« Rodeo » : portrait d’une bikeuse en feu
Entre révolte motorisée et brûlot féministe, la réalisatrice Lola Quivoron raconte comment une jeune femme parvient à s’imposer dans le milieu du cross bitume.
Par Jacques Mandelbaum (Le Monde, le 07 septembre 2022)
Présenté au Festival de Cannes en mai, ce premier long-métrage audacieux de Lola Quivoron est une sorte d’immersion dans le milieu du cross bitume, une pratique urbaine acrobatique à moto venue des quartiers populaires des Etats-Unis, considérée par certains usagers comme une discipline à part entière. Le film n’arrive pas vierge sur les grands écrans. D’abord parce qu’il fit sensation à Cannes. Ensuite parce que la pratique en pleine expansion des rodéos urbains – si tant est qu’on puisse rabattre l’une sur l’autre les deux dénominations – est devenue ces derniers mois un sujet ultrasensible en raison du trouble et des accidents qu’elle génère auprès des riverains.
En témoigne la polémique qui a éclaté à la suite de propos tenus durant le Festival par la réalisatrice sur le site Konbini, qui mettait en cause l’intervention de la police dans l’origine de certains accidents liés à ce genre de pratique. Le maire de Cannes, David Lisnard (Les Républicains), ainsi que certains syndicats de policiers n’ont ainsi pas manqué de condamner fermement ces propos.
Le fait que le débat se soit enflammé autour des dires de la cinéaste plutôt qu’à partir de son film devrait inciter à revenir à l’œuvre. Ce serait la meilleure façon de l’apaiser, puisque, fondamentalement, le propos du film n’est pas de faire l’apologie des rodéos ni de mettre en scène l’affrontement des motards avec la police, mais d’exercer, depuis l’intérieur de ce milieu et dans une approche plus comportementaliste qu’idéologique, une réflexion à double détente autour de la marginalité de ses personnages. Soit, d’une part, un mode d’existence ostentatoire, délictueux et trompe-la-mort des jeunes des cités qui défient ce faisant leur réclusion sociale. Soit, d’autre part, l’intrusion dans ce milieu gravement testostéroné d’une jeune femme qui vient, au risque de sa vie, défier les mecs sur leur propre terrain.
Elle s’appelle Julia. Julie Ledru, vraie bikeuse dans la vie, l’interprète sur très haut voltage. L’histoire d’une fille dont personne ne veut chez elle, qui se libère par la moto et va tenter de forcer la reconnaissance d’un groupe d’adeptes du cross bitume regroupés autour d’un garage clandestin, dirigé par un malfrat confirmé, Domino, qui dirige leurs forfaits depuis la prison où il purge sa peine. Méprisée par la bande, Julia va y tailler sa place à coups de bluff, d’intrépidité et d’anti-séduction. Certains seront sensibles à son charme, tel Kais, qui la désire sans bien savoir comment s’y prendre, ou Ophélie, la femme de Domino, qui reste cloîtrée chez elle avec leur jeune fils, telle un modèle d’aliénation féminine à la loi du milieu. Kylian, en revanche, champion des figures, qu’elle a secouru sur la piste, lui voue pour cela une haine tenace, comme si c’était déchoir aux yeux du groupe de se retrouver en position de faiblesse devant une femme.
A l’instar du Rosetta des frères Dardenne, film séminal s’il en est, la caméra s’aimante à Julia dans un film qui ne cesse de bouger, de se fragmenter, de se fracasser, en même temps que de se recharger, sur l’énergie des personnages. Soleil noir de la bande, Julia y tient la place d’une divinité à deux visages. Tour à tour belle et laide. Séduisante et revêche. Fille et garçon. Reine et clocharde. Et puis encore une rideuse, une voyoute, une guerrière. Aussi bien une enfant désolée qu’on voudrait prendre dans ses bras pour l’apaiser un peu. Quelqu’un qui, fondamentalement, n’est pas à sa place. Ou dont la place consiste à ne pas en avoir. Son rêve ultime : le braquage stupéfiant qu’elle a vu sur Internet – trois motards qui dévalisent un camion tout en roulant derrière lui – et qu’elle veut à toute force reproduire pour gagner définitivement l’estime de la bande et de son taulard de donneur d’ordre.
Entre la révolte motorisée, le casse de la dernière chance et le brûlot féministe, inutile de dire qu’il entre ici, toutes vannes ouvertes, une mythologie hollywoodienne du cinéma. L’alliance du cylindre et de la surchauffe, du bitume et de la brûlure, du malaise social et de la pure dépense, de l’érotisme mortifère de la délinquance et de l’adrénaline du braquage. Le film, par bouffées, charrie à cet égard de fortes réminiscences. De L’Equipée sauvage (1953) de Laszlo Benedek au Boulevard de la mort (2007) de Quentin Tarantino, en passant par La Fureur de vivre (1955) de Nicholas Ray ou Macadam à deux voies (1971) de Monte Hellman.
Plus près de nous, la méthode même de Lola Quivoron, qui fréquente le milieu du cross bitume à Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis) depuis de nombreuses années, fera penser au long compagnonnage d’un Jean-Charles Hue avec la communauté yéniche et ses bandits d’honneur, lequel a porté les fruits d’un film aussi puissamment original et inspiré que La BM du seigneur (2010). La réalisatrice s’était d’ailleurs déjà inspirée de ce milieu pour camper le cadre de son film de fin d’études à la Fémis, Au loin Baltimore, en 2015. Plus naturaliste et social à la fois, ce beau court-métrage ne poussait pas aussi loin les feux esthétiques. Rodeo montre ainsi l’évolution de la jeune réalisatrice, qui, minorant le réalisme social, amalgame ici point de vue documenté et stylisation percussive.
Ce n’est au demeurant qu’un des aspects par lesquels on sent Lola Quivoron au taquet sur le large éventail des possibilités qu’offre le cinéma. Le travail sur les genres, la sortie de route onirique et enflammée de la fin du film, l’attrait du surréel dévoilent, outre la volonté de ne rien s’interdire, un désir d’emprunter des territoires moins prisés du cinéma français, sur lesquels un Bertrand Bonello (Nocturama, Zombi Child) ou une Julia Ducournau (Titane) ont prouvé un extraordinaire talent. De quoi beaucoup espérer et beaucoup attendre de Lola Quivoron.