Le site du parti de l'In-nocence

Visite à la gare Saint-Charles, le 3 juin 2052

Envoyé par Francis Marche 
Ravage est le titre d’un roman de René Barjavel paru en 1942. Plongé ces jours-ci dans Nineteen-eighty-four de Georges Orwell, cette lecture suscite en moi de vagues réminiscences du roman de Barjavel, sans doute par une parenté d’atmosphère qu’explique l’appartenance commune de ces œuvres au genre « roman d’anticipation », en sus de la proximité de leurs dates de rédaction – le roman d’Orwell étant paru un an avant la mort de son auteur en 1950.

J’avais lu Ravage, qui m’avait fait une forte impression, à 15 ou 16 ans, dans les heures d’étude du pensionnat. Je viens de le rouvrir. Le roman débute avec une scène située à la gare Saint-Charles de Marseille, précisément datée : le 3 juin 2052. A trente ans d’ici. Elle se veut une vision « logique » du futur (principe guide du « roman d’anticipation », projection rationnelle de l’état du monde présent sur l’axe temporel).

D.H. Lawrence, dans un ouvrage un peu anecdotique (Movements in European History) et qui n’a pas été traduit en français, avance que les historiens « scientifiques » sont victimes d’une erreur qui consiste à rechercher, dans la trame des faits, une suite rationnelle classique (causes et effets) qui « explique » l’événement observé.
Lawrence s’oppose à eux en affirmant quant à lui que le fil de la rationalité a pour particularité de se rompre pour produire des tournants historiques ; que, par exemple, les Croisades ou la Renaissance n’étaient aucunement anticipables par les lois de la causalité et que ces mouvements ou développements apparaissant dans l’histoire ne sont pas plus conséquences d’événements antérieurs que ne le sont les tremblements de terre qui restent imprévisibles ou la branche sur laquelle le merle se posera pour y vocaliser son chant.
Des forces irrationnelles, ou occultes, intérieures aux hommes (pris individuellement et collectivement), agissent pour faire l’histoire avec les ingrédients de la causalité externe et de ses accidents, un peu comme le pâtissier qui n’élabore sa recette que suivant son inspiration, et généralement sous l’influence d’une tradition culinaire, en se servant des ingrédients et de leurs propriétés (saveur, texture, etc.) irréductibles et extérieures à sa fantaisie ou son désir.

Pour D.H. Lawrence, il n’y a donc pas de cause assignable à la création d’une pièce de pâtisserie, à l’apparition ou l’imposition d’une mode culinaire ou vestimentaire. Aussi irréductibles que soient les conditions matérielles du développement historique, et nonobstant leur fière indifférence aux hommes et à leurs désirs, elles ne motivent point les inflexions du cours de l’histoire. Et la volonté des hommes ne leur est, au pire, que partiellement assujettie ; comme le rocher dans le cours d’un torrent : le flot le contourne, en épouse les rondeurs, s’anime de mouvements contradictoires à son contact (tourbillons, etc.) mais pour mieux se conformer au chemin qui lui est prescrit, guidé en cela par une force (la force de gravité) qui ne réside point dans le rocher, qui ne doit rien aux formes ou aux propriétés physiques de ce dernier. Le rocher, l’accident, la causalité externe et immédiate ne façonnent rien.

L’évocation de la gare Saint-Charles sous la plume de Barjavel en 1942, donnée par anticipation au 3 juin 2052, devrait suffire, sinon à nous convaincre de cela, du moins à illustrer la thèse de DH Lawrence sur l’irrationnalité foncière du cours historique, où aucun état donné n’est jamais l’enfant logique et déductible d’un moment précédent:

Il goûtait maintenant la fraîcheur de la buvette de la gare Saint-Charles. Le long des murs, derrière des parois transparentes, coulaient des rideaux d’eau sombre et glacée. Des vibreurs corpusculaires entretenaient dans la salle des parfums alternés de la menthe et du citron. Aux fenêtres, des nappes d’ondes filtrantes retenaient une partie de la lumière du jour. Dans la pénombre, les consommateurs parlaient peu, parlaient bas, engourdis par un bien-être que toute phrase prononcée trop fort eût troublé. […]Sur chaque table, un robinet, un cadran semblable à celui de l’ancien téléphone automatique, une fente pour recevoir la monnaie, un distributeur de gobelets de plastec, et un orifice pneumatique qui les absorbait après usage, remplaçaient les anciens « garçons ». Note : ce type de dispositif existe depuis de nombreuses années au Japon, dans les Kanten Sushis, restaurants où les petits plats de sushi circulent sur un tapis roulant.

