En France, il semble qu'on préfère la victoire de l'étranger plutôt que la victoire d'un Français, si on ne l'aime pas. Ou bien, en d'autres termes, il semble qu'en France, un Français ne puisse vraiment haïr qu'un autre Français :
"En 1855, avant la chute de Sébastopol, Laurent Pichat, qui fut un poète médiocre et un sénateur silencieux, rêvait l’anéantissement de notre armée de Crimée ; Edmond Texier, rédacteur au journal
Le Siècle espérait que la Russie, appuyée sur la Prusse, traverserait le Rhin et envahirait la France. En 1859, Léon Laya, qui obtint quelques succès dramatiques à la Comédie-Française, me disait : « Plaise à Dieu que les Autrichiens viennent mettre le feu aux Tuileries ! » Deux ans auparavant, au mois de février 1857, j’étais en Hollande et j’allais remettre au colonel Charras, qui habitait La Haye, une lettre dont j’avais été chargé pour lui ; au cours de la visite, il me dit : « A la prochaine révolution, nous enlèverons la carcasse qui est aux Invalides et nous la jetterons à la fosse commune, pour enseigner l’égalité aux Bonaparte ; quant à Eugénie, nous la livrerons au peuple ! »
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En 1870, lorsque la guerre éclata et que la France se trouva en face de l’Allemagne, on put croire que le patriotisme ferait taire les ressentiments et que tous les cœurs battaient à l’unisson pour le salut du pays.
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Entre la parade de Sarrebruck et la défaite de Woerth, je rencontrai Jules Simon et Eugène Pelletan, sur la place de la Concorde ; ils étaient anxieux ; croyaient-ils donc à l’infériorité française et redoutaient-ils les armées de la Prusse ? Non pas : ils étaient persuadés que nous marcherions triomphalement jusqu’à Berlin. De sa voix douce et avec son regard mourant, Jules Simon me disait : « Nous sommes perdus, et c’en est fait de la France, si on ne nous débarrasse pas de l’Empereur et de l’Empire.
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Le 4 septembre, lorsque le Corps législatif avait été envahi, lorsque l’Impératrice avait quitté les Tuileries, un vieillard, un homme sage et de raison froide, vint au
Journal des Débats ; il nous dit : « Notre armée est anéantie, mais nous n’en sommes pas moins délivrés des Bonaparte. » Le soir même, chez moi, le petit-fils d’un général de la Révolution disait : « J’aime mieux voir les Prussiens à Paris et l’Empereur prisonnier que de savoir les Français victorieux et l’Empereur sur le trône. ».
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Aux environs du 18 mars 1871, lorsque Paris ressemblait déjà à une caserne de janissaires révoltés, je fus accosté, sur le Boulevard de la Madeleine, par un haut fonctionnaire de la Marine. Naturellement, nous parlâmes des désastres sous lesquels le pays fléchissait et il me dit : « Ca nous coûte dix milliards, cent cinquante mille hommes, deux provinces ; mais ce n’est pas trop cher payer l’effondrement des Bonaparte ! » Tous ces propos, que je viens de rapporter, je les ai entendus, et, malgré le long temps écoulé, ce n’est pas sans émotion que je les répète. La haine, l’envie extravasée, les ambitions fraudées n’oubliaient qu’une chose, bien petite en vérité, la France qui râlait ; elle fut si bien oubliée qu’elle en faillit mourir.
Maxime Du Camp –
Souvenirs d’un demi-siècle (1889)