Bien sûr, les personnages, qui sont-ils et quelle sorte d’homme sommes-nous quand on se mesure à leurs excès… Mais l’identification, jusqu’à l’incarnation dont semble parler Francis, n’est qu’un des moyens de s’affronter à une œuvre romanesque. Quand on s’intéresse à ce qui traverse les personnages et à ce par quoi ils passent, on se situe sur le plan métaphysique de l’impersonnel et une nouvelle aventure commence. (Dans son
Fragment d’un journal romain, Sartre, grand lecteur – phénoménologue -- de Faulkner parle autant des Romains que de la chaleur ambiante, « qui devient matière ».)
Si Mayoux estime que la pensée de Faulkner est « confuse, fumeuse, embrouillée, contradictoire », il lui reconnaît l’obstination de s’être penché sur la nature du temps en utilisant une véritable méthode des variations. « La mesure du temps étant liée à celle de l’espace, il se saisit de toutes les occasions où la relation des deux catégories devient insolite, embrouillée par des mouvements dont le rythme est de quelque manière anormale.» (Cahiers du Collège philosophique) Bergson, qui fit un sort au schème kantien, pointe le bout de son nez et le « Time is out of joint » de Shakespeare n’est pas loin non plus.
Exemple de détraquage des catégories : «…les longs jours qui s’enroulent maintenant derrière elle (il s’agit de Léna, dans
Lumière d’août), subissant une succession d’avatars à roues grinçantes et à oreilles molles, comme quelque chose qui avanceraient éternellement et sans progresser au flanc d’un vase (allusion à
L’Ode au vase grec de Keats, d’après Mayoux). » Les jours subissant… Cela m’évoque ce mot dans le film « La Route de Madison », de Clint Eastwood : « Le jour nous conduisit où il voulut. » Les coordonnées spatio-temporelles et les sensations changent, et, pauvres sujets, nous devenons les jouets de cette individuation immatérielle dont Deleuze a parlé en réactivant l’étrange concept d’heccéité de Duns Scot (chez Lacan, le sujet est pris dans le défilé des signifiants, qui décide de son sort ; à choisir, l’explication est moins belle et convaincante).
Deuxième extrait, tiré celui-là de
Tandis que j’agonise : « Nous continuons d’un mouvement si soporifique, si semblable à un rêve qu’il rend impossible toute notion de progrès, comme si c’était le temps et non l’espace qui diminuait entre nous et là-bas ». Il se passe de commentaire tant il fait voir la durée vécue et déterminante.
Dernier extrait. Dans
Absalon, la famille Sutpen descend vers la mer. Or, ce voyage ne progresse pas « parallèlement aux saisons dans le temps », mais « perpendiculairement, à travers températures et climats » cela parce que les personnages descendent « droit vers le Sud ». Mayoux : « Nous sommes loin (…) du temps objectif et du cours des planètes. Chacun porte son temps en lui-même comme une forme propre associée à son projet et à son mouvement (…) Faulkner s’intéresse (…) [au temps] que nous portons en nous et il cherche l’essence du temps ailleurs que dans la contemplation si vite faite des tombeaux. En réalité, il trouverait peut-être le désespoir le plus total et le sens le plus aigu du fini dans le quotidien,
dans la mort non de l’individu mais du moment… » (c’est moi qui souligne).
Cette lecture impersonnelle, qui dévoile le poète métaphysique derrière le romancier, est au moins aussi importante que celle qui nous rive aux personnages, héros, hommes infames ou nourrice, qui, ensorcelée par l’Envie de dormir, tue l’enfant qui pleure.