Telle était la vision que pouvait projeter de ces lieux un romancier en 1942, qui, prenant le travail de l’historien «scientifique» à rebours, pré-constituait logiquement un fil historique futur devant accoucher en 2052 de l’état social et civilisationnel évoqué dans ce tableau.

Est-il utile de le rappeler ? La gare Saint-Charles de Marseille est en 2021 plus proche d’une Géhenne que du petit paradis aseptisé et parfumé présenté par Barjavel : partout ce n’est que saleté, détresse, insécurité, regards meurtriers que jettent aux voyageurs de jeunes épaves hommes échoués d’Afrique, du Moyen-Orient ou d’Europe orientale, cris et hurlements, conversations téléphoniques menées à tue-tête dans toutes les langues, poubelles débordantes, immondices, rats.

C’est sur le parvis de cette gare que deux jeunes filles ont été égorgées en plein jour, par un homme qui jugea seyant d’accompagner son geste d’un cri de guerre religieux. C’était le 1er octobre 2017, l’homme était un Tunisien « en situation irrégulière », libéré d’un centre de rétention la veille de son forfait.

Un site spécialisé rappelle les circonstances de la libération de Ahmed Hanachi :
Le samedi 30 septembre à 14 H, Ahmed Hanachi pouvait faire l’objet d’une obligation de quitter le territoire français signé par le sous-préfet et d’un placement dans un centre de rétention, cinq heures avant la fin de sa garde à vue. Mais l’agent de la préfecture pense que le centre de rétention de Saint-Exupéry de Lyon, géré par la Police de l’air et des frontières, est saturé. Il l’était de 11 H et 13 H, mais dans l’après-midi, des places se libèrent sans que l’agent de la préfecture ne soit au courant ou ne s’informe à nouveau des places disponibles. Le sous-préfet étant parti en représentation pour une cérémonie de 14 H 30 à 18 H, l’obligation de quitter le territoire français ne peut être signée. L’agent n’a pas osé déranger le sous-préfet qui était pourtant de permanence. Un sous-préfet de renfort avait été mis en place depuis février 2017, mais l’agent en question n’en avait pas été averti… À 14 H 30, l’agent de la préfecture explique à la police qu’il ne procédera pas à la rétention en raison de l’absence de signature du sous-préfet. L’infraction n’étant pas caractérisée, la garde à vue d’Ahmed Hanachi est levée à 15 H 40 sans aucune mesure administrative ou judiciaire. Pour un vol à l’étalage sans récidive, le casier d’Ahmed Hanachi était vierge.
[www.lemondedelasecurite.fr]

Le fil historique a dévié de son cours, s’est rompu, entre 1942 et 2017. La gare Saint-Charles, très vraisemblablement, ne sera JAMAIS comme Barjavel la projetait. Que s’est-il passé ? Plusieurs événements extérieurs et incidents au pays (dislocation des empires à la fin de la Seconde guerre mondiale, ouverture des frontières, etc.) conjugués à des volontés et inclinations humaines agissantes (volonté de s’éteindre, de s’auto-détruire, haine de soi, dégoût de son histoire, goût de la déconstruction chez l’homme occidental) ont enfanté un présent étranger au passé, usurpateur des « enfants logiques » que pouvait promettre une civilisation désormais déchue.

