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Envoyé par Henri Bès 
25 juin 2018, 09:35   Citation
Essai de Su Dongpo (1037-1100) sur l'échec du réformateur Chao Cuo (200-154 av.J.C.)

Parmi les malheurs dans un empire, le plus insurmontable est quand on s'accorde pour dire que la paix règne, qu'il ne se passe rien, alors qu'en fait il y a des dangers qu'on ne jauge pas. Si l'on reste assis à regarder les changements sans rien faire, il est à craindre qu'on en arrive à l'irréparable. Si l'on se dresse et qu'on s'efforce d'agir, comme l'empire est supposé être alors en paix, on ne vous croit pas. Seuls des hommes de bien empreints de droiture et des responsables héroïques peuvent alors se manifester pour faire face aux grandes difficultés qui s'annoncent et essayer de faire preuve de grands mérites. Mais ce n'est certes pas ceux qui s'efforcent à tout prix en un temps très court de se faire un nom qui en sont capables.

Su Dongpo, Sur moi-même, anthologie préparée et traduite par Jacques Pimpaneau, p. 163, Picquier poche, 2017.. La qualité du français laisse un peu à désirer dans cette traduction des essais.
25 juin 2018, 12:30   Re : Citation
Merci à vous cher Henri Bès. Vous me donnez envie de me replonger dans ces choses. Cette période (les Song du Nord) est au plus haut point pertinente à notre Europe contemporaine.

Je reproduis ci-dessous le texte original du 蘇軾的晁錯論.
蘇軾 (Su Shi) est le nom de lettré de Su Dongpo le poète et 晁錯 celui de Chao Cuo. Or ce cuo donné ici par le deuxième caractère de ce nom a les mêmes son et graphie que 錯 qui signifie erreur, ou faux. Si bien que nous sommes en présence d'une dissertation ou thèse 論 (lùn) sur Chao Cuo qui se trouve être par jeu de mot métaphorique une dissertation sur les erreurs !

Un peu comme si cet essai s'intitulait Ce dont Chao Cuo est le nom. Et quand on sait que le premier caractère du nom de Chao Cuo (soit chao 晁) désigne (quasi-pictographiquement) le lever du jour, on comprend que c'est d'une dissertation sur l'erreur originelle qu'il est question sous la plume (ou le pinceau) de Su Shi.

Chao Cuo en devient un pré-texte historique autant qu'instrument onomastique de discours sur le vrai.

Mon livre de chevet actuel étant le Traité sur la réforme de l'entendement, cette méditation de Su Shi (où il est question dans la quête du bien véritable de se détourner des honneurs, notamment) produit une résonance particulière.

天下之患,最不可為者,名為治平無事,而其實有不測之憂。坐觀其變而不為之所,則
恐至於不可救。起而強為之,則天下狃於治平之安,而不吾信。惟仁人君子豪傑之士,為能出身為天下犯大難,以求成大功。此故非勉強期月之間,而苟以求名之所能也。
  
天下治平,無故而發大難之端;吾發之,吾能收之,然後有辭於天下。事至而循循焉欲
去之,使他人任其責。則天下之禍,必集於我。
  
昔者晁錯盡忠為漢,謀弱山東之諸侯,山東諸侯並起,以誅錯為名。而天子不之察,以
錯為之說。天下悲錯之以忠而受禍,不知錯有以取之也。
  
古之立大事者,不惟有超世之才,亦必有堅忍不拔之志。昔禹之治水,鑿龍門,決大河
而放之海。方其功之未成也,蓋亦有潰冒衝突可畏之患。惟能前知其當然,事至不懼,而徐為之圖,是以得至於成功。
  
夫以七國之強,而驟削之,其為變豈足怪哉?錯不於此時捐其身,為天下當大難之衝,
而制吳、楚之命,乃為自全之計,欲使天子自將而己居守。且夫發七國之難者誰乎?己欲求其名,安所逃其患?以自將之至危,與居守至安;己為難首,擇其至安,而遺天子以其至危,此忠臣義士所以憤怨而不平者也。
  
當此之時,雖無袁盎,錯亦未免於禍。何者?己欲居守,而使人主自將。以情而言,天
子固已難之矣,而重違其議。是以袁盎之說,得行於其間。使吳、楚反,錯以身任其危,日夜淬礪,東向而待之,使不至於累其君,則天子將恃之以為無恐,雖有百盎,可得而間哉?
  
