En résumé (partiel), il faudrait dire, pour revenir à la fusée de Villiers de l'Isle-Adam, que l'animal est parfait, sans tâtonnement, sans aucun "écart" pour reprendre le terme de Valéry. Lui seul est en relation de circularité avec la nature; ses actions instinctuelles ne lui sont d'aucun péril : les dévastations que commettent les castors sur la haute futaie riveraine de ses entreprises s'arrêtent net lorsque le "front de taille" est trop loin du terrier. Pas chez l'homme pour qui, plus le front de taille est éloigné, plus l'aventure est tentante de s'y rendre afin d'y exploiter tout ce qui peut l'être (les pierres inconnues, les bois précieux qu'on en rapportera acquerront une valeur marchande d'autant plus forte que rares, et prélevées au loin seront les marchandises qu'il proposera, ce qui compensera les coûts de transport, dédommagera des risques encourus, etc.)
Pour l'animal, la rareté n'a aucune valeur, l'exotisme n'a aucune espèce de sens.
L'idée même d'économie circulaire est étrangère à l'humain, une farce qui déshonore les penseurs qui la défendent avec sérieux, ne serait-ce que parce qu'elle trahit leur méconnaissance profonde de la condition humaine et dit tout de leur vaine prétention à penser.
Ce passage extrait du livre de Beaufret lui sert à illustrer son propos (long et méandreux, mais passionnant) sur la critique de la technique qui court dans de vastes pans de l'oeuvre de Heidegger.
La technique et les humanités: Beaufret rappelle que, à la différence du monde greco-romain, la technique s'est affranchie de ses liens avec "l'homme de bien" à partir de Descartes et Pascal (alors que Montaigne reste un greco-romain). Le retour à
l'être, prôné par Heidegger s'inscrit en faux contre cette dérive de la technique, son départ des humanités et son écart d'avec l'humain.
Je suis pour ma part convaincu que les flambées de barbarie que le monde occidental a connues tout au long du XXe siècle furent le prix payé pour ce départ. Tout a commencé, à mes yeux, avec l'acheminement des troupes par le train, mode de voyage technique et de masse qui, le premier dans l'histoire, ne peut être interrompu inopinément, spontanément, tactiquement. Lors du déclenchement du premier conflit mondial, le Tsar russe regretta l'engagement de ses troupes portées au front par ce moyen: c'était trop tard, le train ne pouvait faire demi-tour, le
train de l'histoire, de ce fait, lui non plus.