La « littérature d’anticipation », généralement, comble les cœurs purs, ceux des pré-adolescents ignorant des forces irrationnelles qui animent le collectif humain et que leur cachent (tout en étant eux-mêmes leurs propres dupes, cela va de soi) les historiens dits « scientifiques ».
Mais, Francis, l'affaire n'est pas entendue, on a bien trente ans pour y arriver à cette gare barjavélienne, fût-ce dans le "Metaverse".... Car si, comme vous l'écrivez, le futur n'est pas plus prévisible que les tremblements de terre, comment affirmer dans ce cas que la gare de Marseille ne sera JAMAIS comme ceci ou comme cela ? Et comment, dans un autre registre, affirmer que la France, en 2100, sera une république islamique ? Et que penser, encore dans un autre registre, des courbes de croissance démographique qui prévoient, ou ont prévu, que quelque 10 milliards d'individus peupleront la planète d'ici à quelques décennies ?

S'il est vrai que la littérature d'anticipation n'a jamais décrit exactement de quoi serait fait le futur, elle s'en est bien souvent approché, dans certains détails ou bien dans l'ambiance générale. On trouve par exemple dans l'oeuvre, parfois inégale, de Philip K. Dick bien des éléments qui vont dans le sens de ce que nous vivons ou sommes amenés à vivre.
Il est possible, puisque dans le futur tout est possible, que la gare Saint Charles se conforme un jour à la vision qu'en eut Barjavel au milieu du siècle dernier, y compris même dès 2052. Mais si cela advient, se sera par le truchement d'un autre tremblement de terre, une tranchante solution de continuité dans l'existant actuel. Et il faut ajouter que ce tremblement de terre lui-même ne saurait davantage être prédit, dans ses formes et dans la chronologie, que les formes d'une continuité imaginaire donnée à l'objet civilisationnel comme celles que Barjavel proposa dans Ravage.

L'anticipation littéraire (couvrant tous les supports et toutes les classes de médias, dont le dessin animé, la BD, etc) connaît parfois une popularité et une diffusion telles qu'elle révèle des vertus autoréalisatrices: ses projections dans le futur se muent en sources d'inspiration pour les politiques, les scientifiques, et les acteurs du "progrès".

L'actuel phénomène de dictature sanitaire par l'arme de l'obligation vaccinale avait été abondamment "prédit" dans des oeuvres d'anticipation (un exemple vient d'en être exhumé -- un dessin animé diffusé sur Tik-Tok il y a six ou sept ans), mais c'est que cette prédiction fascinante opère un sourd travail d'influence sur l'imaginaire de certains politiques ou "leaders".

Les gens qui fréquentent Davos sont des amateurs avides d'oeuvres de ce type, qui fascinent ordinairement les adolescents. Les gens de pouvoir, qui jouissent d'un pouvoir et d'une puissance financière immenses, ont ce luxe : réaliser leurs fantasmes d'adolescent (cf. Elon Musk jouant à l'astronaute comme un gosse, etc.) et connaître la joie et le contentement naïf de faire de toute anticipation littéraire ou simplement narrative (dessins animés) une prophétie autoréalisatrice.
Dans Le Sens du destin, Jules Vuillemin, littéraire et existentialiste pour la dernière fois (Bergson côtoie Hegel, Merleau-Ponty et Romain Rolland ; Kant est déjà là mais les points d'exclamation et les italiques suggestifs abondent) définit le destin comme : "...l'atmosphère transcendantale de l'action historique, déterminant un mouvement du vrai qui va du futur à un présent, dont il pose l'unité et la totalité absolues".

Contrairement à celle du littérateur d'anticipation, la vision du futur du grand homme est projetée dans les limites quasi immédiates du présent pour forger, y compris violemment, un ici et maintenant fatal. Il est possible que, juchés sur la même ligne spatiotemporelle agissante, les "gens qui fréquentent Davos" et qui ont remplacé les grands hommes, soient en train de nous piéger dans leur monde atroce de fantasmes d'adolescents réalisés ludiquement overnight.

Le monde de demain tous les jours : Ils « noircissent » Wikipédia pour « avoir une bibliothèque à l’image du monde », « La surexposition des enfants aux écrans pourrait être le mal du siècle », le patron d’une société américaine licencie 900 salariés sur Zoom, Elon Musk et Grimes ont modifié le nom de leur fils, X Æ A-12, pour respecter la loi californienne...
Alors que je me perds dans une chanson agréablement niaise des années 1980, voilà sur quelles paroles de ladite je tombe :
If we lose the time before us/ The future will ignore us.

