Soyons complet, poursuivons en cet extrait :
6 septembre [1844]
- Je n’ai jamais vu, me disait le roi, qu'une seule fois Robespierre en chambre (dans une chambre, de près, mais je conserve l'expression même du roi). C’était dans un endroit appelé Mignot, près de Poissy, qui existe encore. Cela appartenait alors à un riche fabricant de drap de Louviers appelé M. Decréteau. C’était en quatre-vingt-onze ou douze, M. Decréteau m’invita un jour à venir dîner à Mignot. J’y allai. L’heure venue, on se met à table. Il y avait Robespierre et Pétion. Je connaissais beaucoup Pétion, mais je n’avais jamais vu Robespierre. C’était bien la figure dont Mirabeau avait fait le portrait d’un mot,
un chat qui boit du vinaigre. Il fut très maussade et desserra à peine les dents, laissant à regret échapper une parole de temps en temps, et fort âcre. Au milieu du dîner, Pétion s’adressant à M. Decréteau s’écria : - Mon cher amphitryon, mariez-moi donc ce gaillard-là ! Il montrait Robespierre. Robespierre de s’exclamer : - Qu’est-ce cela et que veux-tu dire, Pétion ? – Pardieu, fit Pétion, je veux dire qu’il faut que tu te maries. Je veux te marier. Tu es plein d’âcreté, d’hypocondrie et de fiel, d’humeur noire, de bile et d’atrabile. J’ai peur de cela pour nous tous. Il faudrait une femme pour fondre toutes ces amertumes et faire de toi un bonhomme. – Robespierre hocha la tête et voulut faire un sourire, mais ne parvint qu’à faire une grimace. – C’est la seule fois, reprit le roi, que j’aie vu Robespierre en chambre. Depuis je l’ai retrouvé à la tribune de la Convention. Il était ennuyeux au suprême degré, parlait lentement, longuement et pesamment, et était plus âcre, plus maussade et plus amer que jamais. On voyait bien que Pétion ne l’avait pas marié.
Victor Hugo –
Choses vues (1844)