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Sur l’industrialisation et la « shoah par balles »

Envoyé par Marcel Meyer 
Texte de François Rastier que Rémi Pellet me suggère de soumettre à la sagacité des membres de ce forum : ici
Ce que l'on sait de "la shoah par balles" est qu'elle était une méthode insoutenable, non durable, non généralisable, non systématisable, inefficiente et dommageable pour le moral des troupes hitlériennes. L'ambition d'une extermination d'échelle continentale ne pouvait s'en accommoder.

Le passage à la technique (la chimie, les gaz, ceux des camions d'abord, avant les chambres) et la mise en convoi ferroviaire des victimes permirent de médier ces exécutions tout en les massifiant (médier dans le sens d'une intermédiation technique dans l'abattage). En ce sens, la techno-industrie libérait les bourreaux et décuplait le rendement des exécutions.

Ce saut d'échelle fut permis par la réquisition de la technique et de l'industrie. Donner la mort par procédé industriel donna des ailes au projet hitlérien d'ethnocide continental.

On n'adapte pas la technique, les gaz, les trains (ou si peu) à ses velléités humaines, à ses doutes, à ses réticences, en revanche ces moyens dégagent des procédés nouveaux, un vécu de bourreau tout autre, et ainsi induisent une adaptation nouvelle, toute dans le sens du confort du bourreau, et pour la satisfaction de ses donneurs d'ordre, à la tâche ethnocidaire projetée ou ambitionnée.

Heidegger avait perçu cela: que le XXe siècle amenait une adaptation des procédés et des modalités d'action des humains aux techniques industrielles, dont il devenait patent que jamais elles de s'abaisseraient à s'adapter aux freins humains (éthique, révulsion face aux tueries, malaise, doute chronique, etc.)
Oui, d'accord avec ce qu'écrit Francis Marche.
De manière générale, de la guillotine aux drones tueurs en passant par la guerre presse-bouton, la technique offre cet immense double avantage d'un plus grand confort du bourreau et d'une massification des tueries. Au XXe siècle, le phénomène était déjà sensible pendant 1914-1918 lorsque le perfectionnement technique des machines de guerre (dont l'usage des gaz asphyxiants) causèrent des ravages qui dépassaient les intentions des belligérants.

La question de l'agriculture après la 2e guerre mondiale, abordée par Rastier dans son bien piètre article: l'usage des pesticides chimiques qui permit la "1ère révolution agricole" n'eût jamais pu voir le jour sans les techniques expérimentées durant le conflit.

La technique gouverne les hommes, qui se condamnent à s'adapter à elle par une sorte de pli théologique, se vouent à donner à leurs actes sa mesure et l'ordre de magnitude qu'elle leur dicte.

Elle est moins outil que contenant qui donne forme et ampleur aux actes des hommes comme le vase à l'eau qu'il contient.
En l'occurrence, je me méfie des "progrès" de l'historiographie, qui par exemple échouent toujours à contester qu'Heidegger, de près ou de loin, ne fit jamais fait de mal à une mouche, mais tout de même publier aujourd'hui un article sur la Shoah par balles sans y mentionner les travaux de Timothy Snyder, il faut le faire !
L'auteur de cet article a pourtant raison sur un point, bien que ce ne soit pas vraiment explicité dans le texte : à partir du moment où l'on fait de l'extermination des juifs, la Shoah, une conséquence nécessaire et univoque de la seule appréhension techno-scientifique et "computationnelle" du monde, le premier volet tout artisanal de cette extermination, la "Shoah par balles", ne peut plus que passer à l'as, car ne correspondant plus au réquisit fondamental des conditions de possibilité de l'avènement de l'extermination.

Mais la Shoah par balles n'en a pas moins bien eu lieu, fit plus d'un million et demi de victimes, ce qui n'est déjà pas si mal en guise de prémices, et indique donc que la volonté d’extermination spécifiquement nazie et antisémite ne procède pas essentiellement d'une vision techniciste des choses et ne peut pas être purement et simplement amalgamée à sa méthode d'exécution optimale.