(Tiens, Vuillemin se demande quelque part si les coïncidences existent réellement.)
La réécriture idéologique (mais le mot est faible) de l'histoire, aujourd'hui par le moyen de Wikipédia, est le thème central du roman d'Orwell, dont le héros Winston Smith est employé aux Archives du régime où il s'occupe de "corriger" la transcription journalistique des faits passés.

A noter que 1984 eut pour titre l'année qui fut la dernière du "siècle soviétique", puisque c'est dans l'année suivante, 1985, que Gorbachev accéda à la fonction suprême pour y entamer le détricotage dudit siècle (avec sa Perestroïka).

Sans le savoir, évidemment, Orwell intitula son roman d'anticipation en usant du dernier millésime du régime qui avait tué le passé et dont ce roman dressait le tableau et l'inventaire.

L'acte de dénonciation que fut ce roman (dernier opus d'Orwell), qui mettait en lumière l'assassinat du passé historial dont le régime soviétique s'était fait la spécialité, et qui, cet assassinat commis, paraissait avoir aboli l'histoire, porta ainsi le sceau du millésime ultime, de la clôture dudit régime, qui, très littéralement, tuait le temps.
Si bien que l'on peut dire qu'Orwell dressa dans cette oeuvre littéraire un peu biscornue la projection anticipatrice d'un inventaire avant liquidation. C'est en cela que l'on peut qualifier cet auteur de "visionnaire", un Jean de Patmos de la science politique ! Mais c'est alors aussi que la question précédente (prophétie géniale ou oeuvre d'influence ?) revient se poser: cette oeuvre d'apparence prophétique influença-t-elle, même inconsciemment, Gorbachev au point que sa décision d'en finir avec la fin de l'histoire en fut par elle provoquée ? Allez savoir. Il n'est pas de fin mot à cet arcane borgésien.

L'histoire est arrêtée, le temps est mort parce qu'il a été tué, et voilà la destinée "mise en attente". En attente de quoi ? Eh bien, comme toujours lorsque le règne de l'attente s'installe, de l'Apocalypse pardi ! De cela, nous ne pouvons douter.
Le zoroastrisme ambiant profite du temps mort pour annoncer chaque matin l'inéluctabilité des lendemains africanisés : il y a quelques années, lors d'une conférence à Marseille, j'ai vu de mes propres yeux un haut fonctionnaire du Fonds des Nations Unies pour la population taper sur son pupitre en se montant tout seul le bourrichon contre les "populistes" européens : C'est comme ça et ça ne fait que commencer ! hurla-t-il. Cette vue unidirectionnelle de l'esprit pour qui l'avenir sans passé est gravé dans le marbre anonyme des rapports onusiens, ne peut qu'être affolée par un Zemmour adventice qui déguise son entrée en campagne en Appel du 18 juin et ambitionne non seulement de supprimer le flux migratoire mais de l'inverser !
Je me souviens du mot de Gorbachev accédant aux responsabilités suprêmes (Secrétaire général du PC de l'Urss), à propos du mouvement de réforme et d'ouverture qu'il entendait engager pour son pays et le régime: Si nous ne le faisons pas maintenant, alors quand le ferons-nous ?

Nous étions en 1985. Gorbachev s'exprima alors comme un homme poussé par un programme inscrit dans le temps et la durée. Le temps commun, marqué de millésimes, tout-à-coup, fut ranimé, comme ressuscité. Pour la première fois dans un discours officiel, le marque-temps n'était plus celui des cycles de plans quinquennaux, mais un maintenant datable au fronton général de tous les garde-temps du monde.

Y avait-il "coïncidence" avec la borne que représentait, dans l'éther du temps collectif et inconscient, l'orweillienne date-réveil de 1984 ?

