Encore deux remarques sur l'interprétation pour le moins partiale d'Emmanuel Faye : au début de l'article de Leroux, celui-ci cite le commentaire de Faye concernant le passage de Heidegger relatif au "non-mourir" des détenus des camps :
« C’est intentionnellement qu’au début de son texte il n’emploie jamais le mot « homme »
à propos des victimes des camps d’anéantissement. Heidegger prétend en effet que ne « peut » mourir que celui auquel « l’être » en a donné le « pouvoir » : celui qui est dans
« l’abri » de l’« essence » de l’être. Ceux qui ont disparu dans les camps d’anéantissement
ne pouvaient pas être ainsi « sauvés » par l’« être ». Ils n’étaient pas des « mortels », ils
ne sont donc pas des hommes. »
Toute la question est alors de savoir pourquoi "ils ne sont pas des hommes" : est-ce parce qu'ils ne l'ont jamais été, par essence, comme Juifs, pense-t-on que pense Faye, donc ? ou bien du fait de ce qu'il ont subi dans les camps, de la méthode même de l'extermination, d'avoir été traités en effet comme des poules ou du bétail, voire du colza, comme des choses et non des hommes ?
Il est curieux que Faye ne relève même pas que dans ce passage Heidegger ne dénie pas la dignité du "mourir", et donc d'être des hommes, aux seuls exterminés des camps nazis, mais réserve la même condition aux Chinois, qui ne font que "périr" : « sans cela – des millions périssent aujourd’hui en Chine. »
On ne peut alors que se poser la question : Heidegger considérait-il également les Chinois comme des moins que des hommes, des sous-hommes pour tout dire, par nature ?
Ce qui m'amène à la seconde remarque et à l'article de Rastier, à propos de quoi il sera notamment question de l'"élément asiatique" justement, article qui pour ma part commence très mal : Rastier prend d'emblée pour argent comptant et considère comme acquise la lecture de Faye, ce qui est rédhibitoire pour la suite :
« Cependant, la publication en 2001 du volume qui contient les tomes 36/37 des Œuvres complètes (Gesammelte Ausgabe, désormais GA), rend désormais impossible cette dissociation : Heidegger y formule par exemple dans Sein und Wahrheit (Être et Vérité) le programme de « l’extermination totale » de l’ennemi intérieur [« mit dem Ziel der völligen Vernichtung », p. 91], tout en donnant une définition raciale de la vérité. Cette publication, programmée par le Maître lui-même, intègre pleinement à son œuvre philosophique ce genre de programme »
Ainsi formulé, sans plus de précisions, on se dit en effet que c'est foutu, si dès 1934, avant même que les nazis eux-mêmes n'eussent clairement conçu la chose, Heidegger annonce la couleur...
Gérard Guest remet tout de même cela dans son contexte, enfin, dans un contexte :
« Mais pour peu que l’on s’y rapporte pour en juger par soi-même, on ne manque pas de s’apercevoir : qu’il s’agit là d’une interprétation du célèbre fragment d’Héraclite sur le « polémos », donc de la « guerre » — « der Krieg » — ou du « combat » — « der Kampf » —, conçus comme le rapport de fond (« ontologique ») de l’homme « au monde », à « l’étant dans son ensemble » et « à l’Être » ; et qu’il s’y agit plus particulièrement du « peuple grec » dans son rapport immémorial d’intime « confrontation » avec l’élément «asiatique» : « das Asiatische » ; que la « souche originairement germanique », dont il est effectivement question dans le Cours, n’est donc autre que celle du « fonds » historique et culturel (et non pas « racial ») «indoeuropéen» à l’égard dudit « élément asiatique » ; enfin : qu’il s’agit là, en dernière instance, de l’intense, féconde et inépuisable opposition discernée par Nietzsche au coeur même du classicisme grec, dans son Origine de la tragédie, entre l’élément « apollinien » et l’élément « dionysiaque »… Ce dont Emmanuel Faye se garde bien de rendre compte, préférant visiblement orienter son lecteur en direction de tout autres associations d’idées… »
Bref, là encore, à mes yeux tout du moins, rien de probant, de définitif, et reste quand même ce qui constitue pour moi l'objection majeure : si Heidegger avait été si évidemment le nazi convaincu, enthousiaste et antisémite que certains prétendent, au plus total diapason de la doxa national-socialiste relative à l'absolue primauté du Volk défini bio-racialement, pourquoi diable ne s'était-il pas épanoui et n'avait-il prospéré, dans un milieu si propice, surtout s'il est établi que Heidegger avait en effet certains préjugés au moins antijudaïques ? Pourquoi ce divorce si rapide, et si tôt — et la méfiance qui s'ensuivit, la surveillance et la sorte d'ostracisme dont il fut l'objet, quand d'autre part, un personnage comme Heidegger jouissait déjà d'une grande renommée, et aurait pu être choyé par les (vrais) nazis comme un atout et une caution intellectuelle, voire morale ?