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Le plaidoyer d’Alain Finkielkraut pour une «écologie poétique» [avec citation de Renaud Camus]

Envoyé par Rémi Pellet 
[premium.lefigaro.fr]

TRIBUNE - L’Académicien critique une écologie qui, laissant carte blanche aux techniciens, aggrave la dévastation dans sa façon même d’y porter remède». Il invite à respecter l’apparence sensible de la France et l’esthétique.
On ne saurait nier la gravité du changement climatique ni l’urgence qu’il y a à préserver notre monde, reconnaît l’auteur d’«Un cœur intelligent». Le progrès, célébré par les temps modernes, est devenu incontrôlable. Mais, si les faits donnent raison à l’écologie, la science ne saurait être son seul langage, sous peine de provoquer à son tour d’autres catastrophes, juge l’écrivain. L’écologie ne doit pas perdre de vue la beauté de la nature, célébrée par les poètes. Lutter contre le réchauffement climatique ne justifie pas de défigurer le paysage par des éoliennes et de se mettre au garde à vous devant des injonctions puériles. Ce texte est le fruit d’une intervention publique d’Alain Finkielkraut le 4 août dernier à Erbalunga, en Corse, en compagnie de Régis Debray.
Comme le remarque le poète et penseur Octavio Paz, chaque société repose sur un nom, véritable table de fondation. Le nom partage le monde en deux: chrétiens/païens ; musulmans/infidèles ; nous et les autres. Notre société aussi partage le monde en deux: le moderne/l’ancien. C’est la même chose et c’est très différent. Nous sommes les premiers qui, au lieu de proposer un principe atemporel, donnons comme idéal universel le temps et ses changements. Notre civilisation n’est pas statique, mais historique. Elle parle au futur. Elle regarde devant elle. Elle se conçoit non comme essence, mais comme devenir et comme projet: le projet défini au XVIIe siècle par Descartes et Bacon de se rendre maîtres et possesseurs de la nature pour vaincre les fatalités et les misères de l’humanité.
Cette entreprise a quelque chose de grandiose, et, aussi critique que l’on puisse être, on ne doit jamais oublier l’hommage qui lui est rendu dans Middlemarch, le chef-d’œuvre romanesque de George Eliot: «Caleb Garth hochait souvent la tête en méditant sur la valeur, sur l’irremplaçable puissance de ce labeur aux myriades de têtes et de mains grâce auxquels le corps social se trouve nourri, vécu et logé. Cette force s’était emparée de son imagination dès l’enfance. Les échos du gigantesque marteau fabriquant un toit de maison ou une quille de navire, les signaux que se lancent des ouvriers, le ronflement des fourneaux, le bruissement tonitruant des machines formaient à ses oreilles une musique sublime ; l’abattage et le chargement du bois de construction, l’énorme tronc vibrant comme un astre au loin sur la grand-route, la grue fonctionnant sur le quai, les marchandises entassées dans les entrepôts, la variété et la rigueur des efforts musculaires déployés chaque fois qu’une tâche précise devait être accomplie, tous ces spectacles de sa jeunesse avaient agi sur lui comme la poésie sans l’aide des poètes ; il lui avait constitué une philosophie sans l’aide des philosophes. Sa première ambition avait été de prendre une part aussi active que possible à ce labeur sublime, auquel il conférait une dignité particulière en le désignant comme “les affaires”.»
Convertie à l’écologie, la science sera d’un grand secours, mais pour que la Terre demeure habitable, il ne faut pas lui concéder le monopole du vrai
Ce qu’il y a de sublime dans ce labeur, c’est l’effort concerté pour que la Terre ne soit plus une vallée de larmes. Les bienfaits du progrès méritent notre gratitude. Mais, aujourd’hui, la terre crie grâce et le ciel fait n’importe quoi. Plus les machines sont performantes, plus l’avenir s’assombrit. De conquérant, le progrès devient incontrôlable. Tout fonctionne, et en même temps tout se dérègle, tout dépend de l’homme, même la météo, et rien ne va comme il veut.
Le 25 juillet dernier, le journal suisse Le Temps titrait: «L’homme a créé un monstre climatique». Le monde a déjà connu, dans le passé, des phénomènes de réchauffement ou de refroidissement, mais ils étaient régionaux, celui-ci est global, et aucun facteur naturel ne l’explique. Les activités humaines en sont la cause. Avec leur volonté d’approprier la Création à l’humanité, les Temps modernes s’étaient placés sous le signe de Prométhée, mais maintenant qu’ils créent des monstres, c’est la figure du docteur Frankenstein qui vient à l’esprit. Et, sous l’éclairage de la menace, l’écologie, qui a été longtemps une affaire d’hurluberlus, s’invite dans l’agenda politique de la gauche, de la droite et du «en même temps». Même les progressistes se demandent comment maîtriser notre maîtrise et s’attachent à réparer les dégâts du progrès. Ils cherchent des alternatives aux énergies polluantes. D’où leur enthousiasme pour les éoliennes. C’est le moyen, disent-ils, de ralentir le réchauffement climatique, en limitant l’émission de gaz à effet de serre. Et les chiffres leur donnent raison.
Seulement voilà: les chiffres ne sont pas tout, il y a aussi l’inquantifiable: le visage des choses, les apparences avant leur traduction mathématique, la réalité telle qu’elle s’offre au regard. Convertie à l’écologie, la science sera d’un grand secours, mais pour que la Terre demeure habitable, il ne faut pas lui concéder le monopole du vrai. «Les éoliennes poussent partout comme des champignons, écrit Renaud Camus. Rien n’est plus désespérant pour l’homme que ces pales tueuses d’oiseaux. Elles lui disent qu’il est cerné, qu’il n’y a plus pour lui d’échappatoires, plus d’absence, plus de transcendance, plus de hauteurs où plus présents sont les dieux. Et c’est sa propre espèce qui lui impose cette incarcération. (…) Les agenceurs de cette épouvante prétendent qu’ils ne dressent ces barreaux de prison que pour le bien de l’humanité et pour sauver la planète, mais à quoi bon sauver la planète, si c’est pour en faire une geôle sinistre?*»
Quand tout disparaît, les sarcasmes contre la hantise de la chute finale témoignent d’un panglossisme stupéfiant
Tel est le terrible paradoxe de notre temps: ceux qui veulent préserver la vie sur Terre militent pour la prolifération des éoliennes, alors qu’une vie à l’ombre de ces mastodontes vrombissants ne vaut d’être vécue ni pour les hommes ni pour les vaches. Dans cette guerre contre les nouveaux moulins à vent, la lucidité est de côté de Don Quichotte, et les écologistes sont les premiers à se moquer de lui. On se trompe donc en dénonçant leur catastrophisme. À l’heure de l’artificialisation accélérée des sols, de la démographie démente, de l’extension indéfinie de la banlieue, de la violence de l’agro-industrie, de l’agonie de la forêt amazonienne, de la montée des eaux et de la sécheresse qui fait croître le désert, on ne peut pas considérer l’effroi comme une pathologie. Quand tout disparaît, les sarcasmes contre la hantise de la chute finale témoignent d’un panglossisme stupéfiant. Ce qu’on peut, en revanche, reprocher à la politique écologique, c’est d’aggraver la dévastation dans sa façon même d’y porter remède: «Nous sommes plus près du sinistre que le tocsin lui-même», disait René Char. Voici que, par surcroît, les sonneurs de tocsin contribuent à la propagation du sinistre qu’ils annoncent. Et il ne s’agit pas seulement des éoliennes.
On n’a pas de temps à perdre avec la beauté du monde quand la planète est en péril
Il y a quelques mois paraissait un manifeste écrit par Fabrice Nicolino, journaliste à Charlie Hebdo: «Nous ne reconnaissons plus notre pays. La nature y est souillée. Le tiers des oiseaux ont disparu en 15 ans ; la moitié des papillons en 20 ans, les abeilles et les pollinisateurs meurent par milliards ; les grenouilles et les sauterelles semblent évanouies, les fleurs sauvages deviennent rares. Ce monde qui s’efface est le nôtre, et chaque couleur qui succombe, chaque lumière qui s’éteint est une douleur définitive. Rendez-nous nos coquelicots! Rendez-nous la beauté du monde!» Ce texte magnifique est deux fois désespérant: dans ce qu’il énonce et dans sa manière de l’énoncer, car celle-ci aussi est en voie de disparition. L’écologie officielle ne connaît plus la nature, ni le nom de ses habitants, mais seulement la «biodiversité» ou les «écosystèmes», ce qui veut dire que le souci de l’être s’exprime désormais dans la langue de l’oubli de l’être. On délaisse l’amour des paysages pour les problèmes de l’environnement. Et on n’a pas de temps à perdre avec la beauté du monde quand la planète est en péril.
«L’Être est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l’expérience», écrivait Merleau-Ponty. On pourrait dire dans son sillage: la nature a besoin de poètes pour que nous y soyons sensibles. Mais, tragédie invisible, ceux que Francis Ponge appelle les «ambassadeurs du monde muet» ont disparu. Adieu, Virgile, Ronsard, Wordsworth, Hölderlin, Ponge ou Bonnefoy! Les poètes ne sont plus là pour nous ouvrir les yeux et façonner notre âme. Et c’est Greta Thunberg qui occupe la place laissée vacante.

