une autre question...

Thomas Rothomago a je crois parfaitement raison : je ne vois aucune raison pour que l'acception strictement logique de la notion d'identité, qui n'est en fait que l'énoncé d'une tautologie de base qui ne nous apprend du reste absolument rien, soit la seule qui doive absolument prévaloir faute de quoi on dirait n'importe quoi : le sens c'est aussi l'usage, les façons particulières d'employer le mot dans des "jeux de langage" différents, et le langage courant ou ordinaire en est un, comme Serres je pense le sait parfaitement, aussi l'"identité" est également ce par quoi on peut être défini, comme traits caractéristiques et nombre de prédicats qu'on peut recevoir.
Donc, apparemment, l'empressement avec quoi Serres veut nier la pertinence sémantique des "appartenances" dans ce terme d'identité au seul profit de la pure logique n'a que peu à voir avec cette dernière, mais beaucoup plus avec une façon toute particulière de définir ce qui serait bien ou mal...
21 juillet 2019, 22:19   Re : Distinctions
Exactement. Ce qui fait de Michel Serres un idéologue (du Bien tel que l'entend l'air du temps) et non un philosophe. C'est bien ce qu'il m'a toujours semblé.
12 août 2019, 13:54   Re : Un sage
Le Michel Serres intellectuel public à succès ne doit pas faire oublier le Serres encyclopédiste, spécialiste de Leibniz et penseur de l'Infini. Deleuze en parle de ce Serres-là dans le verbatim de ce cours : [www2.univ-paris8.fr]
12 août 2019, 18:58   Les penseurs itinérants
Je me souviens d'un point de vue, rédhibitoire, exprimé par Renaud Camus à l'encontre de Deleuze, qui d'autre part était également jugé "intéressant" : « Il se tient mal ».
Tout ou presque est dit ; alors cette histoire d'invention du nouveau centre, d'invention du point de vue, pfuiii...
D'autant qu'en principe tous les points de vue se valent : on ne peut pas dire : « Mon point de vue est plus vrai que le tien... », il suffit de changer de place...
13 août 2019, 13:11   Re : Un sage
J'ai toujours bien aimé, au sens où il me fait rire, le mépris souverain des tenants de la philosophie analytique à l'égard des Deleuze, Foucault, Derrida et consorts. Philosophiquement nul, mais intéressant, à lire quand même, c'est distrayant ! Russell disait déjà cela de Hegel, puis Quine de Sartre, etc.
Deleuze se tenait mal, lui, un être charmant et drôle qui détestait plus que tout les "bons vivants" et la vulgarité ? J'ignorais que Renaud Camus avait écrit une telle chose.
13 août 2019, 13:21   Re : Un sage
Et donc Alain, la thèse d'Etat de Serres sur Leibniz, le primat de la géographie du cône et la sorte de perspectivisme qu'elle induit, tout ça, on s'en balance ? C'est intéressant à savoir, quand même, le lien avec ce perspectivisme et l'avènement du baroque...
Ah pour ma part je ne m'en balance certainement pas, et serais plutôt du genre sauvage sans foi ni loi qui mange à tous les râteliers, pourvu qu'on y trouve du bon...

