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Le martyre de Marioupol

Envoyé par Pierre-Alain Tissot 
Marioupol, la ville de Marie en grec, a subi un autre martyre, il y a huitante ans…

Berdyanské et Agrobaza étaient deux minuscules villages au milieu d’une vaste steppe plate. On pouvait presque apercevoir les bords de la mer d’Azov, à une poigné de kilomètres au sud. La plupart des habitants étaient des paysans, courbant l’échine dans les immenses champs du kolkhoze Maxime Gorki. D’un maître à l’autre, la vie rurale s’écoulait au fil des saisons.
Au matin du 18 octobre 1941, des silhouettes de plus en plus nombreuses se détachèrent à l’horizon, venant de l’est, de la ville de Marioupol, un port industriel important par où passait la production du Donbass. De grandes usines y étaient établies. Environ 10 000 Juifs y habitaient à la veille de la guerre, mais sans compter les réfugiés de toute l’Ukraine qui arrivèrent massivement, espérant se soustraire par la mer à l’emprise des Allemands.
Les troupes allemandes arrivèrent à Marioupol le 6 octobre. Immédiatement après elles, le Sonderkommando 10a de l’Einsatzgruppe D d’Otto Ohlendorf prit ses quartiers dans l’ancien hôpital de la ville, qui jouxtait le quartier général du NKVD. Depuis le début de la campagne de Russie, l’Einstzgruppe D n’avait pas été à la traîne concernant les exterminations de Juifs. Il s’était déjà tristement illustré dans les massacres de grande ampleur à Doubossary, Nikolaïev et Kherson. Sans doute les échos des ravins de Babi Yar étaient-ils parvenus jusqu’à ce commando opérant dans le sud de l’Ukraine.
Dorénavant, il n’était pas question de créer un ghetto à Marioupol et d’exploiter la main d’œuvre juive, comme à l’ouest du territoire soviétique. Les trois étapes du génocide – identification, regroupement, extermination – s’effectuèrent en un temps record.
Le 9 octobre, les Juifs de la ville reçurent l’ordre de porter un signe distinctif.
Le 16 octobre eut lieu un nouveau recensement de la population juive. Cette fois-ci, on leur dit qu’ils avaient deux heures pour faire leur valse, avant d’être relocalisés à Melitopol, à l’ouest, ou dans un kolkhoze. Les Gleikh, suivant les ordres prirent des vêtements chauds et de la nourriture pour quatre jours. Des voisins, les Royanov, proposèrent de prendre le petit garçon de l’une des filles, mais la mère refusa de s’en séparer. Les Juifs plièrent bagage, fermèrent à clef leurs appartements selon la consigne allemande – pour prévenir les pillages de la population locale – et se rendirent au lieu désigné. Ils passèrent deux nuits dans la caserne.
Puis on les fit sortir le 21 octobre. Les hommes du Sonderkommando 10a étaient prêts. Afin de ne pas éveiller les soupçons et de prévenir toute fuite des 8 000 Juifs réunis, on leur demanda d’inscrire leur noms en russes et en allemand sur les bagages qu’on acheminerait plus tard. Les affaires furent chargées sur des chariots. On arracha brutalement les sacs à ceux qui refusaient de s’en séparer. Des camions stationnaient devant le bâtiment ; ils avaient été fournis par l’armée allemande. Les plus âgés y monteraient, les autres feraient la route à pied.
Chez les Gleikh, on discuta pour savoir qui partirait en premier. Les parents quittèrent les lieux à 9 heures. Suivis d’autres membres de la famille. Sarra Gleikh vit la cour du bâtiment se vider peu à peu autour d’elle. Déjà des rumeurs expliquaient qu’on amenait les Juifs à la sortie de la ville pour les tuer. La jeune fille partit en marchant. Les pieds s’enfonçaient dans la boue, rendant l’avancée plus lourde et pénible. Chaque ralentissement était sanctionné par des coups de la part des hommes de l’escorte. Finalement, la colonne parvint au point de rassemblement, dans la steppe, vers 14 heures. Sarra Gleikh chercha ses parents parmi la foule mais ne les trouva pas. Elle aperçut des groupes d’une cinquantaine de personnes qu’on conduisait dans une grange ; probablement s’y trouvaient-ils déjà. Le tour de la jeune fille vint : on l’emmena avec d’autres derrière la grange. Autour du site, des hommes du Sonderkommando 10a formaient un barrage pour empêcher les victimes de s’enfuir, mais aussi pour refouler les soldats de la Wehrmacht venus regarder et prendre des photos.
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Au bord de la fosse, Sarra Gleikh fit ses adieux à son amie Fanya. Le petit garçon de Fanya s’agita, réclama de rentrer à la maison, ne comprenant pas pourquoi on l’obligeait à se déshabiller.
( . . .)
Puis la nuit tomba, la fusillade était finie. Sarra Gleikh aussi avait échappé au tir meurtrier. Elle se hissa hors de la fosse, s’arrachant les ongles. Elle courut à travers la campagne, vêtue d’une simple culotte et la tête en sang. Elle eut beau s’éloigner, elle continuait à entendre les gémissements qui secouaient la tranchée. Après avoir frappé à plusieurs portes, en vain, elle reçut quelques fripes qui lui permirent de se couvrir et de poursuivre sa route jusque chez les Royanov.
( . . . )
Après les fusillades, les habitants de Berdyanské surnommèrent le lieu « la montagne des Juifs », en raison du monticule de terre qui recouvrait la tranchée antichar qui zébrait la plaine filant vers la mer d'Azov.

Citation de Marie Moutier-Bitan, "Les champs de la Shoah", Passés / Composés, 2020






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Récit poignant et douloureux.

On aimerait quelques précisions sur l'aide que reçurent les Allemands dans l'accomplissement de ces atrocités, par exemple, dans le recensement de la population juive du 16 octobre -- souci, exempt d'intention polémique, d'exaustivité historique sur l'événement. Merci.
En effet, la Shoah sur les territoires soviétiques « nécessita un recours à des forces policières et des mains-d’œuvre locales, à qui l’on confia régulièrement différentes étapes de l’extermination et la logistique – creusement de la fosse, acheminement des victimes, rassemblement des biens… La mobilité et la rapidité d’action des Einsatzgruppen et autres unités de tuerie reposaient sur l’expertise des autochtones : leur connaissance du terrain et des habitants. » (Marie Moutier-Bilan, Les champs de la Shoah)
Donc, ne nous voilons pas la face, la fusillade des 8000 Juifs de Marioupol en octobre 1941, fut probablement aussi perpétrée avec l’aide de collaborateurs locaux, Ukrainiens ou Russes, habitant à Marioupol.

Voir aussi au lien ci-dessous, Les fantassins de la « Solution finale » : le camp de formation de Trawniki et l’Aktion Reinhardt.

[www.cairn.info]
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