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(Aux confins de l’ancienne Pologne, sous l’Empire russe : l’aristocratie polonaise à Minsk)

– Il y eut foule pour l’inauguration de l’exposition. Minsk recevait les agriculteurs de la Pologne allemande et autrichienne ; beaucoup de jolies femmes et de toilettes recherchées donnèrent de l’éclat au grand bal organisé par le comité d’accueil, auquel notre mère fut tenue d’assister. La ville était en fête. À la fin de l’été, mon père y loua un appartement, car l’exposition devait se terminer par un défilé de chars fleuris, auxquels nous, les enfants, devions prendre part. On nous préparait des costumes folkloriques tchèques, ou plus exactement moraves, car il ne pouvait pas être question de costumes nationaux polonais sous la domination russe, tandis que les costumes moraves, qui ressemblaient à ceux très colorés de la province de Cracovie, pouvaient être tolérés.
Les loges qui se trouvaient à l’extrémité du terrain de sport étaient louées pour toute la durée de l’exposition. Personne ne voulut prendre la loge n° 13 ; nos parents l’occupèrent pour prouver qu’ils n’étaient pas superstitieux.
Le jour venu, nous prîmes place tous les six dans le char à ridelles, les filles en jupes à fleurs et corsets de couleur, des guirlandes ornées de rubans sur la tête, les garçons en vestes bleu marine, coiffés de chapeaux plats en feutre noir et le cocher costumé lui aussi. Les quatre chevaux bais, le char et jusqu’aux rayons des roues, tout était orné d’aster de toutes les couleurs. Beaucoup d’autres équipages tournaient autour du champ de course. J’en revois un, conduit par les jeunes gens du Comité, décoré de gerbes de blé ; il y avait aussi la légère voiture de mes parents, également habillée d’asters. Mon père conduisait une paire d’alezans clairs. Notre char obtint le premier prix, on nous le remit au milieu du terrain, c’était une coupe en argent. Après cela, les équipages commencèrent à se retirer, les uns après les autres. Mais au moment où nous allions quitter la piste, une petite voiture nous coupa la route et notre cocher fut obligé de faire encore un tour. Á cet instant, les cuivres de la musique militaires attaquèrent une marche, et comme nous passions les derniers, des tribunes on nous jeta des fleurs, des gerbes entières d’asters atteignirent les chevaux, déjà très énervés.
« Les chevaux du char s’emballent ! » s’écria le jeune cocher qui accompagnait nos parents. Père lui jeta les guides et sauta à terre avec maman, déjà on courait à notre secours de toute part, mais le char versa dans le virage et nous fûmes tous projetés dehors.
Du haut de sa tribune, notre curé, l’abbé Zelbo, nous administra l’absolution "in articula mortis", il semblait que personne ne sortirait vivant de l’accident.
Et pourtant seule ma sœur Lila se cogna la tête contre la barrière et perdit connaissance. Un médecin accouru avec la foule, ne lui trouvant pas le pouls, la déclara morte. Un monsieur de notre connaissance se précipita à la rencontre de maman pour lui porter cette nouvelle : « Une seule ! »
Mais Lila vivait, bien qu’évanouie ; tandis que de son front ouvert le sang coulait sur la ruche de son costume morave. Elle avait le crâne fendu jusqu’à la nuque, les médecins de Minsk conseillèrent la trépanation, mais le professeur Kader, chirurgien renommé et ami de papa, que l’on appela au secours, s’y opposa formellement. Nous n’avions que des ecchymoses et des courbatures.
On nous permit de voir Lila une seule fois durant les semaines qu’elle passa entre la vie et la mort : un sac rempli de glace suspendu au plafond touchant à peine son front, les yeux fermés dans un visage gonflé, presque noir : spectacle inoubliable.
C’est à cette époque que notre tante Véronique Plater Syberg, née Czapska, vint passer quelque temps à Minsk. Elle nous racontait le soir des histoires de Vilna en 1863. Son père, Edouard Czapski, avait été condamné comme insurgé aux travaux forcés en Sibérie. Les déportés suivaient une rue sous escorte et la petite Véronique, grimpée sur un arbre, avait tenté de jeter aux prisonniers un petit sac de sucre ; un des soldats de l’escorte était accouru, la menaçant de sa baïonnette. Véronique tomba de l’arbre… Je ne me souviens plus si elle avait malgré tout réussi à jeter son sucre. Nous écoutions ces récits de tante Véronique le souffle coupé.
On nous avait logés alors, nous les enfants, dans une chambre mansardée, au-dessus de laquelle les rats dansaient des sarabandes infernales, à faire croire que quelqu’un faisait rouler au grenier des pommes de terre. Ces nuits me terrifiaient. Que se passerait-il si les rats finissaient par crever le plafond et si leur horde envahissait notre chambre ? Me bouchant les oreilles, roulée en boule sous ma couverture, je finissais par m’endormir.
À la fin de septembre, mes parents rentrèrent enfin à la maison avec Lila saine et sauve.
[ . . . ]
La catastrophe du défilé fleuri de Minsk, dont les journaux polonais et russes parlèrent abondamment à l’époque, nous apporta une célébrité passagère d’enfants échappés miraculeusement à la mort. –

"Une famille d’Europe centrale 1772-1914"
par la comtesse Maria Czapska, préface de Philippe Ariès
Lacurne, collection "en d’autres temps", Paris, 2013
Maria Czapska, sœur de l’écrivain et peintre Joseph Czapski, (Prague 1894 – Maisons-Laffitte 1981) était la quatrième d’une fratrie de huit enfants, issue d’une illustre famille polonaise, ayant aussi une ascendance allemande, autrichienne, balte et russe.
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