Dans l'oeuvre d'Orwell, le réveille-matin est omniprésent, il joue un rôle symbolique qui n'a peut-être pas été assez commenté. Il agit, sonne fort, avec les pendules et les cloches (celles de l'église londonienne de Saint-Clément dans la comptine qui revient en boucle dans Nineteen-eighty-four et qui nécessite pour être reconstituée la mobilisation d'une mémoire collective chez les personnages). C'est par la sonnerie d'un réveille-matin que s'ouvre un autre de ses romans, The Clergyman's daughter.
Et dans le livre de Vuillemin, on sonne le tocsin pour une nouvelle guerre, le tocsin qui réveille,
qui tire du sommeil, de la léthargie douloureuse dans laquelle nous plonge la Mélancolie (c'est avec une majuscule que l'écrit Vuillemin et l'on sait que Freud analyse la mélancolie en lien avec la mort et le deuil impossible, l'endeuillé "héritant" de l'inconscient, qui méconnaît le Temps, du disparu).
11 décembre 2021, 20:40   Un peu de tout
Comme tout le monde, je suppose, j'ai lu 1984, il y a fort longtemps, mais je dois dire que je n'en garde pratiquement aucun souvenir : seule teneur un peu substantielle que j'aie gardé de la chose, signe que le temps passe et ne passe pas, fut une image, une scène de nudité, du film 1984, sorti en 1984 : pas mal, le film, avec Richard Burton et une jolie fille à la toison pubienne luxuriante qui me fit grand effet : c'est dire si le contenu proprement dystopolitique de l'œuvre m'indifférait...
Dans le genre, je garde néanmoins un souvenir textuel plus précis du Meilleur des mondes, de Huxley, parce qu'un des personnages du roman avait coutume de réciter de courts passages de Shakespeare, bien choisis, dont certains que j'avais trouvés suffisamment brefs et liquoreux et, pour tout dire, destinaux, pour les apprendre par cœur :

Nay, but to live
In the rank sweat of an enseamèd bed,
Stewed in corruption, honeying and making love
Over the nasty sty

(Hamlet)

Soit dit en passant, il est un film qui anticipa de façon saisissante la "crise sanitaire" actuelle, c'est Contagion, de Soderbergh, sorti en 2011, très réaliste et documenté, sans nudité affriolante hélas mais avec des pelletées de crevards terrassés par un virus respiratoire très infectieux, anticipation dont on peut se demander si elle n'influença et ne détermina en partie les réactions paniquées au Sars-Cov-2...
Quand un rapport de l'ONU ordonne "la planète" (sic) d'être moins inégalitaire.

Ci-dessous le monde sans l'Homme donc qu'exige T. Piketty (mind you ce type est nobelisable), sur fond de terrorisme prophétique de directeur d'assos ("Comment faire pour prolonger ce mouvement de long terme vers l’égalité, qui est historiquement indissociable de l’évolution vers une plus grande prospérité ?")

[www.lemonde.fr]
Le monde sans l'Homme : le wokisme et la "cancel culture" anglo-saxons sont bien la réalisation, battant pavillon communautaire, de l'annonce nietzschéenne de l'homme dépassé transformée en un prophétisme libérateur par les tenants de la fameuse "French Theory". Aux Français, la vue panoramique, le propos général (au sein de l'université française, à laquelle Piketty appartient toujours, Latour et Descola prolongent le nietzschéisme de gauche de Foucault et Deleuze), aux Américains la mise en œuvre du programme, déboulonnages et répudiations. Main dans la main, les nations sœurs de la révolution et de l'immigration universelle agissent de nouveau ensemble, cette fois sous l'étendard de la Suprême ONG qu'est devenue l'ONU.
La question de la fin de l’Histoire (à travers le jeu combiné d’une immobilisation du temps et d’un effacement du passé) dans Nineteen-Eighty-Four est rendu explicite, fait l’objet d’une méditation, lors d’un dialogue, que l’on peut supposer post-coïtal, entre les deux amants, Winston et Julia, dans la garçonnière que leur loue clandestinement le vieil excentrique Charrington (chapitre 5 de la deuxième partie du roman):

"Do you realize that the past, starting from yesterday, has been actually abolished? If it survives anywhere, it's in a few solid objects with no words attached to them, like that lump of glass there. Already we know almost literally nothing about the Revolution and the years before the Revolution. Every record has been destroyed or falsified, every book has been rewritten, every picture has been repainted, every statue and street and building has been renamed, every date has been altered. And that process is continuing day by day and minute by minute. History has stopped. Nothing exists except an endless present in which the Party is always right. I know, of course, that the past is falsified, but it would never be possible for me to prove it, even when I did the falsification myself. After the thing is done, no evidence ever remains. The only evidence is inside my own mind, and I don't know with any certainty that any other human being shares my memories."