Ce que vous dites de Quine débinant Sartre m'étonne quand même un peu, car le premier fut je crois un "analytique" plus fin et échaudé, revenu des prétentions un peu trop totalisantes des procéduriers ratiocineurs de première heure du Cercle, obligeant même Carnap (encore lui !) à récrire constamment ses livres parce que décidément, non, le monde ne pouvait se réduire à une construction logique aussi facilement que ça, pardi...
Quine est quand même, si mes souvenirs sont bons et pour le dire rapidement, celui qui avait pratiquement démontré qu'on pouvait rendre compte de diverses façons tout aussi cohérentes d'un même phénomène, ou des mêmes données sensorielles particulières, alors que ces systèmes descriptifs soient contradictoires entre eux.
Mieux encore, sa thèse de l'indétermination fondamentale de la référence implique en définitive, comme j'aime à dire, qu'on ne sait jamais exactement ce qu'on raconte, qu'on ne peut le savoir, et n'est jamais assuré de la délimitation sémantique précise des expressions utilisées, même quand elles semblent désigner des choses physiques ou vivantes, comme des lapins par exemple : s'il y a toujours plusieurs façons possibles de découper le monde en divers segments de réalité pertinents pour nous, et autant de diverses modalités schématiques de les décrire, alors l'ontologie de Sartre, qui n'était tout de même pas, intellectuellement parlant, le dernier des balourds, doit y avoir sa place, me dis-je...
13 août 2019, 19:19   Re : Un sage
Voilà l'extrait d'une interview de Quine donnée au Monde auquel je songeais en l'ouvrant plus haut : "De Sartre, j'ai bien aimé une pièce, le Diable et le Bon Dieu. Mais le peu que j'ai lu de ses écrits philosophiques me rappelle Hegel. De Hegel, je dirai qu'il est, pour moi, désespérément obscur et inintelligible, et de l'existentialisme, lorsque j'arrive à le comprendre, qu'il me paraît d'une banalité absolue."
13 août 2019, 19:29   Re : Un sage
Hélas, c'est assez décevant...
13 août 2019, 20:09   Re : Un sage
À l'instar du reste de l'entretien, à sa relecture.
13 août 2019, 20:33   Re : Un sage
Bon, quand on se rappelle ce que pensait Freud du surréalisme et de Breton, Nabokov de Faulkner ("chroniqueur de cultivateurs de maïs"), R. Camus de Nougaro ("vulgaire"), de Deleuze et de Thomas Bernhard ("ne cesse de renifler comme un malotru" ou quelque chose comme ça), Wittgenstein de Kant ("chiant", alors que dans un autre registre il vénérait quelqu'un comme Gottfied Keller, qui m'a assez ennuyé), après tout il est normal qu'on ne s'y retrouve plus.
Et puis chacun ne pense en définitive qu'à sa grosse tête, comme dirait la "sagesse des nations"...
13 août 2019, 21:08   Re : Un sage
C'est en effet curieux, les rapports qu'entretiennent entre elles les grandes puissances cérébrales. Deleuze, encore lui, déclare ds un cours avoir toujours trouvé Descartes terriblement ennuyeux, ce qui ne l'empêche pas, ailleurs, ds Qu'est-ce que la philosophie, d'interpréter de façon audacieuse le cogito, en traçant une identité de Cuse-Descartes-Dostoïevski autour du "personnage conceptuel" de l'Idiot !
14 août 2019, 21:15   Re : Un sage
"R. Camus de Nougaro ("vulgaire")",

Nougaro, vulgaire ?! À ben ça alors.

Pour une fois rions avec Bedos : Il faut tendre l'oreille

Sans le son, des extraits :

Le poète

Je suis poète. La poésie n'est pas un métier pour moi
C'est une profession. De foi.
J'ai foi en moi
Et comme je bois
J'ai foi dans mon foie.
J'aime les femmes
J'aime LA FEMME
L'homme singulier que je suis et la femme plurielle
Qui me hèle
Sont l'irremplaçable thème
Qui rime avec je t'aime
Contrairement à Charles Baudelaire
Mon frère
Mes ailes de géant n'entravent nullement ma démarche
Car il y a beau temps que j'ai renoncé à l'atterrissage
Le septième ciel est mon royaume

Poète, je vis, poète, je meurs
Mais comme l'affirme l'ironique littérateur
N'en jetez plus
Il ne faut pas poéter plus haut que son cul."
15 août 2019, 17:39   Pluralité des points de vue
» ce qui ne l'empêche pas, ailleurs, ds Qu'est-ce que la philosophie, d'interpréter de façon audacieuse le cogito, en traçant une identité de Cuse-Descartes-Dostoïevski autour du "personnage conceptuel" de l'Idiot !

Audacieuse, sans aucun doute : dire que j’ai toujours pensé que le prince Mychkine réalisait l’un des plus retentissants fiascos métaphysiques de la littérature, un véritable désastre, par la tentative complètement avortée et catastrophique d’introduire un élément d’absolu dans la finitude de notre monde.
La morale de cette navrante histoire, pour autant qu’on envisage cela de façon aussi naïve et "idiote", était claire : le mélange d’éléments chimiquement, spirituellement purs avec la matière humaine imparfaite et corruptible était explosif et trop dommageable, à proscrire impérativement, et les hommes ne pouvaient s’instituer maîtres et régents absolus d’eux-mêmes, et du reste, sans aller droit dans le mur : que chacun reste à sa place, et la partialité des points de vue était impraticable sans ordre préétabli et à bonne distance.

Alors que le cogito cartésien, c’était exactement le contraire : la réintroduction de l’absolu dans le point de vue, précisément, en trouvant l’axe de soutènement sur quoi devait être refondé le monde après l’action érosive du doute, par la certitude strictement, intellectuellement humaine de la saisie réflexive du sujet par lui-même : Dieu même semblait pour ainsi dire réinstitué dans ses fonctions par le magistère du sujet dorénavant démiurge.
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