Cette adolescente suédoise a eu l’idée géniale d’une grève hebdomadaire des cours, car, dit-elle: «Nous ferons nos devoirs quand vous ferez les vôtres.» De l’Assemblée nationale française à l’assemblée générale de Nations unies, les adultes médusés lui font un triomphe. Au lieu d’assumer par l’autorité la responsabilité du monde, ils présentent leurs excuses pour avoir tout salopé. Au lieu d’œuvrer à élargir le vocabulaire des enfants afin d’affiner leur vision, ils écoutent religieusement les abstraites sommations de la parole puérile. Ils ne se préoccupent pas de donner, par la connaissance de l’art, une dimension esthétique à l’écologie. L’urgence met la culture en vacances, et remplace par le tri sélectif l’éducation de la sensibilité. L’écologie méritait mieux.

*Renaud Camus a tant et si bien brûlé ses vaisseaux qu’il est devenu un auteur proprement innommable. Le citer, sur quelque sujet que ce soit, c’est être immédiatement suspecté du pire. Je brave ici l’interdit pour deux raisons: 1. Il formule mieux que personne l’enjeu ontologique de l’installation des éoliennes. 2. Je viens d’avoir 70 ans, et une chose, une seule, compense l’approche de la vieillesse et les mille petits tracas de ses premières atteintes: l’indifférence au qu’en-dira-t-on. La liberté est le cadeau de l’âge. Quand on se sent mortel, l’essentiel prend le pas sur l’opinion.
Le moins qu'on puisse dire est que si les prévisions de Jancovici s'avèrent et que la Grande Catastrophe qu'il nous promet très prochainement advient, la poésie retrouvée que Finkielkraut appelle de ses vœux ne pourra plus rien avoir d"'écologique", mais ravira en revanche les nostalgiques du genre tragique : le GR, à côté de la GC annoncée dans cette conférence paraît presque insignifiant, comme une vaguelette dans un tsunami.
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