Il y a eu fin, arrêt du temps historique, mais il y aura aussi la fin proche des amants, qui se savent condamnés d’avance par le régime. Aucun recommencement n’est pensable en l’absence du moindre point d’appui possible sur un passé prérévolutionnaire que plus personne ne connaît, que rien ni personne, hormis de rares objets rescapés et mutiques (un presse-papier en verre ne comportant aucune inscription, devenu objet fétiche de Winston à ce stade du récit) ne saurait véhiculer le témoignage. Que va-t-il se passer dès lors que la mort générale est acquise ? Rien d’envisageable, de projetable, de pensable, de représentable. L’arrêt des choses est universel.

On se souvient que, à l’issue de la chute de l’URSS en 1991, de son démantèlement qui fut généralement interprété comme « la fin du communisme », une cascade d’ouvrages divers inonda le marché de la pensée pour annoncer que, avec le triomphe de l’Occident démocratique sur l’Orient totalitaire, une phase historique inédite, sans précédent, s’ouvrait à l’humanité, celle d’une « fin de l’histoire », précisément. On pense en particulier au livre de Francis Fukuyama La Fin de l’histoire et le dernier homme, publié en 1992, inspiré des thèses d’Alexandre Kojève, lesquelles avaient inspiré les fondateurs de l’Union européenne…

L’Union européenne fut donc fondée TROIS SEMAINES (en janvier 1992) après la date officielle du démantèlement de l’URSS dans le bain intellectuel général d’une prétendue « fin de l’histoire » en Occident.

Que s’est-il donc passé ? Oh presque rien ! Un passage de relais exempt de hiatus, sans déguisement ou presque, dans une soudure chronologique quasi-parfaite, entre une fin-de-l’histoire (celle qu’avait imposée le totalitarisme soviétique à ses sujets) et une autre fin-de-l’histoire, inaugurée en grandes pompes en Occident dans les premiers mois de 1992.

Une continuité fut ainsi établie dans la temporalité, permise par une translation géographique (d’Est en Ouest) de la fin-de-l’histoire. La mort ne varie guère : elle est comme le dormeur qui, pour prolonger son sommeil, de temps à autre, dans la nuit, imprime à la position de son corps sur sa couche un quart-de-tour semi-conscient qui relance son songe qu’un bref instant d’éveil eût pu menacer.
14 décembre 2021, 19:32   Out, out, brief candle!
» La mort ne varie guère

Allez donc persuader aux Européens qu'ils n'ont été en réalité que des zombies, des morts-vivants (fort contents de vivre, au demeurant, dans leur ensemble) depuis cette année fatidique de 1992 ; vous reconduisez en outre un thème assez courant de la fiction d'anticipation, celui du mort qui ne le sait pas (encore), et qui continue donc d'aller et venir dans la vie comme si de rien n'était, chacun, tout de même, à sa façon, avec ses petites habitudes, ses manies personnelles, ses idiosyncrasies, variété et diversité s'ensuivant, malgré tout...


« And that process is continuing day by day and minute by minute. History has stopped. Nothing exists except an endless present »

Yep, mais rien de vraiment nouveau sous le soleil...

Tomorrow, and tomorrow, and tomorrow,
Creeps in this petty pace from day to day,
To the last syllable of recorded time;
And all our yesterdays have lighted fools
The way to dusty death. Out, out, brief candle!
Life's but a walking shadow, a poor player,
That struts and frets his hour upon the stage,
And then is heard no more. It is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing.


William Shakespeare - Macbeth
Seuls les utilisateurs enregistrés peuvent poster des messages dans ce forum.

Cliquer ici pour vous connecter