嗟夫!世之君子,欲求非常之功,則無務為自全之計。使錯自將而討吳、楚,未必無功
,惟其欲自固其身,而天子不悅。奸臣得以乘其隙。錯之所以自全者,乃其所以自禍歟!
25 juin 2018, 12:50   Re : Citation
Je donne ci-dessous le texte de Pimpaneau, couché en français "moderne", précédé des propositions chinoises de Su shi:


天下之患,最不可為者,名為治平無事,而其實有不測之憂。
Parmi les malheurs dans un empire, le plus insurmontable est quand on s'accorde pour dire que la paix règne, qu'il ne se passe rien, alors qu'en fait il y a des dangers qu'on ne jauge pas.

坐觀其變而不為之所,則 恐至於不可救
Si l'on reste assis à regarder les changements sans rien faire, il est à craindre qu'on en arrive à l'irréparable.

起而強為之,則天下狃於治平之安,而不吾信
Si l'on se dresse et qu'on s'efforce d'agir, comme l'empire est supposé être alors en paix, on ne vous croit pas.

惟仁人君子豪傑之士
Seuls des hommes de bien empreints de droiture et des responsables héroïques

為能出身為天下犯大難,以求成大功
peuvent alors se manifester pour faire face aux grandes difficultés qui s'annoncent et essayer de faire preuve de grands mérites.

此故非勉強期月之間 而苟以求名之所能也
Mais ce n'est certes pas ceux qui s'efforcent à tout prix en un temps très court de se faire un nom qui en sont capables.

Il serait intéressant de discuter des choix de langue de cette traduction, qui, très personnellement, ne me satisfont pas du tout mais, comme il est de bon ton de déclarer dans le milieu de la sinologie française, nous nous contenterons, pour le moment, de dire que "cette traduction a le mérite d'exister", même si elle n'est probablement pas la première dans une langue occidentale, à en juger par ses anglicismes.
25 juin 2018, 13:03   Re : Citation
Pour ceux qui s'intéressent à cette langue, je reproduis ci-dessous les quatre lignes du texte cité supra, "traduites" en chinois moderne (et toujours en graphies traditionnelles). Chaque terme de pondération sémantique s'en trouve redoublé d'un déterminant, d'où le foisonnement (doublement de volume en moderne par rapport au classique).

Deux exemples : 測 dans l'original, que Pimpaneau traduit par "jauger" devient 預測, et 憂 (rendu en "dangers" par Pimpaneau), devient 憂患 en moderne. Le moderne "bavasse" comme une pipelette. Il est atteint du mal de l'explicitation, il est touché (comme moi en cet instant), par la fièvre pédagogique.

天下間的患難,最難處理的是︰表面看來太平盛世,背後其實有不可預測的憂患。冷眼旁觀變化發生而不作出適當的安排,則恐怕爆發起來無可挽救;若要強行處理,則天下人已習慣於太平安穩的現狀,不會相信我們。惟獨仁人君子豪傑,能挺身而出,為了天下而甘冒巨大的困難,以求成就偉大的功業。這並非苟且求名的人,勉強在短時間內辦得到的
25 juin 2018, 14:35   Re : Citation
Merci de vos remarquables messages. J'espère qu'il se trouvera un sinologue pour les apprécier. Pimpaneau est plus heureux dans ce petit volume, quand il traduit les anecdotes ou les poèmes de Su Dongpo, en vers ou en prose. Ici son français est un peu pâteux, je trouve.

Est-ce que Chao Cuo, "origine de l'erreur", est le vrai nom du personnage historique dont il est question ? Ou bien l'a-t-on rebaptisé à son exécution, comme en Egypte ancienne : quand un haut fonctionnaire était disgracié, on l'appelait "Haï d'Amon', "Honte de Thèbes", "déchet du Nil" ou autres noms d'oiseau ?

Ce paragraphe m'a beaucoup frappé par ses échos possibles avec notre présent. Le Journal de Renaud Camus montre avec assez de clarté comment les hommes conscients des dangers qui nous menacent s'entredéchirent au lieu de s'allier, faisant passer leur glorification personnelle avant la civilisation qu'ils prétendent défendre. Telle ne fut pas l'erreur de Chao Cuo, à qui l'essayiste reproche d'avoir d'abord pensé à sa sécurité après avoir créé une situation dangereuse. Donc rien à voir. Mais quelles analogies voyez-vous entre notre présent et la fin de la période des Song du Nord ? En ce qui me concerne, je reste sous le charme du Palais des Nuages de Patrick Carré que je viens de finir : ça n'a rien d'un livre d'histoire.
25 juin 2018, 15:17   Re : Citation
Je crois que bien oui, c'était son vrai nom. Mais ce n'est pas "origine de l'erreur" mais bien "erreur originelle".

