En se gardant d’outrepasser le geste élégant d’une note légère, discrète, anodine, Jean Carrière remet inlassablement sur le métier un vieux problème qui touche tant à la théologie qu’à l’anthropologie.
Ce problème est simple à poser mais difficile à démêler, car il est le lieu d’un chiasme : le repos du Septième jour est l'apanage partagé de l’Homme et du Créateur. Il s’y noue une forme d’alliance entre ces deux protagonistes de l’Univers – son Créateur et la créature faite à Son image.
Dieu se repose, fait une station dans ses œuvres et Sa créature privilégiée se droit de l’imiter. Ce faisant, la Chute faisant, voilà que se crée la semaine, le cycle hebdomadaire, ou éphémérique, ou calendérique qui, dans toutes les civilisations, se conçoit en cheville et en harmonie avec le divin, ou à défaut, les roues célestes qui surplombent le séjour des hommes.
De la sorte, le temps est domestiqué, hominisé par la semaine de travail que ne connaît pas l’animal. L’animal, ignorant de sa finitude, baigne comme un dieu dans le dimanche permanent, et son affairement incessant n’obéit qu’aux cycles naturels de la planète et de sa petite sœur la Lune. Car la cyclicité première à laquelle est soumis l’animal n’est autre que celle des saisons, et encore, cela ne vaut que pour les zones tempérées de la planète – le boa constrictor d’Afrique Equatoriale vit sans rythme saisonnier, de même que le Komodo d’Indonésie.
La domestication/hominisation du temps, et des ruines qu’il crée, contrecarre la ruination du monde humain, et cette action correctrice de l’inhumanité minérale du temps s’opère par le truchement du travail de la semaine, soit grâce, finalement, à la condition post-lapsaire du travail obligé, à l’affairement maîtrisé et soumis à un suspens institutionnalisé (pas de travail dominical, jusqu’il y a peu dans nos sociétés civilisées) par les sociétés humaines.
Et cette cyclicité hebdomadaire, très artificielle, affranchie des cycles saisonniers de la planète, s’instaure en dialogue avec le divin, soit au nadir de la vie naturelle des bêtes.
Étrange tout de même que la Vierge apparue à la Salette au dix-neuvième siècle n’eut de cesser d’enjoindre les Hommes à respecter le repos dominical. Quel est donc le sens profond, spirituel du repos dominical ? Il est celui d’un défi à l’ordre naturel et à l’animalité ; il vaut action affirmative de l’humain face à tout ce qui grouille sur la planète Terre.
Cependant que l'enfant, dans son dimanche permanent, est en état d’accession incomplète à l’humanité, son statut est proche du règne animal, il est une nymphe d’humain, un imago humain. Son paganisme spontané est d’ordre pré-lapsaire.
Donc : la damnation de la semaine ouvrée, parce que, et à condition que, elle se referme sur un jour chômé, distingue et exalte la condition humaine en contrepoint de tout autre condition de vivant.
Et là surgit le chiasme : les paradis sur terre (Jean Carrière parle de « paradis manigancés »), si leur entreprise est délibérée, « manigancée » et non soumise à la contrainte de ce que la psychanalyse a désigné comme « principe de réalité », échoue et « finit en eau de boudin » comme le dit Carrière. Le paradoxe est que le paradis ici-bas, peut, contre toute attente, émerger, ou sa possibilité se manifester, à la faveur d’une contrainte majeure, d’un grave péril (dans le roman de Carrière, c’est l’épidémie de choléra) dont la menace a pour effet de contenir chez ses protagonistes l’expression de certaines pulsions trop humaines à défaire et à effilocher, à déglinguer
l’émergence accidentelle du paradis (jalousie des hommes et des femmes en couple, envie basses, vils calculs, ambitions personnelles méprisables, égotisme, vanité, jeux pervers et cruels, etc.)
« Il n’est pas de circonstances riantes qui ne recouvrent le danger pressant d’une catastrophe » écrit Carrière. La félicité collective des 27 participants à l’expérience d’un éden accidentel, dans le roman
La Caverne des pestiférés, repose sur une mince plaque de verre tendue au-dessus d’un gouffre, celui de l’épidémie mortelle, machine à anéantir qui, dans ce moment, agit avec une efficacité souveraine.
Non, le «travail n’est pas libérateur », cependant le Septième jour, l’est. Mais (et c’est le chiasme), il ne peut l’être qu’à la conclusion d’une semaine de contraintes. La condition humaine, décidément, est un état résolument bâtard. Mais une chose est sûre : rien ne lui est plus étranger que l’animale condition : l’Homme, quelle que soit la civilisation, voire le degré de civilisation, trame son existence sur une grille de cycles temporels qui ont tous en partage une seule règle simple : ne point se conformer à la terrestre condition, en faire fi (les semaines d’été ne comptent pas plus de jours ni moins d’heures que celles de l’hiver).
Les ruines abandonnées par les générations passées y trouvent le lieu d’une rédemption : l’inexorable et régulier glissement vers la poussière qu’ordonne le temps minéral s’y trouve ainsi contrarié – le devenir ruine peut connaître des interruptions, des ressauts, des suspens, et la régularité de la déchéance peut être mise en échec. Et ce n’est pas pour rien que le dimanche, s’il reste encore un peu chez nous le jour de la prière, est aussi le jour, sous nos latitudes, de la contemplation des ruines et de la méditation au-dessus d’elles et par-delà leur spectacle.
À la parution de l’
Épervier de Maheux, le philosophe Gabriel Marcel écrivit ceci à Jean Carrière : « Votre roman n’est pas ce qu’on en dit : ce n’est pas une histoire de paysans, c’est une démarche spirituelle ».