Sinon, un doute obstiné plane de plus en plus : qu'Heidegger ait in petto dévolu aux Juifs le rôle sacrificiel de l'achèvement de la modernité dévoyée par contamination généralisée de leur propre esprit (délétère), avec bien sûr le concours zélé du national-socialisme, pour que pût enfin prendre essor un "nouveau commencement"...
Votre post contient deux vices de raisonnement.

La "shoah par balles" a été nommée telle à postériori parce qu'une shoah eut lieu postérieurement à son événement. C'est le principe de toute narration (historiographique ou autres): ce qui suit un événement, le dénouement ultime d'une affaire, rejaillit et recolore, et contamine de sa nature l'événement lui-même qui ne peut plus être abordé autrement que sous la vêture que lui a conféré un développement ultérieur. Vêture s'entend ici d'une forme et d'un sens unique et fatal.

Les modes opératoires de ce qui a été nommé "shoah par balles" n'auraient pu permettre l'accomplissement de la shoah. Seule l'intervention de la technique a permis cet accomplissement, et, ce faisant, la technique ainsi mobilisée a intégré ou absorbé l'intelligence de l'événement antécédent dans l'entité historiographique et narrative dite shoah.

C'est une sorte de principe de gravité appliqué au sens des événements: le voisinage, fût-il ultérieur dans la chronologie, d'un phénomène à un autre, qui lui est lié, qui le prolonge objectivement, avale ce dernier dans un nom unique, une intelligence unique et une unité de nature créée à postériori: la notion de "shoah par balles" n'est possible que par la nomination (tardive, crois-je savoir) de shoah (terme qui remplaça "holocauste" dans les années 70).

Mais la démarche inverse, qui lui est complémentaire, s'illustre aussi dans votre propos: "le premier volet tout artisanal de cette extermination, la "Shoah par balles", ne peut plus que passer à l'as, car ne correspondant plus au réquisit fondamental des conditions de possibilité de l'avènement de l'extermination". Le réquisit fondamental n'est pas là où vous croyez mais dans la construction du terme "Shoah par balles". Dans le cas qui nous intéresse, le réquisit est le nom. La factualité de l'événement est pourtant aisée à décrire: il y eut tentative échouée d'extermination et non "extermination" (terme remonté dans le temps vers l'événement pré-positionné à un concept) dans ce qu'on appelle "shoah par balles". Et c'est face à cet échec que la possibilité de le surmonter fut mise en place par une mobilisation de techniques industrielles.

Mais les possibilités pratiques et techniques sont toujours inductrices d'idées nouvelles. L'industrialisation des tueries à donné des ailes à certaines idées nazies, et c'est comme ça, semble-t-il, que la shoah reçut ses linéaments définitifs et acquit une réalité. L'eau s'adapte au vase, et non le vase à l'eau. Les idées se moulent dans l'infrangibilité des techniques, épousent leurs normes et chevauchent leur mécanique rigueur.

L'autre vice est dans le paragraphe sur Heidegger, quand vous prêtez au philosophe une hypothétique pensée qui se pose elle aussi comme construction à postériori.
Au fond c'est une question (celle du réquisit post-posé à l'événement) qui ne cesse guère de hanter l'historiographe.

Par exemple: les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki et la reddition inconditionnelle du Japon.

Cette reddition voulait-elle ces bombes qui furent ainsi conçues, créées et asservies à cette idée ?

ou bien

Le projet Manhattan (tout technique) arrivant à maturité, permit-il de concevoir la possibilité, induire l'idée même, que l'obtention d'une reddition inconditionnelle et instantanée du Japon serait possible et réalisable ?

L'idéaliste qui postpone et tague les événements historiques par contamination ascendante des événements ultérieurs choisit la première hypothèse.

