Cet essai de Beaufret, intitulé l'
Enigme de Z 3, est probablement le plus "technique" de son oeuvre. Son titre nous met d'emblée les deux mains, et les deux pieds, dans le cambouis du troisième chapitre du livre Z de la
Métaphysique d'Aristote.
On y trouve interrogées, en se référant à S.Z. de Heidegger mais aussi à l'ouvrage du philosophe allemand Rudolf Boehm (
Das Grundlegende und das Wesentliche) paru en 1965, la quadripartition et de la tripartition des apparitions (et de l'inapparition) de l'
ousia qui ouvre Z 3:
a) ce qu'était l'être (
to ti hen eneai) ;
b) l'universel (
to katholou);
c) le genre (
to genos); et
d) le sujet (
to hypokeimenon)
Quatripartition presque aussitôt suivie de la classique tripartition, soit les trois moments de la matière (
hylé), de la forme (
morphé) et du composé de deux (
synolon).
Pour couper court une longue et méandreuse démonstration, l'ousia n'est en rien substance et sa présentation typique (la fameuse hypotypose) n'est envisageable que par la seule tripartition qui s'applique aux quatre modes d'apparition (y compris le mode inapparent), et qui touche donc aussi le
sujet.
Il n'est pas de primat du sujet lors même que celui-ci n'est attribut de rien (le sujet est ce dont tout le reste est dit, n'étant dit, quant à lui, de rien d'autre), car il est lui-même traversé ou charpenté par la tripartition:
Donc, l'
ousia ne peut être dit de rien, d'aucune forme ni substance arrêtées (la matière ou substance étant la chose sans limite, sans coeur et de forme indifférente par excellence, comme peut l'être la farine, l'argile ou l'eau) mais elle (l'
ousia) se présente par le truchement du
synolon, et chaque élément de la quatripartition est soumis à ce régime synolonique-eidétique de l'
ousia.
Voir le synolon et voir qu'en lui l'eidos est
plus être que la matière, qu'elle soit marbre ou bronze, suppose une fois de plus ce qui est le propre de la philosophie, à savoir la révolution du regard qui, primitivement fixé sur l'étant, se reporte maintenant de l'étant sur l'être. Mais supposons cette révolution accomplie, alors le synolon nous est encore plus présent que la statue elle-même, qui ne s'y rapporte qu'à titre d'exemple.
Beaufret précise ce point, étape décisive du raisonnement : la question est donc bien celle du rapport exact de la tripartition à la quadripartition qui la précède; celle-là n'est nullement la subdivision du quatrième terme de celle-ci (contrairement donc, à la thèse de Thomas d'Aquin), mais se rapporte comme elle à l'ousia elle-même. Le rapport des deux est donc un rapport entre deux rapports, chacun regarde à l'ousia à sa guise, au sens où
médical est le terme unique où regardent disparatement aussi bien celui qui est une sommité médicale que le régime qu'il prescrit et que le malade qu'il traite. Tous regardent, bien que diversement, du même côté, qui est celui de la santé. D'où entre eux un apparentement qui n'a rien de synonymique, et c'est en ce sens qu'être se dit en modes multiples.
Ce qui est sous-jacent est ce qui acquiert un eidos, à savoir que l'inapparence de l'hypokeimeinon ne tient pas tant à l'indétermination finale de la matière et le synolon n'est pas "d'abord" hypokeimenon qui deviendrait synolon par adjonction d'un surcroît (de qualités ou d'attributs), mais autre chose qui sort de l'argile, apte elle-même à acquérir un certain eidos.
Ce qui est désigné par puissance est le jeu des forces, qui, épousant "la pente" de la matière (son "aptitude" dit Beaufret), fait surgir un eidos inédit, manifestant l'ousia. L'eidos nous met en présence de l'ousia.
La statue est un étant, ou un sujet mais l'être se nomme
sculpture (qui est le geste du sculpteur autant que le concept qui engendre l'eidos -- cf. ce que Beaufret nous dit du terme
médical)
sculpture n'est pas un sujet, est ineffable (se dit de mille choses différentes, n'est arrêtée dans aucun objet déterminé) mais est manifeste dans la statue.
L'oeuvre d'art est manifeste ou n'est point, et sa définition ne saurait être bornée.
Beaufret cite Heidegger dans un séminaire de septembre 1948 à Todtnauberg sur la
Métaphysique d'Aristote:
La Métaphysique n'est en rien ce que l'on nomme communément métaphysique, mais une phénoménologie de ce qui est présent.
Cette approche radicalement phénoménologique de l'ousia chez Aristote de la part de Heidegger et de Beaufret tend à emporter mon adhésion. On ne s'étonne pas d'apprendre que Heidegger s'intéressait à Zhuang Zi sur la fin de sa vie: le philosophe chinois s'engageait dans des directions similaires s'agissant de "l'être de l'étant" (métaphore du boucher, notamment).