Le site du parti de l'In-nocence

Les «Bon appétit»

Envoyé par Daniel Teyssier 
07 mars 2021, 15:17   Les «Bon appétit»
Les «Bon appétit», c'est-à-dire grosso modo les roturiers et autres manants, bien que peu enclins aux manières de table ou à l'Art de la conversation dans lesquels excellaient certains nobles, sont pourtant bien ceux qui ont fourni les plus gros bataillons des mathématiques, de la physique, chimie, biologie moléculaire, astrophysique, mécanique ondulatoire, mais aussi de la littérature, la philosophie, la musique, la peinture, la sculpture, l'architecture, et donc, de façon générale, de tout ce qui a trait aux expressions les plus hautes de notre civilisation, que celles-ci soient scientifiques, littéraires ou artistiques.
Peut-être est-ce dû au fait que chez ces gens-là, il ne suffisait pas de naître pour se voir propulser en haut de l'échelle sociale, qu'il fallait se retrousser les manches afin de gravir une à une les marches du savoir et de la connaissance.
Bien entendu certains nobles ont, par leur fortune, encouragé grandement les artistes et autres gens de talent sévissant par exemple dans les sciences ou l'Art de la guerre, mais très peu en ont été les artisans directs. Ces derniers, tel Mozart, étaient d'ailleurs considérés et traités comme de simples domestiques.
De nos jours, comme le rappelait récemment Zemmour avec raison, la majorité des élèves des Grandes Ecoles n'appartient pas à des milieux favorisés, comme on l'entend souvent dire, mais à des milieux de classe moyenne (parents professeurs pour beaucoup) dont la priorité éducative de leur progéniture va aux apprentissages scolaires.
Certes la bourgeoisie friquée nous offre aujourd'hui le triste spectacle d'une Jet set vulgaire, peu cultivée et arrogante mais il est indéniable aussi que c'est bien à cette petite bourgeoisie prolétarienne, pourtant si souvent honnie ou moquée, qu'appartenait l'immense majorité de tout ce que le monde a connu de savants, mais aussi de créateurs et d'artistes. Pas à la noblesse et encore moins au clergé !
C'est à eux, émanation méritocratique des meilleurs parmi tous ceux du Tiers état, à tous ceux qui ont dû se retrousser les manches pour advenir, que l'on doit les progrès fulgurants et inestimables de la médecine et de tout le confort moderne, ce confort si souvent hypocritement moqué comme confort bourgeois.
Ces derniers, tel Mozart, étaient d'ailleurs considérés et traités comme de simples domestiques.

Une espèce a disparu dans la mécanique sociale que vous décrivez : l'artiste fauché, sans grande naissance, mais si souverainement prince dans ses manières et ses créations que c'est à ni rien comprendre.

Cocteau, Villiers de l'Isle-Adam, par exemple, étaient princes. Il y avait encore au siècle dernier, une façon française et désargentée d'être prince, parfaitement unique et sidérante d'énigme et de grâce. Est-ce, à tout prendre une façon européenne ? Peut-être bien, jusqu'à un certain point : Lord Byron, Oscar Wilde, Thomas Hardy, Frederico Garcia Llorca, gens d'une invraisemblable classe qu'aucune extraction privilégiée ne saurait revendiquer. Le phénomène se rencontre-t-il autant, en Russie par exemple (où l'extraction était souveraine), ou en Amérique du Nord ? je crois que non. Mais en Amérique latine il me semble que si. En Europe, le cas germanique est complexe et le phénomène moins marqué: on songe à Novalis, né dans la haute aristocratie d'Allemagne du Nord, mais Johann Paul Friedrich Richter, fils d'instituteur, connut la dèche et Hölderlin apprit le grec, le latin et l'hébreu dans un petit séminaire comme un fils de paysan.

Trouvé hier par hasard, ceci de Joseph Kessel sur Cocteau:

Personne n'a autant de richesses intérieures que Jean Cocteau. Personne ne possède au même degré que lui le don de la transformation spontanée, du renouvellement magique, de l'éternelle plasticité.

Une compréhension quasi universelle, un feu d'enthousiasme intact, inaltérable, la plénitude de l'instinct et de la pensée, la vigueur sans cesse éveillée, sans cesse vibrante de la sensation et de l'expression, ces éléments, parmi tant d'autres, composent à Jean Cocteau les figures, les personnages évidents et secrets dont il se sert pour vivre son existence déchirée, sourde, éclatante et précieuse. Et l'on ne peut déceler son être véritable que par le jeu de quelques-unes de ces apparitions où il se disperse, d'où il renaît perpétuellement, dans son intégrité, dans son sortilège.