Le matérialiste dialectique (appelons un chat un chat) choisit la deuxième. Pour lui, la technique n'est jamais l'instrument d'une idée mais plutôt le vaisseau incubateur, la génitrice, la mère qui dresse et/ou éduque l'idée comme son enfant.
20 août 2021, 14:52   Requisit in pace
L'historiographie de la "crise sanitaire" dans ses rapports avec la révolution numérique promet d'être hantée par la même question.
» La "shoah par balles" a été nommée telle à postériori parce qu'une shoah eut lieu postérieurement à son événement

La "Shoah", c'est l'extermination des juifs (qu'elle ait été partielle ou totale importe peu en l'occurrence) découlant d'une volonté et d'un projet politique spécifique, celui du régime nazi : aussi ce premier volet de l'extermination, les assassinats (qu'on peut d'ailleurs aussi déjà qualifier "de masse") à la bonne franquette dénommé "Shoah par balles" est partie intégrante de la Shoah et procède d'une même volonté politique et d'un même projet que l’aboutissement proprement industriel de la production de mort mise en œuvre dans les camps ; donc l'extermination des juifs conséquente à un projet et une volonté tout à fait singuliers et identifiables (celui du régime nazi) ne découle pas, dans sa réalité très concrète et historique, d'une quelconque Weltanschauung essentiellement techniciste qui eût pu être tout aussi bien celle d'un agronome très high-tech, laquelle technicisation n'en aura été que la méthode d'exécution optimale, mais de ce projet et de cette volonté bien particuliers.

Je ne vois pas tellement comment on pourrait tourner autour de ce pot-là, ni à quoi cela servirait en fin de compte...

Quant à ce qu'on a appelé "l'antisémitisme historial" d'Heidegger et le rôle néfaste-providentiel y dévolu aux Juifs, cela n'est pas une construction apposée a posteriori, mais le reflet des propres pensées de l’auteur telles qu'elles se font jour dans les Cahiers noirs, semble-t-il...

Ce texte n'est pas très bien écrit et souffre de nombreuses fautes, mais n'en est pas moins assez clair et instructif :


« Pareille réserve amène J.‑L. Nancy à reconnaître qu’à travers ces pages dans lesquelles Heidegger introduit l’antisémitisme comme moment historial, c’est‑à‑dire comme moment de l’histoire de l’être, ses propos sont tout aussi virulents à l’égard du peuple juif qu’à l’égard de la doctrine du nazisme, qu’il condamne comme suit : « Savoir racial, savoir pré‑historique, savoir du peuple constituent le fondement scientifique de la vision‑du‑monde populo‑politique » (p.25). De fait, il s’agit pour J.‑L. Nancy de refuser, comme le propose Emmanuel Faye, de faire de Heidegger le penseur qui a introduit le nazisme dans la philosophie. Tout en reconnaissant qu’il y a chez lui une sorte d’ « archi‑fascisme » pour reprendre le terme de Lacoue‑Labarthe, il convient de reconnaître que le nazisme pose un problème philosophique, et ensuite, J.‑L. Nancy maintient que le geste de Heidegger est philosophique car il met en question la vérité destinale de l’être et qu’il mérite d’être étudié comme tel afin de comprendre toute les implications. Ainsi, J.‑L. Nancy nous invite à comprendre cet « antisémitisme historial » en nous dressant la manière dont le peuple juif vient prendre part dans cette histoire de l’être. De fait, pour Heidegger, il y a histoire lorsque la vérité de l’être est en jeu. L’antisémitisme appartient de droit à cette histoire de l’être, car cette histoire appelle des peuples comme acteurs ou entités qui mettent une disposition de cette histoire destin. Ainsi, cette histoire prend naissance dans l’ouverture du Dasein comme historialité, comme venue ou comme déploiement de l’être. Cette histoire a connu un premier commencement qui est celui du dévoilement de la pensée de l’être dans la pensée grecque. Ce moment coïncide avec le dévoilement de l’άληθεσία, l’éclaircie qui ouvre la pensée à la vérité de l’être. Ensuite, le mouvement de cette histoire aura été celui d’un retrait progressif de l’être sous la forme de son oubli, de son occultation. Cet oubli de l’être implique donc un voilement de plus en pus épais, qui commence avec Platon et se cristallise dans la définition aristotélicienne de la vérité. C’est ainsi que naît la métaphysique, tandis que l’oubli de l’être ne cesse de s’accomplir jusque dans l’achèvement de la métaphysique. Cette histoire appelle ainsi un autre commencement, un second commencement qui par‑dessus la métaphysique viendrait prendre sa source à l’origine de la pensée, mais l’Occident, cette contrée du soir ou du déclin, dans son état actuel de déracinement, est impropre au déploiement de ce nouveau commencement car il est perdu dans le « calcul » avec lequel on ne peut rien faire. Ainsi, les conditions de ce nouveau commencement sont la disparition de ce qui caractérise l’Occident dans son stade ultime, à savoir la technique, la domination des masses, le calcul et la machination. Le peuple que Heidegger identifie pour porter le fardeau de la destruction de ce premier commencement est le peuple juif. Cet antisémitisme historial atteste que le peuple juif joue un rôle dans le déracinement de l’être. Il devient l’acteur privilégié du déclin de l’Occident, cet Occident qui pour Heidegger comporte une fatalité et doit donc s’achever en vouant la pensée de l’être à son oubli. En d’autres mots, le peuple juif pour Heidegger joue un rôle dans le processus de dévastation du monde voué à la domination de la vie par machination. La figure qui identifie le peuple juif comme force ou acteur de ce naufrage est le nomadisme, le fait qu’ils sont sans sol. En n’étant pas attaché au sol, le peuple juif est attaché à rien et il peut dès lors tout mettre à son service et cette absence de sol devient une absence d’histoire et une absence‑de‑monde. C’est ainsi que J.‑L. Nancy résume pour nous la thèse antisémite que Heidegger articule dans ses Cahiers noirs. »
21 août 2021, 19:19   Brouillard en vue
Citation
Roland Destuves
L'historiographie de la "crise sanitaire" dans ses rapports avec la révolution numérique promet d'être hantée par la même question.

