« Depuis quand l'absence de guerre déclarée ou d'événements (globaux) sanglants serait-il la mesure ou disons la seule mesure du bonheur des peuples et de chaque individu en particulier ? Cela n'a évidemment strictement rien à voir. »
À propos de boules Quiès, cher Thierry, avez-vous déjà essayé les bouchons d'oreilles suisses de marque
Ohropax (classic) ? je les recommande, ils sont incomparables, c'est ce que j'utilise, mais uniquement pour dormir.
La question que vous soulevez est une des plus difficiles qui soient : dans quelle mesure les conditions objectives déterminent le degré de satisfaction (subjectif) qu'on éprouve de sa vie ? il n'y a évidemment pas de réponse facile ou évidente à ce genre de questions, mais notez quand même qu'à vouloir trop dissocier les premières du second (les conditions objectives du plaisir de vivre), il n'y a en réalité plus aucune raison de considérer qu'un quidam (pas vous) ne puisse être au moins aussi heureux et content de vivre, voire plus, entouré d'Africains parlant fort au téléphone (il n'y a pas que les Africains qui hurlent au téléphone, du reste), aussi heureux donc qu'un poilu moyen dans sa tranchée, entouré des siens et entendant le sifflet, avant que la statistique et les grands nombres le rattrapent s'entend, car il va sans dire que si c'est un homme jeune dans sa vingtaine, il aura pratiquement 30 pourcent de "chances" de n'en pas revenir, sans parler des blessures graves, des amputations et du cassage de gueule, toutes circonstances qui auraient une certaine incidence sur la joie de vivre et peuvent vous saper le moral.
Comme Francis nous a informé qu'il y aurait
un égorgé par jour (?? (parmi une moyenne d'environ 800 homicides annuels recensés, je crois)), je n'hésite pas à mettre en avant, à titre de comparaison, le désastre de 14-18, épicentre de la période troublée et assurément peu tranquille ayant précédé le début de la "grande invasion" (laissons de côté l'épisode 39-45 et les nazis, pourtant ennemis des métissages), désastre dans quoi, nonobstant, dans la tourmente, les famines, les deuils et le colossal gâchis humain, il y eut également des hommes heureux, c'est indéniable.
Vous avez bien compris que ce que je voulais avant tout révoquer en doute, ou du moins questionner, c'est ce qui me semble relever proprement du mythe selon lequel "le temps d'avant l'invasion" figurait une sorte d'âge d'or où il faisait incomparablement bon vivre, où la vie était douce, les gens adorables, les chiens aphones, les dieux même infiniment plus cléments envers les peuples peu mélangés, et où même, a-t-on parfois l'impression, le sens de la vie eût été plus accessible : historiquement, semble-t-il, eu égard à ces damnées "conditions objectives" dont nous essayons tous de nous abstraire avec un succès relatif, c'est faux, ce serait même de façon significative plutôt le contraire, et mon maître à penser Serres me paraît avoir sur ce point, malgré tout, plus raison que tort, bien que je n'abonderais pas tout à fait non plus dans le mythe opposé qui fait mine de croire si benoîtement au paradis contemporain sur terre.
Ce que pensait Musil de la question du bonheur personnel...
« Tout homme dispose d'une méthode de ce genre pour interpréter le bilan de ses impressions en sa faveur, afin que s'en dégage, si l'on peut ainsi parler, le minimum vital de plaisir quotidien considéré généralement comme tel. Le plaisir de vivre peut même consister en déplaisir ; ces différences de matériau n'ont aucune importance. On sait bien qu'il est des mélancoliques heureux comme il est des marches funèbres flottant aussi légèrement dans leur élément qu'une danse dans le sien. Sans doute peut-on même affirmer, inversement, que nombre d'hommes joyeux ne sont pas du tout plus heureux que les tristes, parce que le bonheur est un effort comme le malheur ; ces deux états correspondent à peu près aux deux principes du plus lourd et du plus léger que l'air. Mais une autre objection vient tout naturellement à l'esprit : les riches n'auraient-ils pas raison, de qui l'immémoriale sagesse veut que les pauvres n'aient rien à leur envier, puisque l'idée que l'argent des riches les rendrait plus heureux n'est qu'une illusion ? Cet argent leur imposerait simplement l'obligation de choisir un nouveau système de vie dont les comptes de plaisir ne boucleraient jamais, au mieux, qu'avec le même petit bénéfice de bonheur dont ils jouissaient déjà. Théoriquement, cela signifie qu'une famille de sans-logis, si la plus froide des nuits d'hiver ne l'a pas glacée, se trouvera aussi heureuse aux premiers rayons du soleil, que l'homme riche obligé de quitter son lit chaud ; et pratiquement, cela revient à dire que tout homme porte avec patience, comme un âne, la charge qu'on lui a mise sur le dos ; car un âne est heureux qui est plus fort que sa charge, ne fût-ce que de très peu. C'est là, en réalité, la définition la plus solide qu'on puisse donner du bonheur personnel, du moins aussi longtemps que l'on considère l'âne isolément. »
Robert Musil -
L'Homme sans qualités, traduction de Philippe Jacottet