Mon propos, succinct et très incomplet, voulait juste réhabiliter, en quelque sorte, une classe de la bourgeoisie souvent injustement méprisée, alors que tout le monde fait grande consommation des inestimables progrès de notre époque, dont la plupart de ceux à qui on les doit appartenait à cette classe-là. Je veux m'élever contre cette ingratitude qui lui est trop souvent faite, tant à Gauche, bien que la bourgeoisie émane du Tiers état, qu'auprès de certains nostalgiques de l'Ancien Régime.
Quand je me rends chez mon dentiste pour une extraction de dent je loue infiniment le progrès médical et, plus particulièrement, les merveilles de confort apportées par l'anesthésie. Il paraît que les rages de dents ont, durant longtemps, été une des causes majeures du nombre de suicides en France et, certainement, partout ailleurs.
Ceci dit j'ai une très grande admiration pour ceux qui, que ce soit par héritage, par mimétisme culturel ou par sculpture exigeante et volontaire d'eux-mêmes, se présentent naturellement à nous sous les parures les plus nobles, les plus princières, les plus enviables et désirables qui soient.
Les exemples abondent, dans la production cinématographique et chansonnière, où on se moque, où on humilie trop facilement et sans aucune prise de risque cette pauvre bourgeoisie forcément vulgaire, vile, sournoise, dénuée de sens noble, conservatrice, hypocrite, intéressée, j'en passe et des meilleures. Je ne dis pas que souvent elle ne prête pas à critique mais il y a tellement de suffisance chez certains critiques que cela en devient indécent et totalitaire.
A Gauche, comme on en a l'habitude, on ne supporte pas que certains puissent émerger de la masse et c'est ainsi que le bourgeois a remplacé, dans sa détestation, le noble que l'on avait au préalable guillotiné.
Tout le monde tire à qui mieux mieux sur l'ambulance. Les chansonniers s'en repaissent sans vergogne tant il est admis que les bourgeois c'est comme les cochons...
Les caricatures sont souvent très grossières. Même le très beau film de Visconti, le guépard, y participe sans nuance. Le prince de Salina est paré de toutes les nobles vertus attribuées à son milieu, alors que le beau-père de Tancrède (Delon) nous apparaît comme un arriviste sans scrupule et sans aucune qualité qui pourrait nous le rendre tant soit peu fréquentable et sympathique. Difficile dans ces conditions d'imaginer qu'il ait existé dans la Noblesse des individus lâches, retors, sournois et sans honneur et, a contrario, dans la Bourgeoisie, des personnes cultivées, curieuses, aimables, généreuses et plein de noblesse.
07 mars 2021, 21:38   Re : Les «Bon appétit»
Dire que les grands artistes et écrivains étaient traités comme des domestiques est tout simplement faux. Pour faire accroire cela on cite toujours le cas de Haydn qui porta quelque temps la livrée des Esterhazy comme tous leurs employés, musiciens et leur chef compris, du moins lors des concerts donnés au palais. Employé, Haydn l'était bel et bien, mais ô combien respecté, admiré et convoité. Mozart a quant à lui toujours refusé ce statut, il a été un des premiers compositeurs indépendants et, s'il n'avait pas été panier percé au plus haut degré il se serait enrichi.

Les anecdotes montrant le contraire de ce que vous écriviez sur ce point précis sont nombreuses : Michel-Ange tyrannisant le pape, le vieux Bach reçu par Frédéric le Grand avec dévotion, Rubens parlant quasiment d'égal à égal avec les souverains, Louis XIV témoignant son respect à Racine par exemple, et bien d'autres. La figure du grand artiste est née à la Renaissance, et elle avait déjà existé sous l'antiquité, au moins en Grèce (Phidias, Zeuxis).

Pour le reste, je suis d'accord avec vous.
07 mars 2021, 22:51   Enjoy
» Quand je me rends chez mon dentiste pour une extraction de dent je loue infiniment le progrès médical

Gaffe, Daniel, le "progrès", sous la plupart de ses formes, sinon toutes, est souvent considéré comme un mal, une décadence, un déclin, un pis-aller, une inclination technocratique délétère, un dévoiement, une aberration à tendance trans(humanoïde), un refus mollement fiotte de prise de risques, une défaite de la pensée, un écart fatidique de l'aube profonde, un rhumb moral et, et ...
Vous allez vous faire chahuter.

Mais quand Musil fit valoir dans ses journaux, dans les années trente, que l'affaissement assez lamentable de l'idéal des Lumières soit en partie lié au fait que bien des hommes n'ont eu les épaules assez larges pour soutenir cela et le mettre pratiquement en œuvre, ça a quand même encore de la gueule...
Tout est affaire de nuances et rien n'est assurément vrai ou faux à cent pour cent. Il est certain que le vieux Bach, artiste consacré et vénéré, bénéficiait de la plus haute considération parmi les puissants de l'époque. Cependant il est indéniable aussi que le jeune Mozart a été un des premiers à vouloir s'affranchir de l'insupportable tutelle de Monseigneur, n'ayant que trop vu les humiliations auxquelles son père était soumis. Son statut de domestique était peu enviable me semble-t-il.
Seuls quelques artistes dûment consacrés, et ayant acquis une certaine célébrité, une élite en somme, pouvaient bénéficier de toute l'attention des grands de ce monde, lesquels pouvaient rivaliser entre eux pour se les approprier.
Seuls les utilisateurs enregistrés peuvent poster des messages dans ce forum.

Cliquer ici pour vous connecter