Il faut dire que la crise sanitaire nous refait pas mal le coup des pires totalitarismes nazifiants : giléjauniterie anti-passe arborant l'étoile jaune, QR de haute technicité immatriculant les hommes, expérimentations des nouveaux Mengele pharmaceutiques sur des milliards d'Heftlinge, viols collectifs des narines, résistances, Holocauste, Papieren !

Et comme dans le papier de Rastier, grands embrouillaminis sémantiques en perspective...
Pourquoi ne pas déplacer pour partie ces questions sur le terrain de l'"anthropologie" et en les mettant entre les mains d'autres auteurs...

Anthropologie et Lumières. Wittgenstein et Blumenberg : [www.cairn.info]
"...résistances, Holocauste, Papieren !"

Tenez mon bon Alain, parce que vous nous avez appris que l'irresponsable impénitent que vous êtes n'étiez pas encore vacciné, ceci, pour vous donner envie (vidéo sur odysee):

[odysee.com]

Le docteur Zelenko, juif admirable à mes yeux (mais il est vrai qu'aux yeux de certains, couverts de peaux de saucisson, je ne suis pas exempt d'antisémitisme et donc mauvais juge sur ce point), s'entretient avec ses correspondants en Israël.

Il met en garde ses coreligionnaires israéliens et n'hésite pas (il en a fichtrement le droit!) de comparer ce qui se passe en Israël aux oeuvres d'un certain Josef Mengele ("a gilgul of Josef Mengele").

Israël s'est fourvoyé. Je ne m'en réjouis pas. J'en suis troublé. Et il faut des juifs sacrément exemplaires (critiques, implacables, rigoureux et braves, dans leur grande tradition) pour pouvoir vous le cracher à la gueule sans frémir.

Mais l'heure est grave: ce n'est plus seulement l'avenir des juifs ou d'Israël qui est en jeu désormais, mais celui de l'humanité.

Merci au docteur Zelenko.
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