Le "chao" de la première syllabe de son nom existe dans une autre graphie dite "originelle", qui est celle-ci :鼂

C'est avec cette graphie que le Wikisource chinois donne la dissertation traduite par Pimpaneau :
[zh.wikisource.org]

鼂 est une graphie un peu inhabituelle aujourd'hui, on y voit aussitôt le "signe de la tortue" et les dictionnaires la donnent comme le nom d'un "batracien non identifié" (le Grand Ricci)

Donc, ce lettré qui vécut entre 200 et 154 avant notre ère, sous la dynastie des Hans de l'Ouest, fut conseiller de l'empereur Wen Ti (180-157 A.C.). Avec Chia I, il proposa de réduire la puissance excessive et princes et critiqua la politique d'apaisement envers les Hsiung-nu (tribus d'Asie centrale aussi dénommés Xiong Nu en lesquelles certains historiens croient reconnaître les Huns).

La congruence de l'époque de Chao Cuo avec celle des Songs du Nord de l'époque de Su shi (11e siècle) est évidente : Les Songs du Nord étaient divisés sur l'attitude à adopter face aux Mongols d'Asie Centrale comme l'avaient été les Hans de l'Ouest face aux Hisung-nu et la tentation d'une politique d'apaisement fut la même dans les deux cas, doctrine de l'apaisement qui voulait que les douceurs de la civilisation finiraient par amolir et convaincre les barbares de ne la point abolir, et avoir raison de leur agressivité envieuse. Chao Cuo critiqua cela, il eut bien tort de le faire puisqu'il finit exécuté sur l'ordre de Chen Ti.

Vous me demandez quelle pertinence cela peut-il avoir avec notre époque. Tournez-vous vers l'actualité du jour, celle d'une Europe pourrissante avant que d'être dont les principaux dirigeants sont convaincus que oui, l'intégration du Barbare à nos douceurs est possible et souhaitable, politique dont les effets calamiteux se constatent déjà à Paris, Rome, Bruxelles ou Berlin, mais aussi dans les harangues de plus en plus menaçantes d'un Erdogan.

Dans les deux époques chinoises visées ici (Hans de l'Ouest et Songs du Nord), les Barbares ne furent jamais adoucis et l'empire chinois finit par s'effondrer dans le cataclysme et l'anéantissement avant de renaître de ses cendres un siècle et demi plus tard : avec les Hans de l'Est puis, bien plus tard les Tangs dans la basse antiquité et le haut Moyen-Age chinois; avec les Mings après la fin des Mongols à l'aube de l'ère moderne.
25 juin 2018, 15:37   Re : Citation
Problématiques parallèles, et symétriques avec la nôtre aujourd'hui face à l'islam de conquête :

Le Wikipédia français sur les Xiongnu (qui préoccupaient Chao Cuo et les Hans antérieurs ou "Hans de l'Ouest") :

[fr.wikipedia.org]

La malheureuse dynastie des Songs du Nord de Su Shi dissertant sur Chao Cuo, en butte avec les Khitans de la dynastie Liao au Nord-Est et les Tangoutes de la dynastie des Xia occidentaux au Nord-Ouest :

[fr.wikipedia.org]
25 juin 2018, 20:57   Re : Citation
Oui, cher Francis, c'est bien ce que je pensais. Le limite de l'analogie réside, je crois, dans le fait qu'on ne peut comparer la culture chinoise de l'époque Song, prodigieuse à bien des égards, et ce qui demeure aujourd'hui de la civilisation européenne. Cette dernière, je m'en rends compte en vous lisant, érige la haine de soi en principe tout en manifestant de la confiance en ses vertus assimilatrices.
25 juin 2018, 21:40   Re : Citation
Notre culture continue d'être prodigieuse à bien des égards. Mais la confiance en sa valeur s'est évaporée de nos sociétés, le spectacle donné il y a trois jours à l'Elysée l'atteste encore s'il en était besoin.

Les limites de cette analogie ne sont pas non plus à chercher dans la séquence chronologique, qui ne trouble aucunement cette symétrie : la dynastie Song, celle de Su Shi, luttait contre la barbarie et contre elle-même dans le 11e siècle de notre ère, soit quelque 1200 ans après la première fondation impériale (-221) ; la nôtre est aux prises avec son mal dans un moment de sa chronologie comparable à celui-là, soit douze siècles environ après la fondation de l'empire de Charlemagne (et son couronnement par Léon III), premier empire de l'Occident christianisé.

Il y a une horloge universelle des civilisations. Dire qu'elles sont toutes mortelles ne suffit pas, et n'est pas non plus exact, puisque les plus grandes renaissent.
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